Arêtes neigeuses, arêtes rocheuses dans la région de Kandersteg | Club Alpino Svizzero CAS
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Arêtes neigeuses, arêtes rocheuses dans la région de Kandersteg

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

PAR L. W. RÜTIMEYER, BÂLE

Celui qui connaît la région où la Kander prend sa source se sentira toujours attire vers ses sommets. Fellenberg, le pionnier des Alpes bernoises, s' écriait en 1863 dans un élan d' enthousiasme: « Le bassin de la Kander est l' une des plus belles régions dont s' enorgueillissent les Alpes suisses. » Cette avant-scène des plus grandes beautés alpines montre, selon lui, les traits les plus caractéristiques des Alpes bernoises: chaque montagne se présente toujours comme sommet indépendant et les lignes classiques de sa beauté affectent les formes les plus diverses. L' orographie si variée de cette région offre à l' alpiniste une riche gamme de marches d' approche et d' ascensions, des traversées faciles et rapides sur les névés et les glaciers pour arriver au pied des chaînes principales, des ascensions difficiles par des arêtes rocheuses apparemment inaccessibles ou des parois de glace abruptes. Chaque sommet a sa forme propre bien marquée, et c' est ce qui le rend cher à l' alpiniste. A chaque revoir il lui découvre des beautés nouvelles et se sent attire par ses voies encore inconnues.

* Extrait de l' annuaire de la section de Bâle du CAS, 1957.

La vallée de la Kander recèle encore deux joyaux: le lac d' Oeschinen aux eaux tranquilles dont les rives portent, dirait-on, le piédestal d' où jaillissent les sommets, et le Gasterntal, haute vallée alpestre aux parois rocheuses couronnées de glace, où la grandeur solitaire voisine avec la beauté aimable, où le torrent court dans des bosquets d' aulnes, se force en bouillonnant un passage vers la gorge sombre, tombe en cascade dans la paroi rocheuse, s' éparpillant en poussière d' eau.

En août 1939 je montais avec mon jeune guide Peter Künzi, de Kandersteg, à la cabane Hohtürli. Après la chaleur du raidillon qui grimpe au lac d' Oeschinen, voici l' ombre de la fraîche forêt riveraine et le vent du glacier venant de l' Oeschinenalp. Nous arrivons de bonne heure à la cabane et prenons nos quartiers chez le gardien Küenzi, aussi dévoué que grognon. Le temps et les conditions de la montagne sont parfaits et aucune arrière-pensée ne trouble la joie que nous attendons du tour projeté: traversée de l' arête du Morgenhorn au Blümlisalphorn et descente à la cabane Fründen. Il fait encore nuit lorsque nous nous mettons en route. Le Morgenhorn est pour moi terre inconnue; situé un peu à l' écart, il laisse tout l' éclat de la gloire à la fière Weisse Frau. Dans le dernier tiers de la montée, la glace fait son apparition. Nous grimpons à la lumière de la lanterne la pente très raide et l' obscurité règne encore quand nous arrivons au sommet C' est bien la première fois que j' atteins un sommet de 3612 m avant le jour, la lanterne encore allumée. Mais voilà l' aube. Lumière pourprée, ombres sur la terre: un spectacle insondable, plein de mystère et de secrets, se joue une fois de plus sur la scène de l' univers. Le regard parcourt l' arête élancée que nous allons suivre jusqu' à la Weisse Frau et au Blümlisalphorn. Nous rencontrons sur l' arête les conditions prévues: la neige tombée il y a quelques jours s' est tassée et fortement croûtée, les crampons y mordent bien. Durant toute la traversée, nous marcherons en tête à tour de rôle.

Le jour se lève maintenant dans tout son éclat. En moins d' une heure, sans avoir taillé une seule marche, nous atteignons la Weisse Frau. Nous faisons halte au sommet, émerveillés par la splendeur du panorama qui s' ouvre à nos yeux. C' est Fellenberg encore qui sait si bien caractériser le paysage dans les hautes Alpes bernoises: coup d' œil embrassant à la fois les environs immédiats que l'on domine et les sommets d' un vaste secteur des Alpes suisses, et s' étendant par-dessus le Plateau jusqu' au Jura, à la Forêt Noire et aux Vosges.

L' arête qui nous conduira au Blümlisalphorn est fortement ondulée. Elle présente trois dépressions, dont la plus profonde précède immédiatement le dernier redressement. Nous ne rencontrons pas de corniches marquées et poursuivons notre route en nous tenant sur l' arête. La glace ne se montre que lorsque nous quittons l' étroite arête neigeuse pour descendre vers la crête rocheuse qui émerge à gauche. Les conditions de neige restent bonnes, une croûte suffisamment épaisse permet d' avancer sans difficulté. Par endroits, cependant, elle casse et le pied touche une couche de neige coulante; mais la couverture rigide maintient la jambe solidement en place. Nous avançons comme dans un enchantement pris par l' ivresse d' une grande traversée d' arête. Le pied se pose avec plus de fermeté lorsque le regard glisse le long des pentes raides scintillant à notre droite. La dernière grimpée emprunte quelques gradins rocheux et nous atteignons sans difficulté le Blümlisalphorn, 3664 m. Nous y sommes seuls, comme d' ailleurs tout au long de la journée. Nous nous installons au bon soleil, à l' abri du vent. C' est une journée comme faite exprès pour se trouver sur un sommet. La vue est limpide. Le regard erre dans le lointain, mais revient toujours vers l' arête où court la ligne tenue de nos traces: une traversée qui nous a valu des heures inoubliables. Vers midi nous nous remettons en route et suivons l' arête sud jusqu' à la selle entre Blümlisalphorn et Oeschinenhorn. De là, par la voie normale, nous atteignons au début de l' après la cabane Fründen.

Je voudrais chanter bien haut les louanges de la cabane Fründen. Sa situation et sa construction sont uniques. Le couple aimable et sympathique qui veille sur la cabane et sur ses visiteurs sait y créer une atmosphère où l' alpiniste se sent vraiment chez lui.

Le papa et la maman Ogi-Kiienzi personnifient les bons génies de la cabane. Quand, en vieille connaissance, on serre la main au couple vénérable, on se sent immédiatement en famille. L' har entre ces deux êtres rayonne sa chaleur sur toute la maison et sur ses hôtes. On croit avoir sous les yeux l' idylle de Philemon et Baucis: nous surprenons les regards que la femme jette à son mari, les soins dont elle l' entoure, cherchant par tous les moyens à alléger son travail, profitant d' un instant de loisir pour lui faire boire une tasse de café. Tout son amour maternel transperce lorsque la conversation tombe sur ses fils, Kilian, Fritz, Adolf et Hermann, et l'on sent aussi toujours vivant dans son cœur le chagrin d' avoir perdu Oscar, qui ne revint jamais d' une course au Breithorn. Quels ne sont pas sa joie et son orgueil caché lorsque ses garçons, tous guides de montagne fort appréciés, montent à la cabane et lancent un cordial: « Bonjour père, bonjour maman! » Pourtant son cœur n' est jamais tranquille quand elle sait ses gars en montagne. Elle attend, soucieuse, leur retour à la cabane ou une nouvelle rassurante apportée de la vallée.

Le temps reste au beau fixe. Notre plan pour le lendemain est établi: Doldenhorn par l' arête Gallet. Une cordée accompagnée du guide Fritz Ogi a le même projet. Une autre cordée, avec un guide de Kandersteg qui ne connaît pas encore cette arête, opte aussi pour cette course.

J' ai déjà relevé que, malgré l' unité de leur ensemble, les sommets de notre région ont une certaine diversité dans la formation de chacune de leurs parties. Les pentes nord et nord-ouest du Doldenhorn se dressent, imposantes, devant nous. On ne pourrait concevoir la chaîne neigeuse de l' Oberland, telle qu' on la voit du Jura ou du Plateau, sans ce sommet cuirassé de neige et de glace. Au sud, du côté du Gasterntal, le versant du Doldenhorn présente une arête hérissée de gendarmes et de rocs jetés en désordre, pareils à des récifs. Partant du Fründenjoch, l' arête est monte en une ligne imposante au sommet, se prolongeant jusqu' au Petit Doldenhorn et au-delà. Un éperon nord bien marqué tombe à partir du point 3484 de cette arête. Cet éperon est l' arête Gallet.

La voie empruntant les pentes glacées du versant nord-ouest, ouverte par les premiers ascensionnistes en 1862, resta pendant de longues années la seule voie utilisée pour le Grand Doldenhorn. Dans les années qui suivirent l' ère des pionniers, cette montagne fut un peu laissée à l' écart. On n' y chercha pas de voies nouvelles, alors que dans les autres régions des Alpes, en Valais notamment, et dans l' Oberland, les premières ascensions, les premières grandes traversées d' arêtes se multipliaient rapidement. C' est en 1890 seulement que les Anglais G. Stallard et L. Omerod, sous la conduite d' Abraham Müller père et de Johann Ogi de Kandersteg, s' enhardirent à tenter une voie nouvelle au Doldenhorn: l' ascension par le versant sud-ouest et les gendarmes supérieurs de l' arête sud, en 15 heures et demie de varappe difficile, à partir de Gastern. Une autre voie encore fut ouverte en 1899: elle empruntait l' éperon nord - notre arête Gallet. Il n' y eut plus de tentative nouvelle jusque vers 1920. Dans son Guide des Alpes bernoises ( 1910 ) Dübi ne consacrait que deux pages à la description des trois seules voies alors connues au Grand Doldenhorn. Dans les années qui suivirent l' ascension mémorable de l' arête est, réalisée en 1924 par Messieurs Bürki de Berne à partir du Fründenjoch, l' alpinisme moderne ravit à la montagne les secrets de ses arêtes et de ses faces. Maintenant on attaquait le Doldenhorn de toutes parts, ouvrant des voies nouvelles. Samuel Plietz et notre regretté collègue du club Max Bachmann surmontaient en huit heures de dur travail dans la glace les 700 mètres de la paroi nord, à l' aplomb du sommet La deuxième édition du Guide des Alpes bernoises, parue en 1927, ne relate pas moins de 11 itinéraires au Doldenhorn, dont certains extrêmement difficiles.

Notre arête porte le nom de son premier vainqueur, le Dr Julien Gallet, de La Chaux-de-Fonds, membre honoraire du CAS et de l' Alpine Club. L' un de ses livres, paru en 1910 en édition privée, porte le titre Dans l' Alpe ignorée. Un article publié dans l' Annuaire du CAS, volume XXXVI, 1900/1901, est intitulé « Quelques cimes délaissées dans les Alpes Bernoises ». Dans la description des aventures et des impressions qu' il a vécues, l' auteur manie la plume en maître du style alpin. Les titres de ses écrits évoquent fort bien les buts vers lesquels le Dr Gallet orientait ses courses, cherchant des chemins encore inconnus dans un secteur alpin restreint. Il réussit plus de 30 premières, des sommets d' importance secondaire pour la plupart, ou bien des montées ou descentes par des voies nouvelles de sommets depuis longtemps conquis. Citons parmi ses ascensions dans POberland le Gletscherhorn et le Mittaghorn du côté nord, le versant nord du Rinderhorn, le Breithorn de Lauterbrunnen par l' arête nord-est, l' Ebnefluh par l' arête nord, l' arête nord-est du Fründenhorn à la descente et, dans la même région, l' arête qui porte son nom.

Julien Gallet raconte comment, se trouvant au sommet du Blümlisalphorn avec ses guides Abraham Müller père, le célèbre guide-chef de Kandersteg, et Joseph Kalbermatten du Lötschental, il cherchait à découvrir une nouvelle voie au Doldenhorn. L' éperon nord fut jugé praticable et escaladé le 19 juillet 1888 en neuf heures à partir de l' auberge de la Wandfluh au lac d' Oeschinen. L' escalade de nuit et la recherche de la voie dans les premiers escarpements, les pentes raides et pénibles du Fründen, la cheminée étroite au pied de l' arête nord et enfin le couloir de glace, telles sont les principales difficultés rencontrées par la cordée. Ce fut ensuite et pour longtemps le grand calme à l' arête nord. Après la construction de la cabane Fründen à l' emplacement d' un ancien bivouac, l' arête Gallet gagna en popularité et devint, à côté de la voie normale de la cabane du Doldenhorn, une route assez fréquentée.

Le matin, Peter et moi, nous quittons les premiers la cabane Fründen pour traverser le glacier en direction de l' arête nord. A la hauteur de la cabane, sur la rive opposée du glacier, un câble fixe facilite la grimpée du premier escarpement rocheux. Puis, par des éboulis et une succession de dalles, on remonte l' arête arrondie, sans rencontrer de difficultés. Des pentes neigeuses permettent de gagner rapidement de la hauteur jusqu' à ce qu' un gradin rocheux transversal semble barrer le passage. Nous essayons sans grand succès de le contourner à droite. Entre temps, les deux autres cordées nous ont rejoints. La dernière, conduite par Fritz Ogi, attaque le gradin de front et l' en avec aisance, d' un seul trait. Nous faisons demi-tour, nous trouvant ainsi en queue de colonne. L' escalade de ce gradin fut, me semble-t-il, le passage le plus difficile de toute l' ascension. Il doit être surmonté par une sorte de couloir légèrement surplombant, ayant deux fois la hauteur d' un homme et recouvert de verglas. Les prises sont placées bien haut pour mon épaule, blessée il y a quelques années dans un accident, et je suis heureux de sentir une petite traction amicale de la corde. Nous poursuivons rapidement l' escalade, attendant avec impatience le passage considéré comme la clé de toute l' ascension: le fameux couloir de glace. L' arête rocheuse, jusqu' ici assez large, se redresse tout à coup, formant une tour inaccessible. Il faut la tourner à droite, en empruntant le flanc de la montagne. Un couloir étroit et profond, suivi d' une pente raide, permet de rejoindre la brèche au-dessus de cette tour et de rallier l' arête. Le couloir et la pente qui le suit sont le plus souvent en glace vive et peuvent exiger un rude travail du piolet dans un terrain très exposé.

De notre relais nous nous engageons par une marche horizontale dans la pente. Etant la dernière, notre cordée doit attendre, ancrée sur les marches de glace, que les autres aient surmonté le couloir et la pente. Les glaçons et les pierres dégringolent par le canal étroit et nous devons rester à couvert près d' une heure. La remontée du couloir est extrêmement raide, les marches très espacées; le genou vient buter contre la pente. Mais la glace est solide, les marches profondes assurent une position stable. On s' élève tout droit dans la partie inférieure très resserrée du couloir, puis on oblique légèrement à gauche pour monter ensuite dans un terrain rocheux et raide, partiellement verglacé. Grâce aux marches déjà taillées par Fritz Ogi tout le passage ne nous prend pas plus d' un bon quart d' heure. Maintenant cet impressionnant couloir de glace est derrière nous, étroit goulet qui semble s' ouvrir dans le vide. Encore une arête, une pente neigeuse, et bientôt nous sommes au point 3484 m où notre éperon nord rejoint l' arête est montant du Fründenjoch. Par des ressauts élégants et corniches, les trois caravanes avancent joyeusement vers le but, et bientôt échangent des poignées de main sur la fine pointe neigeuse du Grand Doldenhorn, 3643 m.

Pour le retour dans la vallée, j' avais imaginé depuis longtemps un itinéraire à ma façon. J' avais souvent regardé du Gasterntal ou du Stock ( sur le chemin de la Gemmi ) les rochers escarpés du Jägertossen et du Hintere Fisistock. Je savais qu' il existait tout là-haut sur les pentes sud un alpage abandonné, le Halpi. La descente par ce côté permettrait de jeter un coup d' œil dans le mystère des parois rocheuses et d' admirer des paysages peu ordinaires. Cet itinéraire comprenait également la traversée du Petit Doldenhorn, sur lequel j' avais depuis longtemps un œil, ainsi que sur l' arête qui y conduit. Je lançai donc ma proposition: « Peter, si nous descendions dans le Gasterntal par le Petit Doldenhorn et le Halpi? » Peter ne demandait pas mieux. Tandis que nos compagnons de course descendaient à droite du DoJdensattel pour rejoindre le glacier et la cabane du Doldenhorn, nous restions sur l' arête et gagnions par une varappe agréable le Petit Doldenhorn, 3475 m.

Une autre raison encore m' avait poussé à cette variante.

Je gardais de mes premières lectures alpines le souvenir du livre de Roth et Fellenberg: Doldenhorn et Weisse Frau ( 1863 ). Les deux pionniers y décrivent leur conquête de ces sommets Fellenberg souhaitait ardemment ne pas laisser à des étrangers tout l' honneur des premières ascensions dans l' Oberland bernois. « Lequel de ces sacrés bécquets allons-nous attaquer en premier? » déli-bère-t-il avec son ami Philippe Gösset devant une bonne bouteille de vin vaudois à Berne. Cha-touillés par l' ambition de vaincre une fois un sommet vierge, ils closent leur joyeux conseil de guerre par la décision d' attaquer le Doldenhorn. Accompagnés de guides et porteurs, munis de cordes, d' un drapeau suisse et de réserves de boissons pour une libation solennelle au sommet, ils quittent Kandersteg le 29 mai 1862 pour la Fisialp et le Fisipass, dans l' espoir un peu vague de trouver quelque voie d' accès au Grand Doldenhorn. Mais laissons parler Fellenberg lui-même: « Brûlant du désir d' atteindre le sommet tout proche, la compagnie suivait le guide qui marchait en tête ( Christen Lauener ). Durant trois quarts d' heure, il fallut tailler des marches. La pyramide se redressait toujours plus, la vue s' élargissait dans toutes les directions et s' ouvrait sur un monde immense et merveilleux. Les cœurs des jeunes gens battaient bien fort: plus haut, toujours plus haut! Quelques minutes plus tard ( il était 11 h. 15 ), le sommet était atteint.

« Mais halte! Quelle est donc cette nouvelle pyramide neigeuse encore plus haute, là, tout près de nous, au sud-est? C' est ça le Grand Doldenhorn, mon vieux têtu de Lauener, qui jusqu' à présent n' en voulais rien croire. Avoue-toi vaincu, optimiste incorrigible, et admets que nous sommes au Petit Doldenhorn. Reconnais que personne ne serait capable de franchir le précipice béant entre le Petit et le Grand Doldenhorn. » - « Par ma foirépond Lauener - y aurait pas un chamois pour oser y passer. » La défaite fut vengée avec éclat. Le 30 juin de la même année, Fellenberg et le Dr Abraham Roth, avec leurs guides habituels, Christen Lauener et Johann Bischof de Lauterbrunnen, le chasseur de chamois du Haslital Kaspar Blatter, Christen Ogi de Kandersteg et le jeune fils de Lauener, Peter, foulaient le sommet si ardemment désiré, sans nom encore sur la carte. L' histoire du Petit et du Grand Doldenhorn était restée gravée dans ma mémoire. Il me semblait plaisant de passer quelques instants à l' endroit même où s' était déroulé cet épisode comique de la conquête de notre montagne que la description de Fellenberg, son acteur principal, permet de revivre dans tous ses détails. Aux yeux de notre époque, ce modeste incident, survenu à un endroit à la renommée obscure, n' a pas grande importance dans l' histoire de l' alpinisme. Et cependant, à la pensée des pionniers qui s' arrêtèrent autrefois ici, je ressentis avec une force subite que je venais de satisfaire un de ces désirs intérieurs qui nous accompagnent souvent dans les grandes ascensions. C' était le désir de me sentir en contact avec l' histoire alpine, avec les grands alpinistes et leurs guides à l' endroit même où se déroula une scène significative. Comme le dit le Dr Kugy, il n' y a pas d' échelle absolue pour estimer la valeur d' un sentiment. C' est l' intensité du sentiment d' un contact intérieur avec ceux qui participèrent naguère à l' événement qui détermine cette valeur. Le Dr Kugy écrit:

« Je voudrais répéter toujours et encore: pensez à ceux qui, avant vous, ont trouvé la joie dans les montagnes. Que ce ne soit pas un simple besoin du cœur, mais une dette de reconnaissance. N' oubliez jamais que votre technique moderne et vos possibilités actuelles sont nées de leurs expériences. Comparez en toute modestie ce que représente l' escalade d' un nouveau gendarme ou d' une paroi encore vierge à côté des performances de nos aînés. Sans avoir les expériences de leurs prédécesseurs et la littérature pour les guider, sans disposer des moyens et transport, des chemins et des refuges actuels, sans les connaissances et les commodités qui vous sont offertes aujourd'hui grâce à leurs efforts, munis de cartes et d' un matériel souvent insuffisants et d' instruments primitifs ils sont partis, enthousiastes, à la découverte de pays inexplorés, vers un inconnu réputé effrayant. Lisez la bonne littérature alpine.Vous comprendrez alors les montagnes tout autrement et vous en jouirez autrement aussi. Les rapports réciproques entre l' alpiniste et la montagne, la liaison du destin des hommes avec l' histoire des sommets, offriront une riche matière à vos méditations. Vous en tirerez des conclusions instructives, allant au-delà des limites étroites de la vie de l' alpiniste pour toucher un domaine plus vaste et plus général. C' est un pauvre type, celui qui se hâte vers le sommet du Cervin la tête vide de pensées, ignorant tout de la longue bataille livrée par Whymper à ce sommet si ardemment disputé; ou encore celui qui franchit sans se douter de rien l' endroit où Carrel rendit le dernier soupir, sa tâche de guide fidèlement accomplie. » Nous sommes donc sur le sommet du Petit Doldenhorn. La descente par son versant ouest qu' au glacier de Fulen est nouvelle pour Peter. Par une longue série de marches nous descendons ses pentes glacées en obliquant à droite et cherchons ensuite notre chemin parmi les rochers de l' arête qui, du Bibergpass, monte en direction du Doldenstock. Des éboulis instables, coupés de gradins rocheux, nous obligent à de nombreux détours. Vue d' en haut, la sortie sur le glacier de Fulen apparaît problématique; mais un couloir nous permet de nous jouer des hautes parois qui en dominent le bord. Un saut, et nous voilà sur le névé uni, à 3000 m environ. Nous traversons le plateau glaciaire en direction de sa moraine latérale droite, puis longeons des parois rocheuses abruptes, au-dessus desquelles l' arête faîtière des Fisistöcke plonge vers l' ouest. Peter, chasseur de chamois enragé, est dans son élément. Ce sont ses terrains de chasse préférés. Le montagnard taciturne devient causeur. Il me montre la piste des chamois, large vire passant du versant de Gastern dans le Brunnital, entre Inner- et Hinterfisistock, et il raconte ses parties de chasse en compagnie de notre collègue et membre honoraire du Club, M. Ernst Moser. La face sud du massif du Dolden tombe dans le Gasterntal en parois rocheuses d' une beauté sauvage. De raides prairies de gazon vert clair, vrais jardins des chamois, sont entrecoupées de rocs et de tours surplombant des gorges étroites. Soudain nous découvrons des bêtes superbes en train de brouter tranquillement; tressail-lant, elles prennent la fuite par gorges et arêtes. Dans ce paradis des chasseurs, les récits quasi légendaires du hardi nemrod semblent devenir tangibles. Peter montre ici et là les endroits où tom- bèrent des animaux touchés, les fissures et les crêtes à l' aspect inaccessible par où il a pu joindre le gibier abattu. Chaque coin lui est familier. Ici il a vu un bout de toute beauté; là, cache par un coin rocheux, il a tiré une maîtresse balle. Tout le romantisme de la chasse en haute montagne prend vie lorsque Peter raconte comment, en allant chercher au fond d' un précipice un chamois abattu la veille, il dut disputer sa proie à un aigle en train de déchiqueter le foie de l' animal.

A son début, la descente sur Gastern n' est pas difficile à repérer: on suit la vire. Mais plus bas, il faut bien connaître le sentier de Halpi, pâturage de moutons abandonné, dans un site sauvage, pour en retrouver les traces qui, à tout moment, disparaissent, contournent des coins de rocher et plongent dans des couloirs. De Halpi on tire à gauche, et travers une forêt clairsemée, par une succession de dalles réchauffées par le soleil et enfin par une longue pente d' éboulis on atteint le Gasterntal paisible, au pied des rochers. Cette descente dans un paysage enchanteur est comme l' accord final de notre grande course d' aujourd, dans la tonalité majestueuse et tranquille de l' Alpe romantique.

Pour atteindre le Lötschenpass en venant de Gastern, on longe la face est du Balmhorn. Deux arêtes encadrent cet à-pic sauvage: à droite s' élance le Wildelsigengrat, à gauche une arête plus courte et plus escarpée tombe sur la Gitzifurke formant le Gitzigrat, situé un peu à l' écart. Sa réputation n' est pas fameuse à cause de la qualité de son rocher et on ne le parcourt pas fréquemment. Pour clore ma campagne de courses, j' avais envie de gravir le Balmhorn par cette arête et de réaliser en même temps un désir très ancien, la traversée sur l' Altels.

Mon cher et fidèle Peter devait me quitter, un engagement antérieur l' appelant à Kandersteg. Kilian Ogi, auquel me liait une vieille amitié, avait accepté de m' accompagner avec un plaisir d' au plus grand que, pour lui aussi, le Gitzigrat était une voie nouvelle. Il l' avait fait seulement à la descente avec une cordée conduite par son père. Dans la fraîcheur du soir je montai tranquillement le sentier familier et toujours beau de la Gfällialp. Tard dans la soirée, Kilian me rejoignit. Le lendemain nous partîmes de bonne heure. Le ciel avait changé d' aspect. « Il faut y aller bien tranquillement », disait Kilian, « nous risquons de devoir courir plus tard: il pourrait bien y avoir un orage dans la journée. » Kilian gardait encore le mauvais souvenir du violent orage essuyé quelques jours auparavant aux Fusshörner en compagnie de ma sœur. Nous nous dirigions donc sans hâte vers Schönbüel, Balm et le Walliskreuz au Lötschenpass. De là nous montâmes à la Gitzifurke. Nous étions au pied de notre arête.

Les premiers ascensionnistes du Gitzigrat, le Dr Dübi et le professeur Liechti de Berne, avec les guides Christian et Hans Hari de Kandersteg ( 22 juillet 1886 ) se tinrent de préférence sur le versant sud-ouest de l' arête, y trouvèrent du rocher très friable, progressèrent avec beaucoup de peine et mirent 13 heures et demie pour toute la montée. Nous préférâmes l' escalade par l' arête. Celle-ci se divise en plusieurs tronçons, séparés par trois tours bien marquées et le grand ressaut terminal. Une longue arête neigeuse conduit ensuite au Balmhorn.

L' escalade de quelques gendarmes présente des passages très exposés, mais les prises sont presque toujours bonnes. Dans quelques courts passages où il faut quitter l' arête, nous nous tenons le plus souvent sur le versant qui domine le glacier de Lötschen. La progression est assez lente.

Chaque fois qu' on arrive au sommet d' un gendarme, on découvre au-dessus de sa tête un gendarme plus haut encore, une arête plus escarpée que celle que l'on vient de traverser. Le dernier grand ressaut est assez difficile, avec des gradins sans prises qu' il faut vaincre au moyen d' une courte échelle. Lorsque Kilian pose ses pieds sur mes épaules et sur ma tête, je suis bien aise de sentir qu' il porte des semelles vibram et non pas des souliers ferrés. Après cinq heures et demie d' escalade ininterrompue, nous atteignons la crête neigeuse; encore une heure de traversée, et, à 11 heures, nous sommes au sommet, 3709 m. Les prévisions de Kilian se réalisent: le ciel est tendu de gris, le tonnerre gronde déjà dans l' Ueschinental. Nous ne nous attardons guère au sommet, cassons rapidement la croûte et nous mettons en route. La deuxième prophétie de mon guide se réalise également: maintenant il nous faut courir. Prenant par moments un vrai pas de course, nous attaquons PAltels et, trois quarts d' heure plus tard, nous en foulons le sommet, 3629 m.

Le mauvais temps avec ses averses de grêle se dissipe petit à petit. Cependant il faut se hâter de franchir la crête occidentale de la montagne. De longs couloirs de neige nous permettent de belles glissades et, une heure et demie après avoir quitté le sommet de l' Altels, nous franchissons d' un bond le Schwarzbach et atteignons le chemin de la Gemmi, près de Spittelmatt. Suivant ce chemin, puis obliquant à droite, nous rejoignons le Gasternholz par le Bärenpfad. Notre randonnée prend fin autour d' un bon goûter bernois, tandis que nous revivons les heures d' amitié et de camaraderie alpine que nous a values cette course magnifique.Traduit par Nina Pfister-Alschwang )

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