A propos du sens de la direction et de l'orientation
Par L. Seylar.
Il y a une dizaine d' années, un jeune étudiant en théologie faisait devant la section des Diablerets une conférence fort remarquée sur l' orientation, ou plutôt sur la désorientation en montagne, c'est-à-dire sur le fait maintes fois constaté que l' alpiniste marchant à l' aveugle dans un brouillard opaque qui abolit tous les repères du terrain s' écarte de la ligne droite et finit par tourner en rond. Le conférencier terminait son exposé en priant ses auditeurs de lui communiquer tous les cas analogues qu' ils pourraient connaître. Lui-même continua ses recherches patientes dans les bibliothèques de Genève, Strasbourg et Paris, dépouillant peu à peu l' immense littérature traitant du sujet. Il en résulta une étude publiée en 1926 dans le Bulletin de la Société vaudoise des sciences naturelles. Cette étude fut reproduite ou résumée par plusieurs journaux et provoqua d' assez vives réactions dans certains milieux scientifiques et alpinistes. Mais le chercheur opiniâtre qu' est Pierre Jaccard n' était pas encore satisfait. Certaines objections qu' on lui faisait, certains arguments qu' on opposait aux résultats de ses investigations le poussèrent à élargir encore le champ de ses recherches, à fouiller plus profond et plus loin, à reprendre toute la question ab ovo, à remonter jusqu' à l' origine des diverses théories qui avaient été avancées, à les suivre dans leur évolution et leurs innombrables ramifications. En même temps, un séjour de plusieurs années qu' il fit dans les milieux universitaires des Etats-Unis lui permettait de prendre connaissance des expériences très complètes poursuivies récemment par deux savants américains, et dont le résultat confirme d' une façon remarquable ses propres découvertes. C' est le fruit de ces longues et patientes recherches, le fruit de dix années d' études menées avec autant de ténacité que de perspicacité que M. Jaccard apporte aujourd'hui dans son ouvrage Le sens de la direction et l' orientation lointaine chez l' homme 1 ).
Le problème, à vrai dire, ne date pas d' aujourd; il a été posé dès le dix-huitième siècle par les savants et les philosophes. Mais il fut presque toujours mal posé, d' où il s' ensuit que la plupart des solutions et des explications qui ont été présentées au cours des cent dernières années étaient erronées ou incomplètes. Au lieu d' asseoir le problème sur le terrain solide de l' observation et de l' expérience, ainsi que l' avait fait dès 1792 le Genevois François Huber dans ses Observations sur les abeilles, la plupart des savants préférèrent fonder leurs opinions et leurs théories sur un postulat philosophique, sans se donner la peine d' en éprouver la valeur ou la vérité, ni de vérifier s' il était corroboré par les faits. Ce postulat, c' est l' attribution à certains animaux ainsi qu' à l' homme primitif d' un instinct de direction, ou sens inné d' orientation, faculté à la fois mystérieuse et merveilleuse, méca- nique, infaillible, qui permettrait à ceux qui en sont doués ( le pigeon voyageur, l' abeille, la fourmi, le sauvage ) de s' orienter, de se retrouver et de se diriger dans n' importe quelles circonstances. Qu' est que cette faculté? Où réside-t-elle? Les explications qu' on a données sont innombrables autant que contradictoires. M. Jaccard a eu le courage de s' atteler à la tâche gigantesque et fastidieuse de débrouiller cet inextricable écheveau de théories, d' hypothèses, d' opinions, pour en démontrer l' inanité. Nous ne le suivons pas dans ce dédale. Il suffira de dire qu' il en arrive à la conclusion que ce fameux instinct d' orientation, ou sens inné de la direction n' existe pas davantage chez l' homme que chez l' animal. C' est l' intelligence, c' est l' observation aidée de la mémoire qui permettent à l' un et à l' autre de repérer leur route, de maintenir ou de retrouver leur direction. En remontant à la source première des témoignages, des assertions, des affirmations des voyageurs ou des explorateurs touchant les merveilleuses facultés d' orientation des primitifs, l' auteur montre comment ces témoignages ont été mal compris, mal interprétés, ou bien exagérés et même délibérément faussés par certains savants pour les faire servir en faveur de leur théorie favorite d' un instinct d' orientation 1 ). Et pourtant, cette théorie de l' instinct de direction avait été battue en brèche avant même d' avoir été formulée. François Huber, 1e célèbre naturaliste aveugle, avait déjà fait remarquer, dans ses Observations sur les abeilles publiées en 1792, que ces insectes s' égarent et ne retrouvent pas leur ruche si on les en éloigne de plus d' une demi-lieue. Pierre Huber, continuant les expériences de son père, avait vu que les abeilles tournoient un instant autour de la ruche, lorsqu' on la déplace, comme pour bien en graver dans leur mémoire la nouvelle situation.
Un demi-siècle plus tard, en 1872, une revue anglaise The Nature proposait une vaste enquête sur l' orientation. Les centaines de témoignages, provenant de tous les points du globe, qui parvinrent au journal constituaient une condamnation unanime, et semblait-il irrévocable et définitive, de la théorie de l' instinct de direction. Mais le goût pour le merveilleux, le mystérieux, est si profondément enraciné chez l' homme, que celui-ci préférera toujours les hypothèses qui y ont recours, même hasardées ou erronées, aux explications toutes simples fournies par l' observation des faits. D' ailleurs cette trop fameuse théorie de l' instinct de direction, méprisée et abandonnée en Angleterre, allait connaître en France un succès et une popularité extraordinaires, grâce aux Souvenirs entomologiques de J. H. Fabre ( 1879 ) pour qui l' exis de cet instinct ne fait pas de doute, et qui déclare qu' il y a un abîme entre cet instinct immuable, automatique, parfait, et l' intelligence de l' homme civilisé. Des générations successives d' écoliers s' imbibèrent de cette doctrine prêchée par les manuels inspirés par les observations de Fabre. Or, le moins qu' on peut dire aujourd'hui de ces expériences, c' est qu' elles manquaient singulièrement de rigueur scientifique. Bref, tout ceci se résuma finalement dans la théorie suivante, que les savants s' efforceront de démontrer: L' homme primitif possédait, comme l' animal, un sens particulier de l' orientation, localisé dans le labyrinthe de l' oreille. N' ayant pas d' emploi dans la vie moderne, ce sens de la direction s' est atrophié chez les civilisés.
Chose curieuse: si c' est un Genevois, François Huber, qui le premier a fourni des données justes sur les prétendues capacités d' orientation des abeilles et des fourmis, c' est un autre Genevois, et non des moindres, puisqu' il s' agit de J. J. Rousseau, qui a peut-être le plus contribué à répandre les erreurs touchant la supériorité des sens chez l' homme primitif, et partant l' idée de l' existence d' un instinct original servant à la fonction d' orientation.
L' exposé qui précède montre que la question de l' orientation est principalement d' ordre philosophique, et la querelle celle des partisans de l' instinct contre les naturalistes purs. Ainsi toute discussion, qu' elle soit scientifique, historique ou autre, est presque toujours faussée par des préjugés idéologiques. Les savants qui ont prétendu affirmer l' existence d' un instinct de direction chez l' animal et chez l' homme primitif ont accumulé erreurs sur erreurs parce que leurs théories fondamentales étaient fausses, et les faits sur lesquels ils s' appuyaient insuffisamment contrôlés ou mal interprétés. Le problème de l' orientation est le même pour l' homme et l' animal: c' est affaire de mémoire, visuelle ou motrice, d' attention, d' observation. Il dépend en premier lieu de la faculté toute naturelle de noter les indices, les repères, les attitudes, les mouvements, vocation qu' une longue habitude peut développer considérablement et rendre en quelque sorte automatique, instinctive — le mot revient malgré nous au bout de notre plume —. Toutes les fois que ces repères font défaut, l' homme sauvage ou civilisé est incapable non seulement de s' orienter, mais d' avancer en ligne droite: il dévie de sa route initiale.
M. P. Jaccard consacre à l' étude de ces déviations tout un chapitre de son ouvrage. A l' appui de ses propres expériences et observations, il cite celles du prof. Szimanski ( Vienne, 1913 ) et celles du biologiste norvégien F. O. Guld-berg, portant sur des écoliers aveugles et des animaux aveuglés. Ces expériences ont été reprises sur une échelle beaucoup plus grande par les Américains Asa Schaeffer et F. A. Lund, avec des étudiants. Le premier fit 697 essais, minutieusement contrôlés, de marche ou de nage à l' aveugle. Tous les sujets finirent par tourner en rond, faisant des cercles d' un diamètre variant de 6 à 36 mètres. Quant aux épreuves de Lund, elles portèrent sur 125 étudiants, avec lesquels il ne fit pas moins de 3452 essais, démontrant de façon définitive que la déviation provient de la dissymétrie du corps humain. Elle serait donc un phénomène purement mécanique, et de même que l' expérience rectifie notre vision oculaire, nos yeux à leur tour rectifient constamment notre direction de marche.
La déviation est de ce fait généralement constante pour chaque individu. La plupart tournent à gauche; d' autres à droite. Il arrive à quelques rares sujets d' obliquer tantôt d' un côté, tantôt de l' autre. Est-ce à dire que seule la dissymétrie de la structure anatomique, à l' exclusion de tout autre élément, est cause de la déviation inconsciente pendant la marche? Nous ne le pensons pas, et une constatation personnelle nous ferait volontiers admettre concurremment cette suggestion d' un vieux guide alpin, qu' on a tendance à dévier du côté opposé à celui où l'on pressent un obstacle ou un danger. En cheminant sur un glacier, par exemple, l' existence à votre gauche d' une zone de séracs vous rejetterait inconsciemment vers la droite. Il serait intéressant de vérifier cette observation par la comparaison avec d' autres expériences. Il y aurait peut-être là, également, un terrain d' entente pour les conceptions diamétralement opposées de M. P. Jaccard et du Dr Ch. Widmer, dont nous parlerons tout à l' heure.
Chacun saisira sans autre l' importance vitale, pour le montagnard, de cette question de déviation, et combien elle mérite d' être étudiée à fond. Les annales de l' alpinisme sont en effet remplies d' anecdotes et d' accidents causés par cette disposition à perdre la direction en cas de brouillard et de tempête, et chaque coureur de montagne a été une fois ou l' autre victime d' une telle aberration. Or, si ces égarements ne comportent que moindre danger sur les croupes du Jura, il n' en est pas de même sur les glaciers ou champs de neige des hautes altitudes, où ils ont parfois causé des catastrophes. Ce danger est devenu plus fréquent depuis que la pratique du ski amène en haute montagne presque autant de monde en hiver qu' en été. Or les travaux consacrés à cette question sont plutôt rares. L' Echo des Alpes de 1918 contient un excellent exposé dû à la plume du prof. E. Yung. Malheureusement cette étude est restée inachevée: la mort a interrompu l' auteur au moment où il allait aborder la partie du sujet qui nous touche de plus près, nous autres alpinistes, soit la désorientation en haute montagne.
L' année suivante, en 1919, le Dr Ch. Widmer, de Lucerne, publiait dans le Jahrbuch 1 ) un essai dans lequel il fait intervenir, comme faculté d' orientation en montagne, certains instincts primitifs, somme des expériences de nos ancêtres historiques et préhistoriques, de qui nous les avons hérités. Cette faculté, selon M. Widmer, n' est localisée dans aucun organe en particulier; elle est inhérente à la vie, distincte du raisonnement et de l' intelligence qui ne font que la troubler. Il suffirait donc, en cas d' incertitude, par la nuit ou le brouillard, de s' abandonner aux obscures données de cet instinct infaillible, de se mettre en état de détente ou d' indifférence absolue et de se laisser conduire par notre appareil moteur, notre Muskelgefühl, qui a conservé comme un souvenir latent des habitudes ataviques d' orientation.
Plus récemment encore, dans les Alpes de 1927, le Dr Widmer est revenu à la charge, et, après avoir vivement pris à partie M. Jaccard, il élargit son champ et étend l' application de ses théories idéologiques jusque dans le domaine moral, social, etc., où, personnellement, nous nous déclarons in- capable de le suivre. C' est l' antique opposition, l' antagonisme entre l' instinct et l' intelligence qui réapparaît. Les lecteurs de Pierre Jaccard pourront juger du différend.
La nécessité où l' auteur s' est trouvé de dissiper les erreurs et les malentendus de tous genres qui encombraient le champ de ses recherches ne lui ont pas permis d' étendre celles-ci, comme il en avait l' intention, à l' étude particulière des cas de désorientation en montagne. Mais ayant ainsi déblayé le terrain et replacé le problème sur la base solide de l' expérience et de l' ob, M. Jaccard se propose maintenant de reprendre ce sujet, à la lumière des données acquises par cette étude préliminaire, dans un second volume spécialement consacré à l' orientation en montagne. Conçu sur un plan plus pragmatique, moins savant peut-être mais avec une touche plus familière et pittoresque, ce nouvel ouvrage sera du plus grand intérêt pour les alpinistes. Nous l' attendons avec impatience.
Pour l' instant, nous ne pouvons que féliciter l' auteur pour son remarquable travail. Enfin on commence à y voir clair dans le maquis des théories et des explications auxquelles a donné lieu cette fameuse question de l' orien. Il fallait un beau courage pour s' y attaquer et pour persévérer dans ce défrichement ardu. Ce défonçage, toutefois, n' a pas été sans faire quelques victimes innocentes. Dans l' ardeur de la besogne, emporté par la force juvénile de ses convictions, l' auteur est allé parfois un peu fort, et il est possible que la faux tranchante de sa logique ait coupé quelques idées fécondes perdues dans tant d' ivraie. Ne nous frappons pas pour autant; l' avenir dira si elles méritaient de vivre: elles repousseront avec une force nouvelle, environnées d' air et de lumière. Mais M. Jaccard ne nous en voudra pas de rappeler ici la parole d' Hamlet: « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que vous ne l' imaginez dans votre philosophie. » S' il est certain que les facultés d' orientation peuvent être développées, accrues par l' éducation et l' entraîne progressif des aptitudes naturelles — mémoire, attention, observation — nous ne sommes cependant pas tout à fait d' accord avec l' auteur quand il déclare trop catégoriquement « qu' il n' est pas vrai qu' on naisse guide, chasseur ou aviateur, mais qu' on le devient ». Nous croyons aussi que l' expression a dépassé sa pensée lorsqu' il écrit que « les aptitudes des guides ne sont pas la conséquence d' un affinement, acquis ou inné, des sens externes ou internes ». S' il est indubitable que la vue joue un rôle primordial dans l' orientation, nous pensons que l' auteur va trop loin lorsqu' il attribue au sens visuel « le monopole exclusif de la fonction de direction chez l' homme clairvoyant » ( p. 345 ) et qu' il dénie à la sensibilité interne toute capacité à enregistrer et à percevoir les angles décrits ( pp. 283, 288, 293 ). La meilleure preuve qu' il admet l' atténuation de l' absolu de cette affirmation, c' est qu' il cite ( p. 271 ) le témoignage précieux, direct et précis du pasteur malgache Razafimino qui la dément. C' est encore, nous semble-t-il, un peu à la légère que M. Jaccard récuse le pouvoir des odeurs ( p. 351 ). Si l' homme, depuis longtemps, ne se laisse plus mener par le nez, il n' en est pas moins vrai que les odeurs possèdent non seulement un étrange pouvoir d' évocation et d' association, mais encore un pouvoir de guidance. Il y a une vingtaine d' années, alors que la circulation automobile était nulle en Valais, on aurait pu suivre facilement pendant l' été, je vous l' assure, les yeux fermés et guidé uniquement par les odeurs des mulets, le vieux chemin qui monte de Sion à Vex. Qu' on me pardonne de terminer sur cette note olfactive l' analyse du magistral et courageux ouvrage de M. Jaccard, en souhaitant qu' il nous donne sans trop tarder la suite promise.