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Alpinisme et spiritualité

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

PAR M. BLANCHET 1

Eliminons d' abord, des problèmes qui nous intéressent, les corollaires de l' alpinisme: les compétitions et les explorations. Ils ajoutent - ou retranchent - à l' alpinisme proprement dit des valeurs qui sont d' un autre ordre. Eliminons aussi la question du mieux-être physiologique: muscles et nerfs. D' autres sports obtiennent des résultats équivalents. Considérons seulement les problèmes d' ordre mental.

Le problème métaphysique. Ils ne sont pas spéculatifs. Ils se présentent brutalement au détour d' une vire, contre une paroi surplombant le vide. Il faut sortir de ce mauvais passage vivant ou mort. Dilemme qui pose le problème métaphysique d' une manière inattendue: la vie, la passion. De l' estimation pathétique du prix de la vie dépend une décision qui nécessite un choix dans l' ordre des valeurs. Le choix d' être appartient à soi seul, disent les philosophes existentiels. L' alpi en fait l' exaltante expérience. Il peut disposer de son existence comme d' un objet qu' il possède. Il se sent vraiment le maître de sa destinée, libéré des pressions habituelles créées par le monde.

Cette passion des sommets mérite-t-elle d' être mise en parallèle avec la vie?

Valeur de Valpinisme. Alors qu' il atteignait un sommet difficile, Gervasutti méditait sur son exploit: « C' est moi, moi seul qui ai cherché l' événement, qui l' ai créé, qui l' ai contraint. Tout ce qui m' entoure, immobile, statique, n' a joué aucun rôle actif. Et la question surgit à nouveau instinctive: „ Pourquoi ?" La réponse n' est pas venue et peut-être ne viendra-t-elle jamais 2? » D' abord parce que l' alpinisme, comme toutes les passions, se prête mal à une analyse. Chacun des éléments qui le constituent perd en intensité dès qu' il est isolé. On retrouve le dualisme de l' un et du multiple.

1 Reproduit du journal Artisan d' une Vie Meilleure de l' Association Jean, n° 8, juillet 1957 ( Paris ).

2 Montagnes, ma vie.

Ensuite parce qu' il n' existe pas d' alpinisme objectif. Les uns parlent d' action, d' autres de contemplation, d' autres enfin d' esthétisme. Pourtant les uns et les autres se comprennent d' un regard, d' une pression de mains, même si ce regard, cette pression de mains sont échangés entre adeptes de langues et de milieux différents. Cela est manifeste dans une réunion mondaine où chacun se sent déguisé par l' habit ou la situation sociale, où rien du lien spirituel qui naît spontanément n' est exprimé. Ce lien est pourtant là, aussi présent entre eux que le lien qui unit chrétiens ou résistants se rencontrant dans une foule anonyme.

L' enquête de Gérard Herzog1 sur les motifs qui poussent chacun des alpinistes à faire des courses en montagne est concluante sur ce point. Les meilleurs ont été maladroits. La difficulté d' exprimer des sensations confuses mais pourtant inoubliables explique cette sorte d' aphasie. Toutefois les romans alpins, les récits de courses permettent de dégager les tendances qui sont les fondements mêmes de l' alpinisme.

La recherche du risque. Il y a tout d' abord la recherche du risque. Deux catégories d' alpinistes s' y livrent: ceux qui vont à la montagne malgré le danger et acceptent de risquer leur vie à leur corps défendant; ceux qui vont à la montagne à cause du danger, pour le risque en soi, pour ce qu' il apporte. Les premiers courent le risque pour prendre conscience de leur propre solidité, pour vérifier s' ils sont vraiment des hommes Les seconds ont un besoin animal de percevoir la vie en tant que telle, de la sentir en eux comme une présence. « En acceptant délibérément de risquer la mort, je me consacre à lutter contre la mort, je refuse la mort et ainsi j' affirme la vie, je me donne la joie de me sentir vivre. Le fait que je sois vivant n' est plus une donnée anonyme, mais un suprême plaisir dont je suis maître et lucidement responsable et qui est par là même exaltant » ( Guido Magnone ).

Le problème de la liberté. Ce problème de la responsabilité de soi-même rejoint celui de la liberté car pour Gérard Herzog, risquer sa vie, c' est acquérir sa liberté: « Un être humain est toujours dépendant en quelque manière de ses parents, de sa femme, de ses enfants, de son milieu, de ses habitudes, de sa morale. Il n' est pas libre de son temps, de ses actes, encore moins à fortiori de sa vie. Aux liens quotidiens qui l' emprisonnent, s' ajoutent toutes les lois de la création pour retirer à l' homme le droit de disposer librement d' une existence qu' il semble être le dernier à posséder en propre. Risquer sa vie, c' est s' émanciper socialement, éthiquement, c' est en prendre possession, c' est acquérir sa liberté. En montagne ce qui gonfle les poumons, ce n' est pas l' air pur, c' est le sentiment de sa liberté2. » L' amitié entre les êtres et les choses. « Il n' est de camarades que s' ils s' unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent », affirme Saint-Exupéry. Ce lien matériel qu' est la corde devient, par sa fonction même qui est d' unir et de protéger, le lien de l' amitié. Ce trait d' union ne prépare-t-il pas la communion? Communion dans le même effort, vers le même but, non extérieure comme dans les groupements sociaux, mais communion intérieure sans phrases, ni gestes. A ceux qui donnent comme argument - rationnel sans doute - que lorsque deux vies sont en danger, il vaut mieux couper la corde si ce geste doit permettre une vie sauve, l' alpiniste répond: tous les deux ou personne. Il faut convenir que c' est un témoignage d' amitié rare, dépassé seulement par celui qui se sacrifie pour sauver son partenaire.

1 Revues du CAF: La Montagne 1954.

2 Ibid.

Ecole d' amitié entre les hommes, l' alpinisme donne aussi le sens des relations de la matière avec les hommes « Que toute souffrance fasse rentrer l' Univers dans le corps1 ». Cette pierre à laquelle des doigts meurtris s' agrippent est l' amie qu' on prend telle qu' elle est, rose ou grise, calcaire ou schisteuse, attentif seulement à ses messages: insécurité ou certitude. Il y a dans le contact des pieds et des mains avec le rocher une conversation secrète du même ordre que cet échange muet qui se fait entre deux amis se serrant la main C' est dans le rocher que l'on découvre charnellement le sens de la réalité de la matière, le rythme de la vie du corps associé à celui du monde. Le profane se trompe qui croit que les courses d' altitude sont une évasion hors du monde. On ne part pas pour oublier son angoisse et sa condition d' homme Au contact de la nature brute on se retrouve, au contraire, pleinement homme On ne s' évade pas quand on sait qu' au des cheminées difficiles nous attendent le rocher pourri, la chute des pierres, cette odeur de soufre qui suit le passage de la foudre, ce bourdonnement d' abeilles imaginaires et les déficiences de son propre corps. On ne s' évade pas, mais on prend une conscience aiguë de sa propre force ou de sa propre faiblesse. Car si les obstacles sont durs, la puissance de l' homme est grande qui semble n' atteindre jamais ses limites. « Ce que j' ai fait, aucune bête ne l' aurait fait! » s' écrie Guillaumet à l' issue d' un sauvetage que l'on croyait miraculeux, alors que ce qui était miraculeux, c' était l' énergie humaine. Cet acte gratuit, « pour rien », comme disent les profanes, l' homme l' a choisi non pas pour échapper au monde, non pas par vaine gloriole, mais pour se « saisir dans son authenticité2. » L' amour du beau. Recherche du risque, contact intime avec la nature, ne suffisent pas à l' alpi. Il lui faut aussi conquérir le Beau. Il sent confusément que la beauté des sommets n' est pas seulement de l' ordre de la contemplation. La beauté perçue en montagne au moyen du téléférique et de l' avion n' est pas du même ordre. Elle n' est pas non plus récompense de l' effort. Elle est immanente à l' effort confondu lui-même avec l' objet admiré. Elle est opération et non réflexion. Et comme dans l' expérience artistique, les formes ne sont pas cherchées pour elles-mêmes, mais pour ce qu' elles signifient. Si l'on parle d' une voie élégante, ce n' est pas nécessairement une voie aux lignes harmonieuses ou hardies. Elle est élégante par sa signification. Signification qui n' appartient pas à la voie elle-même, mais au jugement qu' elle provoque chez celui qui veut la gravir. Or, une voie rectiligne, c' est une voie dépouillée, sans bavures, pleine, une. Unité en soi qui devient unité avec l' homme, lorsque le corps de celui-ci se calque au rocher pour en épouser l' élan. La voie élégante doit être parcourue d' un trait.

La beauté naturelle deviendrait en montagne un « jeu efficace », pour reprendre l' expression de J. Monchanin lorsqu' il parle de l' art. Se retrouvent posés les problèmes qui ont tourmenté les philosophes et les esthéticiens de tous les temps. La montagne apportera-t-elle sa caution aux lois de la beauté, perpétuellement mises en question?

Im communion avec le cosmos. Enfin l' alpinisme offre à ses disciples un privilège rare: celui du silence. Tous les bruits s' évanouissent dans l' espace sidéral. Plus de cris d' animaux, plus de bruits de moteurs, même pas celui des chutes d' eau. Un silence extraordinaire, presque impossible, dont on ne peut guère avoir une idée, même au plus profond d' une forêt. Sur le plan visuel, des paysages morts, comme ceux du désert. L' appel du désert et celui des sommets sont de la même essence: nudité, immensité, simplicité des lignes; facteurs qui permettent de saisir les pro- 1 Simone Weil: La Pesanteur et la Grâce.

2 Gérard Herzog: Ibid.

blêmes tout nus et d' en trouver des solutions absolues. L' homme semble se trouver hors du temps, dans un espace purement minéral, presque abstrait. L' action intense qui a précédé la contemplation a décontracté l' être, l' a mis dans une complète disponibilité, proche de l' état de grâce. Expérience de l' ordre de l' ascèse avec l' euphorie finale qu' elle procure. Ce n' est plus soi-même que l' alpiniste cherche, mais plus grand que lui-même auquel il est destiné. Il se sent perdu dans l' effort qui l' a perfectionné. Il se trouve en union parfaite avec l' Universel tout en restant soi. Il a le sentiment d' un appel où toutes les nuances spirituelles semblent s' être jointes: amour et intellection, passion et indifférence, un genre de griserie permanente et lucide, que le P. Teilhard de Chardin appelle « l' indifférence passionnée ». C' est au sommet que l' alpiniste prend conscience de l' unité finale de l' être.

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