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Ascension du Mont Cervin

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( BJCatterlxorn. )

4482 m = 13,798 P.F. ( eidg. Terni. ) 4505 m — 13,868 P.F. ( Giordano ).

Par F. Thioly.

A l' extrémité de la vallée de St. Nicolas, entre cette dernière et le val Tornenche, s' élève le majestueux Cervin, dont la cime hardie semble menacer le ciel. Les formes colossales de ce Satellite du Mont-Rose sont bien connues des milliers de voyageurs qui ont visité Zermatt; la terrible catastrophe de 1865 a d' ailleurs étendu sa renommée jusqu' aux pays les plus lointains.

De tous les géants des Alpes, le Mont-Cervin est celui qui semblait offrir le plus de difficultés à vaincre, aussi a-t-il été le dernier à voir sa tête humiliée sous les pas du touriste triomphant; dans sa colère il s' est vengé de ceux qui avaient osé s' attaquer à lui.

Depuis cet épisode presque légendaire, auquel cette redoutable cime doit sa popularité, les membres les plus distingués des Clubs Alpins l' ont choisie comme un but digne de leurs efforts; chacun veut y arriver, maintenant, et les tentatives se font, soit par le versant italien, soit par le versant suisse.

Les exploits de ces premiers touristes ont été le sujet d' un excellent article, publié dans la Gazette du Va-lais* ), article auquel je renvoie le lecteur désireux de con-

* ) Voir les numéros 33, 34 et 35 d' avril 1868. naître l' historique de toutes les tentatives faites pour atteindre cette gigantesque pyramide, usée par l' avalanche et par le poids des siècles.

En 1866, une année après la chute des compagnons de M. " VYhymper, j' arrivai à Zermatt avec l' intention de gravir le Cervin, mais ne trouvant aucun guide qui voulût m' acompagner, je dus ajourner mon projet. L' année suivante, Pierre Taugwald et Mooser refusèrent de me suivre sur ce dangereux sommet; c' est alors que pour me dédommager un peu j' escaladai le Weisshorn. Enfin, en 1868, je retournai pour la troisième fois à Zermatt afin de vaincre à mon tour ce redoutable colosse. Comme cette année-là il fallait absolument réuissir; voici de quelle manière je résolus de m' y prendre, si je ne trouvais pas de guides.

M. Hoiler ( un rude compagnon dans la montagne ), m' avait dit une fois: „ Si vous êtes toujours décidé a tenter l' ascension du Mont-Cervin, veuillez me le faire savoir quelques jours avant votre départ, il est probable que je me joindrai à vous. " TJntel camarade me convenait à merveille, et je pensais que, si les guides avaient décidément cette montagne en horreur, à deux nous pourrions peut-être nous en passer.

Cette idée n' ayant pas déplu à M. Hoiler, nous partons de Genève le 25 juillet 1868 avec tous les engins ( haches, cordes et crampons ) indispensables dans une expédition de ce genre.

Le 26 nous arrivons à Zermatt en compagnie de M. Yuilloud, l' un des membres les plus actifs de la section du Valais. A la table d' hôte de l' hôtel du Mont-Rose nous étions dix ou douze membres du S.A.C., parmi lesquels notre doyen- d' âge, M. le professeur Ulrich, président du comité central; M. Siber-Gysi, président de la Section de Zuric; M. de Torrenté, président de la Section du Valais; M. Gard de Sion, et d' autres encore dont les noms m' échap;

la plupart de ces messieurs allaient coucher le soir même aux chalets de Tsesch-Alpe, afin de franchir le lendemain le col de l' Alphubel.

Au moment de notre arrivée à Zermatt on ne parlait que du Cervin; un Anglais, M. Elliot * ), venait d' en faire l' ascension, rendue plus facile par la construction d' une cabane sur les escarpements de cette sommité.

Comme les guides de ce village tremblaient encore de la témérité de ce voyageur, je vis qu' il était inutile de leur réitérer la proposition que je leur avais déjà faite de m' accompagner sur cette gigantesque pyramide. Jean Marie Lachmatter et Pierre Knübel de St. Nicolas, ayant été les guides de M. Elliot, je réclamai leurs services. Après mille difficultés je finis par conclure un arrangement avec eux; quelques heures plus tard, sous prétexte que M. Elliot était parti sans régler leur compte, ces deux hommes allèrent à sa recherche et je ne les revis que cinq jours après, la veille même de mon départ pour la majestueuse sommité dont l' aspect m' attirait.

Lochmatter et Knübel ayant disparu, je savais d' au moins par qui les remplacer, qu' aucun homme parmi les guides en passage ne m' inspirait assez de confiance. Un Couchard devait bientôt arriver; c' était Ritz qui m' avait accompagné au Finsteraarhorn. Connaissant son courage, je m' adressai à lui aussitôt qu' il fut à Zermatt. Ma proposition à l' égard du Mont-Cervin ne parut pas lui sourire; il accepta cependant à condition que je lui laisserais le choix d' un second guide.

Le prix fut enfin convenu et le départ fixé au jour suivant. Le soir même Ritz nous fit défaut i il s' en alla prétendant que sa femme venait d' accoucher.

* ) Le même qui vient de se tuer au Schreckhorn. Eh bien!

puisque tous ces rudes enfants de la montagne se laissent dominer par la peur, nous ferons l' ascen du Cervin sans guides, le mérite en sera d' autant plus grand.

Le 28, le vent du sud amassait sur les montagnes des flots de nuage gris; le ciel paraissait menaçant, l' air s' était refroidi. Le 29, il tombait une pluie fine et serrée qui avait commencé dans la nuit; il neigeait sur les montagnes.

Que faire dans un village alpestre par le mauvais temps? Fumer, boire, causer. Mais causer avec qui? Dans les deux hôtels presque tous les touristes sont Anglais, par conséquent peu communicatifs.

Nous allons dans la salle des guides où nous avons cru reconnaître quelques Chamouniards; avec eux est un porteur du val Tornenche qui nous apprend que les frères Maquignaz sont arrivés la veille, ayant fait la traversée du Breuil à Zermatt avec M. Tyndall en passant par le sommet du Cervin.

J' avais cru m' apercevoir que Lachmatter, Knübel et Ritz ne refusaient pas de gravir avec moi ce pic colossal; c' était seulement quand ils apercevaient Hoiler que les objections commençaient. L' un d' eux me dit même positivement: „ Avec vous, Monsieur, nous irons où vous voudrez, mais avec votre camarade, cela demande réflexion. "

En effet, Hoiler s' était coiffé d' un affreux chapeau de buchilles de cinquante centimes; or, vouloir monter au Cervin avec ce couvre-chef semblait un acte de folie; mais au cercle des vieux grenadiers de notre ville, mon compagnon avait gagé qu' il ferait l' ascension du redoutable géant avec cette burlesque coiffure, et rien au monde n' aurait pu le faire revenir de cette décision. Voyant donc que tout le mal venait de ce malheureux chapeau ( peu capable en effet d' inspirer de la confiance en celui qui le portait ), je pris le parti de ne point parler cette fois d' Hoiler aux guides que j' allais embaucher;

bien m' en prit, comme on va le voir.

Les frères Maquignaz, à la recherche desquels je me mis aussitôt, sont les guides qui ont trouvé le passage le plus direct et le moins dangereux pour arriver sur le Cervin par le versant méridional; nous allions donc pouvoir escalader ce géant des Alpes pennines, en montant au nord pour redescendre du côté de l' Italie; nous ferions ainsi la première ascension de Zermatt au Breuil en passant par le sommet du Cervin. Cette manière de retourner chez eux, parut aux frères Maquignaz assez originale et ils furent tout heureux de s' engager avec moi pour cette traversée.

Le 30, des gouttelettes perlaient aux brindilles des gazons; la pluie venait de cesser, des nuages blancs flottaient au ciel, mais tout annonçait que le temps ne tarderait pas à se rétablir.

Dans l' après nous allons faire une cueillette de myrtilles, sur la lisière des bois de mélèzes qui s' élèvent en amphithéâtre à l' orient de Zermatt.

Le 31, le soleil se montre dans toute sa splendeur, mais le Cervin est revêtu d' un blanc manteau d' hermine; il faut donc attendre un jour ou deux que la neige fraiche soit fondue, avant de nous hasarder sur ce roc que les Pharaons semblent avoir pris pour modèle dans la construction des pyramides.

Je profite de cette belle journée pour faire une course aux chalets de Findelen avec MM. Burgener, fils du préfet de Viége, et Guglielminetti de Brieg. Traversant le glacier de Findelen, nous montons jusqu' à l' hôtel du Riffel par des moraines aux pierres juxtaposées et des parois rocheuses.

Dans la matinée du premier août je fais encore avec « es messieurs une petite excursion jusqu' à la chapelle du Lac Noir et l' après nous visitons la voûte de glace du Gorner où la Viége prend sa source; c' est un des plus admirables tableaux de cette belle contrée.

A notre retour, bonne nouvelle, Joseph Maquignaz m' attendait pour me dire que nous pourrions partir le lendemain.

J' allais donc voir enfin se réaliser l' un de mes rêves, s' il ne prenait encore fantaisie à ces hommes de nous laisser là sous un prétexte quelconque; cette fois, cependant, j' avais pris toutes mes mesures: Hoiler était ^ensé m' aecompagner jusqu' à la cabane pour en faire un croquis.

Craignant de voir de nouveau s' élever quelque difficulté capable de compromettre mon ascension sur cette formidable cime ( le Matterhorn des Allemands ), j' aurais voulu partir de grand matin, mais comme le 2 août se trouvait un dimanche, les guides ne voulurent point se mettre en route avant d' avoir entendu la messe.

Outre Joseph et Victor Maquignaz, j' avais engagé, comme mesure de prudence, Elie Pession, afin qu' il y eût plus de guides que de voyageurs; ce dernier était également du val Tornenche.

Une ascension au Cervin est un événement à Zermatt; aussi se pressait-on devant l' hôtel, chacun voulant nous voir partir. Au nombre des curieux se trouvait le Prince de Joinville qui avait logé sous le même toit que nous.

Huit jours après notre arrivée à Zermatt nous quittions ce village à sept heures et demie du matin. Aucun nuage ne planait sur les hautes cimes des Alpes; il faisait un temps splendide, le ciel semblait nous sourire et nous promettre de couronner nos efforts.

Nous emportions des vivres pour trois jours et tout l' attirail indispensable dans une ascension dangereuse. Cette charge équilibrée sur nos épaules nous faisait plutôt ressembler à une bande de contrebandiers qu' à d' honnêtes touristes.

En passant devant le cimetière attenant à l' église du village, nous pûmes voir le tombeau sous lequel reposent les victimes du terrible Cervin. Ce funèbre mausolée se dressant sur notre passage semblait nous dire: „ Prenez garde! touristes; un seul faux pas, une simple glissade sur cette fière sommité qui vous fascine et vous séduit, c' est la mort !"

Les avertissements ne nous faisaient pas défaut; à nous d' en profiter.

Un chemin montueux et rocailleux nous amène aux granges de Blatten; laissant ces vieux réduits agricoles en arrière, nous arrivons bientôt à une bifurcation du chemin; celui de gauche conduit au col de St. Théodule, l' autre au Lac Noir; c' est ce dernier que nous prenons: ce sentier fait maints zigs-zags à travers les pâturages en fleurs.

Nous laissons la chapelle de Notre-Dame-des-Neiges et le Lac Noir à notre gauche, pour atteindre le Hörnli par des pentes moitié rocheuses, moitié herbeuses; c' est la dernière végétation de ces hauteurs.

Le Hörnli est un éperon de rocs s' étendant au pied du Cervin, dans la direction de Zermatt, comme la quille d' un navire renversé. Là prend naissance l' arête septentrionale, qui va se perdre sur la cime même du colosse

nous allons escalader: c' est par cette arête que se

les ascensions. En longeant la base orientale de cet éperon, nous marchons sur des pierres mouvantes, des roches brisées formant la moraine latérale du glacier de Furgen, lequel vient se heurter contre cette formidable barrière.

MM. Guglielminetti et Burgener qui avaient bien voulu nous accompagner jusqu' à la base du Cervin, tout en nous souhaitant une bonne chance, nous serrèrent la main avec émotion; et pendant que nous marchions résolument à notre but, ces deux messieurs gravirent le Hörnli d' où l'on jouit d' un beau point de vue sur Zermatt, les glaciers de Findelen, du Grorner et de Zermatt, ainsi que sur la chaîne des Mischabel, du Gabelhorn et de la Dent-Blanche.

Une espèce de cheminée s' élevant en face de nous, à l' endroit où l' arête du Hörnli se sonde à celle du Cervin, nous l' escaladons en nous aidant des mains autant que des pieds. Ce mauvais pas franchi, nous arrivons sur le dos de l' arête que nous gravissons ensuite sans encombre jusqu' à une coupure où des couches supérieures en surplomb forment une voûte sous laquelle on peut au besoin trouver un abri.

C' est là que Whymper et ses camarades passèrent la nuit du 13 Juillet 1865; des morceaux de sapin à moitié carbonisés, de la paille et un mur en pierres sèches de cinquante à soixante centimètres de hauteur, voilà tout ce qui reste de ce campement.

Ayant ramassé le bois carbonisé qui servit aux victimes de nos Alpes, nous en avons fait deux parts et les avons ajoutées à la charge de Victor Maquignaz et de Pession.

Cette coupure nous empêchant de continuer à gravir l' arête, il fallut tourner la difficulté et nous engagera cet effet sur un pan du glacier de Furgen, dont l' inclinai son presque verticale rappelle un peu le toit d' une église gothique.

En vérité, c' était effrayant de nous voir étages les uns au-dessus des autres; on dit une pyramide humaine. Est-il nécessaire d' ajouter que la moindre glissade nous eût précipités dans des profondeurs qui glacent la pensée et d' où l'on ne nous aurait point retirés vivants. Il fallait donc que le vertige n' eût aucune prise sur notre cerveau pendant que nous contournions des parois rocheuses, contre lesquelles venait s' appuyer notre épaule droite. Joseph Maquignaz étant le plus fort, marchait le premier, taillant les pas avec sa hachette dans la glace vive; le sang-froid avec lequel il avançait nous donna bientôt la plus grande confiance dans cet homme.

A partir du glacier de Furgen, nous attaquons la pente orientale de la montagne pour rejoindre Parke plus haut. C' est pendant ce trajet que les touristes courent les plus grands dangers, à cause des avalanches de pierres qui se précipitent continuellement sur cette pente avec la rapidité d' une flèche. Si la plupart d' entre elles se détachent du haut de la montagne, beaucoup d' autres proviennent de l' arête formée de blocs superposés comme des tours en ruines.

Un bruit quelconque, un seul coup de vent peut lancer sur ces pentes plusieurs mètres cubes de pierres pourries. Alors, malheur aux touristes qui se trouvent sur leur passage! Ils sont perdus!1

Cette épée de Damoclès ( d' un nouveau genre ) suspendue sur notre tête devait nécessairement nous faire réfléchir; et cela, d' autant plus que de temps en temps des pierres isolées venaient siffler à nos oreilles et faisaient lever ensuite un petit nuage de poussières à l' en où elles avaient frappé. Mais, avertissements, prudence même, rien ne pouvait nous assurer contre ce péril. Schweizer Alpenclub.12 M. Félix Giordano, l' un des géologues les plus distingués de l' Italie, ayant fait avec deux guides l' ascension du Cervin un mois après nous, fut assailli par une chute de pierres en descendant ce passage.

Yoici de quelle manière il me rapporte, dans une de ses dernières lettres, le danger qu' il a couru:

„ Nous avons subi une avalanche en son entier, et c' est miracle que nous n' ayons pas été tués tous les trois. Joseph Maquignaz, celui-là même que vous avez eu avec vous, a été sauvé par le havre-sac qu' il avait sur le dos et qui a été déchiré par un bloc. "

Le Cervin, usé par les avalanches, étant isolé de tous les côtés, on en peut voir les couches presque horizontales, se superposant comme les feuillets d' un livre. C' est pourquoi une coupe géologique de cette montagne présente un véritable intérêt pour l' étude des massifs environnants.

Rejoignant enfin l' arête, après nous en être éloignés d' environ une cinquantaine de mètres, nous arrivâmes à deux heures et demie à la cabane, véritable nid d' aigle, construit depuis peu par la section valaisanne, grâce à un don de cinq cents francs que lui a fait M. A. Seiler, le généreux propriétaire des hôtels de Zermatt.

Cette cabane, à mi-hauteur du Cervin, est à cheval sur l' arête; une saillie des couches supérieures de la roche la garantit contre les avalanches. Ces murs, revêtus de planches à l' intérieur, en font un gîte très comfortable, dans lequel dix ou douze personnes pourraient trouver place au besoin.

Dès que nous fûmes installés dans ce réduit, les guides allumèrent du feu pour réchauffer nos membres engourdis par le froid; le vent du nord soufflait avec force; nous le sentions d' autant plus que la cabane n' est point abritée de ce côté.

Hoiler qui avait voulu dessiner vint bientôt nous rejoindre, chassé par l' extrême froidure.

Il pourrait y avoir une heure ou deux que nous étions arrivés lorsque des voix se firent entendre au dehors.

Y avait-il d' autres touristes sur la montagne? You-lait-on nous disputer l' honneur de traverser les premiers de Zermatt au Breuil par le sommet de ce pic tant redouté?

Au moment où je m' adressais mentalement ces questions la porte s' ouvrit et je vis apparaître un voyageur suivi de deux guides: c' était un Anglais que j' avais vu la veille à Zermatt. Nous fîmes aussitôt de la place à ces nouveaux venus.

Après avoir procédé à son installation dans cette hutte qui voyait pour la première fois huit personnes réunies, M. Forster ( tel est le nom de ce touriste ) tira de son portefeuille un pli qu' il me remit; c' étaient quelques lignes de M. Seiler. Cet honnête hôtelier me priait de permettre que M. Forster se joignit à nous pour faire l' ascension du Cervin. En ayant conféré avec Joseph Maquignaz, celui-ci refusa de s' adjoindre les guides qui venaient d' arriver, ne les croyant pas capables de faire l' ascension. Et comme, prendre le voyageur sans ces deux hommes eut été un acte peu délicat, qui aurait compromis Joseph aux yeux de ses collègues, le chef de nos guides ne voulut point accepter cette proposition. Je le regrettai d' autant plus que Seiler me recommandait M. Forster comme un bon grimpeur.

Je dois ajouter que si nous avions accédé à sa demande, jamais M. Forster n' aurait pu nous suivre le lendemain, car il fut malade toute la nuit.

12* J' ai appris plus tard que ce touriste faisait son voyage de noce;

sa femme l' attendait tranquillement au Riffel pendant qu' il allait courir les aventures d' une nuit passée au bord de l' abîme. Il faut être Anglais pour affronter les dangers du Cervin dans une pareille circonstance * ).

Hoiler avait courageusement supporté cette première partie de l' ascension, de sorte que si Joseph Maquignaz s' était refusé à l' admission de M. Forster, il ne se fit pas beaucoup prier lorsque mon camarade lui avoua qu' il désirait vivement nous accompagner sur le sommet du pic géant, puisqu' il avait pris la peine de venir jusque là. Il fut donc convenu que mon camarade monterait le lendemain avec nous à condition qu' il donnerait ( comme on dit vulgairement ) une bonne main aux guides.

De la cabane suisse du Cervin on jouit d' un magnifique point de vue sur la chaîne du Mischabel qui s' étend d' un côté de la vallée de St. Nicolas comme une compagnie de tirailleurs, pendant que celle du Weisshorn s' al de l' autre côté avec ses pics aux reflets d' argent. Dans le lointain se ramifient les alpes bernoises; plus près, le Mont Rose avec ses vastes champs de neige; enfin, dans la profondeur, Zermatt et ses glaciers. Un paysagiste ne saurait rêver un plus magnifique tableau.

J' attendais avec impatience le moment où les plus hauts sommets des Alpes allaient être dorés par les derniers rayons du soleil; déjà son disque s' abaissait à l' ho, mais le froid était si intense que je dus à regret m' arracher à la vue de tant de beautés et rentrer en toute hâte dans la baraque.

Notre Anglais s' était pourvu d' une profusion de vivres

* ) Charles Dollfus. À travers Monts. Feuilleton du Journal de Genève, Septembre 1868. et il soupa aussi copieusement que s' il se fût trouvé à table d' hôte;

aussi dut-il se relever plusieurs fois dans la nuit pour respirer dehors; un instant même j' ai cru qu' il allait étouffer.

La digestion ne s' opérant pas si bien sur les hauteurs que dans la plaine, il est imprudent de trop manger; quant à nous qui avions soupe très légèrement, nous ne fûmes point incommodés, Dieu merci.

Le 3, à quatre heures et demie du matin, c' est à dire aux premières lueurs du jour, nous quittâmes la baraque emportant le meilleur souvenir de M. Forster; comme il était encore souffrant au moment de notre départ, il ne crut pas devoir persister dans son projet et rejoignit sa femme dans l' après ).

D' après ce que j' avais entendu dire à Zermatt, il m' avait semblé qu' on passait continuellement sur l' arête, tandis qu' on s' en tient toujours à quelque distance. Nous dames donc, à partir de la cabane, reprendre la pente rocheuse qui domine le glacier de Furgen.

A chaque pas des pierres se détachant sous nos pieds font un bruit épouvantable en se précipitant dans des profondeurs où l' œil ne peut les suivre. Pendant que nous gravissons ces pentes où les avalanches font rage, les montagnes avoisinantes semblent s' abaisser; le panorama grandit; de tous côtés ce sont des cimes enfouies sous la glace ou des pics déchirés, usés par l' hiver qui règne éternellement sur ces hauteurs.

La marche est fatigante, pénible même; le froid nous incommode et nous n' avançons qu' avec difficulté. Ici et là il faut entailler la glace dont la pente est couverte.

* ) Un Anglais du même nom a fait le lendemain l' ascension du Cervin; il ne faut pas le confondre avec M. Forster dont il est question ici. Joseph Maquignaz monte le premier, je le suis immédiatement;

viennent ensuite son frère, puis, Hoiler et enfin Pession; si cet ordre de marche a quelquefois été modifié pour les drois derniers, Joseph Maquignaz nous a toujours servi d' éclaireur; il dirigeait notre marche comme le pilote dirige celle du navire au milieu des écueils; aussi, est-il juste d' ajouter que si j' étais l' âme de l' entreprise, Maquignaz en était le bras.

Devant nous se dresse une grande pente de glace plus rapide encore; nous l' attaquons aussitôt sculptant nos pas les uns après les autres avec la hachette. Sur cette pente découverte le vent du nord nous assaille et nous livre de rudes combats; malgré de gros gants de laine j' ai tellement froid aux mains que c' est à peine si jejauis tenir mon piolet.

Habillé moins chaudement que moi, Hoiler souffre d' avantage encore de cette température glaciale; il se plaint plus particulièrement des pieds et des mains; un instant même le froid le saisit si complètement qu' il est obligé de s' arrêter, ne pouvant plus mettre un pied devant l' autre et ressentant dans les mains des douleurs qui lui arrachent des cris. Je me retourne et le vois s' appuyer la tête contre un rocher.

Aussitôt, les guides lui frottent les mains avec de la neige, lui font avaler une gorgée ou deux de rhum et la circulation du sang reprend son cours régulier. Cette crise passée, Hoiler se remet en marche et je ne sache pas qu' il s' en soit jamais ressenti.

Du côté où nous nous sommes engagés le Cervin surplombe, nous ne pouvons donc continuer notre marche dans cette direction; il faut nous rapprocher de l' arête et la franchir à l' endroit où elle forme un coude pour se relever plus fièrement jusqu' au sommet de la pyramide. De l' épaule ( c' est ainsi que se nomme le coude en question ) nous jetons un regard dans la profondeur sur le village de Zermatt qu' on voit fort bien à travers une légère brume.

Il est huit heures.

C' est sur la pente nord que nous venons d' atteindre qu' on rencontre les plus sérieuses difficultés; c' est aussi là que Whymper a vu glisser ses infortunés compagnons qui ont trouvé la mort sur le glacier inférieur du Cervin * ).

* ) Le 13 Juillet 1865, l' expédition conduite par Whymper, Lord Douglas, MM. Hadow, Hudson et trois guides partit de Zermatt pour faire l' ascension du Cervin. Le vendredi 14, à deux heures, les touristes arrivaient au sommet fatigués, tristes et inquiets du retour. C' est à la descente qu' arriva la catastrophe.

Yoici comment Whymper en a rendu compte au président du Club Alpin Anglais.

« Au moment de l' accident tous étaient immobiles; je le crois du moins, mais je ne puis le dire avec certitude, et les deux Taugwald ne le peuvent pas davantage, parce que ces deux hommes, marchant en tête, etaient à-demi cachés par un épaulement du roc. Le pauvre Croz avait jeté sa hache, et pour donner à Hadow plus de sécurité, il lui mettait les pieds, l' un après l' autre dans les positions qu' ils devaient occuper, et, à en juger par les mouvements de leurs épaules, je pense que Croz se tournait pour descendre d' un pas ou deux; c' est dans cet instant que M. Hadow doit avoir trébuché, puis être tombe sur lui.

« Croz poussa un cri, je le vis glisser avec la rapidité de la flèche, suivi par Hadow; une seconde après Hudson fut arraché de sa place et Lord Douglas avec lui; ce fut l' affaire de deux secondes. Mais à l' instant même où nous entendîmes l' exclamation de Croz, je me renversai en arrière vers les Taugwald aussi ferme que le permettait l' inclinaison du rocher.

« La corde qui nous reliait était tendue et le choc nous atteignit comme un seul homme. Nous nous maintînmes; la corde se rompit à égale distance de Taugwald et de Douglas. Pendant deux ou trois secondes tout au plus nous vîmes nos infortunés compagnons glisser sur le dos en étendant les mains, puis ils disparurent l' un après l' autre et tombèrent de précipice en précipice sur le glacier, 4000 pieds plus bas. »

Avant de nous engager dans ce passage qui servit de théâtre à l' une des plus affreuses catastrophes des Alpes, nous examinâmes avec émotion l' aspect de ce site lugubre afin de le graver profondément dans notre mémoire.

Sur un espace mesurant environ soixante mètres se dresse une paroi rocheuse de quarante à quarante-cinq degrés, polie comme une plaque de marbre par le frottement des avalanches; si çà et là se montrent quelques légères rugosités ou de rares fissures, la glace s' y est incrustée avec une adhérence qui défie les instruments les plus acérés. Tel est ce mauvais pas qu' on pourrait appeler la glissade en souvenir des victimes qu' il à faites. Le passage est réellement effrayant, aussi allons-nous procéder avec prudence, car un pied mal assuré glissant sur cette pente, nous ferait choir dans les abîmes de l' éternité.

En présence d' un tel danger je ne permets pas que tous s' attachent à la corde comme cela se fait habituellement; un seul doit être en marche pendant que les autres tiennent la corde tendue. Dans l' ascension du Weisshorn cette manière de procéder m' a réussi; n' est pas une raison pour la mettre de nouveau en pratique?

Joseph Maquignaz, redoublant d' attention, avance de toute la longueur de la corde et s' arrête; dès qu' il a trouvé une position capable d' offrir une certaine résistance, je passe à mon tour, tenant d' une main ce câble, maintenu par Yictor Maquignaz et Pession à l' autre extrémité. Hoiler passe de la même manière, puis l' un des guides; enfin le dernier avance à mesure que nous tirons la corde à nous.

Après avoir répété plusieurs fois cette manœuvre, nous nous rapprochons de nouveau de l' arête qui domine l' épaule, et que nous rejoignons en décrivant une légère courbe sur la paroi fatale, mentionnée précédemment. Des rocs enchâssés les uns sur les autres forment l' arête;

c' est une succession de degrés, de tourelles et de créneaux fantastiques, qu' il nous faut escalader en nous accrochant des mains et des ongles aux moindres aspérités, comme des araignées à un mur.

Pour comble de difficultés, ces rochers sont recouverts d' une couche de glace qui rend notre gymnastique plus périlleuse encore. Choisissant les supports que nous devons saisir, avant d' abandonner pied, nous nous hissons de roc en roc à force d' adresse. Les obstacles qui semblent nous défier d' aller plus loin ne font que stimuler notre ardeur; il faudrait nous voir, nous tordant, nous disloquant comme des hommes de caoutchouc, accomplir un travail pénible pendant lequel toute notre charpente osseuse est en mouvement.

Cette arête vertigineuse surplombe au nord-est les pentes abruptes du Cervin; aussi, chaque fois que nous prenons quelque repos nous pouvons voir à l' œil nu la cabane de Théodule, et compter les voyageurs engagés sur le glacier et les névés de ce passage. A nos hourras et nos cris de joie toute une caravane s' arrête pour nous répondre. Ces touristes sont assez éloignés pour nous apparaître comme des insectes microscopiques.

A cette redoutable arête succède une pente de glace parfaitement unie ayant une inclinaison de vingt-cinq à trente degrés. Cette glace ayant été ramollie par les rayons solaires, le pied s' enfonce assez pour qu' il ne soit point nécessaire d' entailler nos pas; nous avançons sans difficulté vers le point culminant, et bientôt nous n' aurons plus que le dôme bleu du ciel au-dessus de nos têtes.

Il est onze heures.

Quel sublime panorama se déroule autour de nous! Partout s' élèvent des géants aux cimes neigeuses et argentées!

Du sommet du Cervin on embrasse un immense horizon. A l' orient étincellent les Alpes Grisonnes; on dirait les vagues d' une mer en courroux; plus proches sont les montagnes du Haut-Valais et les arêtes de quelques chaînes secondaires; entre les vallées de St. Nicolas et de Saas, s' élèvent comme une gigantesque paroi les Mischabels dominés par le Dom: cette chaîne est soudée auMont-Rose par la Cima di Jazzi. La Lyskamm et le Breithorn relient le Cervin au pic Dufour, la plus haute sommité de l' un des joyaux de nos Alpes.

Au midi, deux puissantes chaînes s' étendent de l' est à l' ouest et nous cachent les plaines de la haute Italie: parmi les sommités qui se détachent par leur élévation de la plus éloignée de ces chaînes, on remarque particulièrement le Mont-Viso, qu' on pourrait comparer à la dent canine d' un monstre antédiluvien; les points les plus saillants de la seconde, plus rapprochée sont le Mont-Paradis et la Crivola; ces deux cimes se dessinent vigoureusement sur la transparence du ciel. Joseph Maquignaz les examine longuement; ce sont pour lui de vieilles connaissances dont il a fait l' ascension. A l' ouest, des montagnes succèdent à d' autres montagnes dominées par le majestueux Mont-Blanc. Dans le lointain, entre la Dent du Midi et la Dent de Morcles, le sombre Jura ferme l' horizon. Plus près, le Grand-Combin et ses glaciers vertigineux; à droite, le Mont-Blanc de Cheillon escorté du Mont-Pleureur et de la Ruinette; les sommités les plus proches sont le Gabelhorn et la Dent-Blanche; rien n' égale la hardiesse de cette dernière pyramide, elle semble menacer le ciel.

Au nord enfin l' imposant " Weisshorn nous cache les contreforts d' une partie de la vallée du Rhône, de même que la Blümlisalp.

Les points les plus remarquables de la chaîne des Alpes Bernoises sont: l' Aletschhorn, la Jungfrau et le Finsteraarhorn; par-dessus ces derniers apparaissent dans le lointain le Glsernisch et le Tödi, comme des ilôts au milieu d' un océan de sommités secondaires.

Ce n' est pas sans une certaine émotion que le regard embrasse l' immense horizon dont je viens d' esquisser les principaux traits. L' homme se sent écrasé en face d' un panorama si majestueux et si grandiose. Notre extase était d' autant plus profonde et plus complète qu' aucun nuage ne ternissait la coupole azurée du ciel. Un soleil radieux éclairait toutes les sommités qui semblaient rapprochées grâce à la transparence de l' air plus léger dans ces régions que dans la plaine.

Quand nous eûmes longuement admiré ces hautes montagnes, nos regards commencèrent à errer dans les profondeurs qui s' étendaient à nos pieds. D' un côté le val Tornenche se découpe dans toute sa sauvage magnificence avec ses glaciers, ses torrents et ses vastes chalets; la vue est surtout arrêtée par une construction moderne, située au milieu de grands alpages; c' est l' hôtel du Gio-mer, où nous devons bientôt trouver un gîte. De l' autre côté du Cervin s' ouvre un gouffre plus profond encore, où l'on découvre le pittoresque Zermatt avec ses grands et somptueux hôtels, sa vieille église et ses maisons de bois noircies par les années. Tout autour de ce Chamounix du Valais, sur la pente des monts, sont parsemés des chalets dans des sites charmants que le pinceau ne pourrait reproduire. Les glaciers de Findelen, du Gorner et de Zmutt, de beaux bois de mélèzes et de riches pâturages forment autour de Zermatt un vaste amphithéâtre où est assis, sur l' un des derniers gradins, l' hôtel du Riffelberg, station fort recherchée des alpinistes.

Si de la cime du Cervin le regard embrasse tout un monde de sommets et de glaciers, deux villages seulement sont en vue; c' est d' abord celui de Zermatt, déjà mentionné; puis un autre, plus considérable, probablement Savièze; il s' étage de l' autre coté de la vallée du Rhône, sur la pente méridionale des monts qui avoisinent la capitale du Valais. Ce dernier village exposé en plein soleil nous semble une véritable miniature au milieu de l' immense panorama dans lequel il est en quelque sorte perdu.

Le sommet du Cervin ( 4482 mètres au-dessus du niveau de la mer, est formé d' une arête de glace très-étroite, qui se relève de chaque côté comme un croissant largement ouvert. Chassés par le vent du nord, qui fait rage sur ces hauteurs, nous quittons la branche orientale du croissant pour gravir celle de l' ouest; sentant toujours davantage la dent aiguë de la bise, nous nous réfugions enfin sur le côté méridional où nous recueillons quelques spécimens de gneis talqueux quartzifère.

Là, nous ne pouvons nous défendre de prêter de temps en temps l' oreille à de longs grondements qui semblent sortir des entrailles de la terre; c' est le tonnerre lointain des avalanches se précipitant dans les profondeurs de la chaîne du Mont-Rose.

Le touriste qui a vu rouler l' avalanche ne peut oublier cette terrifiante scène; elle se grave à tout jamais dans la mémoire. Ces masses de neige en mouvement sont un des phénomènes les plus grandioses qu' offrent

* ) D' après les derniers relevés de M. Giordano l' altitude du Cervin serait de 4505 mètres. »

les Alpes; aussi le bruit de ces chutes répétées faisait-il naître en nous une véritable émotion.

Il y avait près d' une heure que nous étions sur le sommet du Cervin lorsque s' étant quelque peu réchauffé les doigts, Hoiler tira de son havre-sac une clarinette qu' il avait absolument voulu apporter, et en tira, non sans peine, les premières Notes du „ Rufst du, mein Vaterland, " du Ranz des Vaches et de l,'Hymne à Garibaldi.

Un fait excessivement curieux à noter, c' est que les sons de la clarinette paraissaient voilés et ne semblaient plus sortir du même instrument que j' avais entendu à Zermatt* ).

Le soleil avait accompli déjà la moitié de sa course; il était midi. Or, si nous voulions atteindre avant la nuit la région habitable, il fallait nous éloigner au plus tôt de cette cime sur laquelle les orages et la foudre ont empreint leurs traces.

Laissant à notre droite le passage suivi par les premiers touristes qui ont gravi le Cervin du côté méridional, nous descendons directement la pente qui fait face au val Tornenche.

C' est ici que s' ouvre le passage découvert l' année précédente par Joseph Maquignaz.

Sur la roche délitée, nous marchons avec d' autant plus de prudence que la pente est presque perpendiculaire. Un fait bien positif d' ailleurs, c' est qu' une descente sur des pentes rocheuses est bien plus dangereuse que la montée.

* ) La pression atmosphérique étant beaucoup plus faible sur les hauteurs que dans la pleine, il y a raréfaction de l' air, aussi l' inten - sité du son en est-elle sensiblement diminuée.

Du côté méridional on peut voir un certain nombre de roches foudroyées. Nous arrivons bientôt au bord d' une immense paroi où tout passage semble impossible à moins qu' on ait des ailes.

Mais nous apercevons une corde qui plonge dans l' abîme; Joseph Maquignaz la saisissant des deux mains se laisse glisser jusqu' à une profondeur où une saillie du rocher nous le fait perdre de vue. Cette corde, fixée dans le roc par des crampons de fer, est recouverte d' une légère couche de glace qui ne facilite point ce passage. Je m' apprête néanmoins à rejoindre le chef de nos guides, et descends comme il l' a fait en tournant dans l' espace de droite et de gauche selon les caprices de la corde; j' allais atteindre la corniche où Joseph Maquignaz avait pris pied, lorsqu' une pierre de la grosseur de deux poings me tombe sur la tête, déchire mon chapeau de feutre et me fait une meurtrissure dont je me suis ressenti fort longtemps. Cette pierre avait été détachée des couches supérieures par le frottement de la corde contre le rocher * ).

Voilà, pendant toute notre expédition, le seul accident produit par des chutes de ce genre.

Hoiler descendit après moi de la même façon; et enfin les deux autres guides.

Ce passage est le plus mauvais de toute la partie méridionale, aussi ai-je de la peine à comprendre comment Maquignaz eut le courage de le franchir le premier, sans être aidé par aucune espèce d' engins. Cet homme a vraiment accompli là un de ces tours de force qui le placent au premier rang des guides du val Tornenche; car il a, par ce fait, abrégé d' une heure l' ascension du Cervin; l' ancien passage étant plus long et plus difficile encore.

* ) M. le chanoine Carret d' Aoste m' a dit il y a peu de jours qu' on avait remplacé ce mauvais cable par une échelle en corde. La corniche où la corde venait de nous faire prendre pied, se nomme le col Félicité en souvenir d' une courageuse jeune fille de dix-huit ans qui est venue jusque là le jour où Maquignaz a découvert ce passage.

Sans cette corde que, par un sentiment de pudeur, une personne de son sexe ne pourrait franchir, elle serait arrivée sur la cime. Félicité Carrel, du val Tornenche, n' en a pas moins le mérite d' avoir donne son nom à l' un des plus hauts escarpement du Cervin.

Du col Félicité, situé à peu près à cent mètres sous le sommet de cette immense et redoutable montagne, nous continuons à descendre une paroi rocheuse, formée de petites dalles irrégulières et ruinées par les injures du temps. Il faut réellement avoir l' habitude des courses alpestres pour se hasarder sans danger sur des pentes de ce genre.

L' épaule du colosse n' est plus qu' à quelques pas, une grande crevasse de rocher nous en sépare. Cet endroit est appelé l' enjambée; ce nom lui convient à merveille, car il faut faire un pas excessivement grand pour atteindre le bord opposé, soit la naissance de Vépaule.

Ce n' est pas une petite affaire que d' arriver au sommet de l' épaule du Cervin: nous rampons sur des dalles que le moindre choc ébranle; nous nous accrochons à de grands rocs qu' on ne peut atteindre qu' avec peine, et de chaque côté sont des précipices affreux.

A gauche le regard plonge sur une paroi qui descend à pie jusqu' au pied du colosse; à droite sont des profondeurs où l'on aperçoit le glacier de Zmutt.

Pour comble de malheur, ces pierres branlantes sont recouvertes de neige fraîche qu' un grand vent nous chasse a la figure; aussi cette arête avec ses rocs boulever- ses, ses précipices béants offre-t-elle des dangers contre lesquels on ne saurait prendre assez de précautions.

Enfin l' arête devient moins accidentée au fur et à mesure que nous approchons du signale Tyndall. La partie méridionale de l' épaule a été nommée ainsi en souvenir de l' une des tentatives les plus sérieuses qui aient été faites pour atteindre la cime de ce géant des Alpes. M. le professeur Tyndall de Londres, bien connu par ses nombreuses courses dans les montagnes et ses observations sur la marche des glaciers, a fait en 1862 une tentative d' ascension au Cervin qui l' amena jusqu' à l' endroit où nous venons d' arriver avec des difficultés sans nombre.

Si l' arête suivie depuis le sommet du Cervin jusqu' à l' épaule se dirige au sud, depuis là elle se coude pour courir à l' ouest; c' est la direction que nous allons prendre maintenant.

Tous les passages étant recouverts de neige fraîche, la descente devient plus difficile et plus dangereuse; aussi notre marche sur l' arête qui conduit par une longue et rude pente de l' épaule à l' endroit appelé la cravate, nous ayant pris un temps précieux et la journée étant trop avancée pour que nous puissions atteindre avant le soir les derniers escarpements de la montagne, nous nous décidons à passer la nuit dans la cabane que le Club Alpin Italien a fait construire à peu de distance de l' arête pour faciliter les excursions de ce côté du Cervin.

La cravate est formée par une corniche recouverte de glace qui, vue du Breuil, a quelque ressemblance avec un tour de cou blanc.

Ici, nous laissons l' arête pour nous engager sur cette langue de glace qui s' appuie au rocher et s' incline brusquement sur le précipice. Il faut en tailler nos pas sur cet étroit passage avant de parvenir à la cabane où nous arrivons enfin à six heures du soir.

Ce refuge qui doit être le plus élevé de l' Europe, est abrité par un immense rocher en surplomb; ses murs sont en pierres sèches. Une fenêtre vitrée et une porte en bois en font une habitation assez comfortable; l' inté mesure trois mètres quatre-vingt centimètres de longueur, sur deux mètres environ de largeur. La hauteur est de deux mètres et demi.

Après avoir allumé du feu avec des morceaux de sapin qui se trouvaient là, nos guides nous préparèrent une tasse de thé dans une vieille casserole. Ce dernier ustensile forme avec deux mauvaises tasses toute la batterie de cuisine de cette cabane alpestre.

Pour faire notre thé nous avons dû nous procurer une provision d' eau en recueillant sur une toile tendue les gouttelettes qui tombent du bord de la roche en surplomb. Un trou pratiqué au milieu de la toile, fixée sur les manches de nos piolets, donnait passage au liquide qui filtrait ainsi dans la dite casserole.

À défaut de cette manière originale de nous procurer de l' eau, nous aurions pu faire fondre de la glace comme cela se pratique dans ces hautes régions quand aucune source n' est à la portée d' un campement de ce genre.

De la cabane, la vue s' étend au loin sur les chaînes de montagnes qui nous cachent les plaines du Piémont, et le val Tornenche se présente devant nous avec sa couronne de glaciers.

Nous n' entendons absolument que le vent qui hurle sur les hauteurs et le grondement prolongé des avalanches; aucun bruit humain n' arrive jusqu' à nous. En vérité on ne saurait rêver un point de vue plus splen-

Schweizer Alpenclub.13

dide et d' une sauvagerie plus complète et plus majestueuse.

Un spectacle plus saisissant encore s' offre à nos regards: le soleil se couche. Les glaciers et les pics aux reflets d' argent resplendissent d' un vif éclat, cependant les rayons empourprés du globe de feu cessent d' éclairer la vallée; ils fuient successivement les gradins inférieurs pour se concentrer sur les cimes orgueilleuses des grands monts, effleurant les glaciers et les nevés, qui, d' une blancheur éclatante, passent par le rose le plus transparent. Nous nous trouvons déjà enveloppés par la teinte sombre du crépuscule, mais les pics escarpés brillent encore! Une vive rougeur colore leurs sommets, puis un dernier rayon vient mourir sur les neiges rosées et la nuit est déjà complète quand la froidure nous force à rentrer dans notre refuge. Là, nous nous enveloppons dans des couvertures de peaux de moutons, en attendant que le sommeil vienne clore nos paupières.

Le 4, à sept heures du matin, après avoir pris comme la veille une infusion de thé, nous quittons la cabane. Notre couche sur la dure a enraidi tous nos membres et rendu nos articulations douloureuses.

Le soleil radieux semble nous sourire; quelques nuages couvrent les hautes montagnes du Piémont, mais nous avons encore la perspective d' une belle journée.

Reprenant notre marche sur l' arête, nous descendons sans rencontrer de bien grandes difficultés jusqu' à un endroit où une corde à été fixée pour faciliter le passage sur des roches polies; c' est ce qu' on appelle le linceul. Comme on le voit, les guides italiens ont cherché dans la langue française le terme, ou plutôt l' image la plus lugubre pour désigner cette partie de la montagne.

Pour franchir le linceul nous avons dû nous éloigner

quelque peu de l' arête, mais nous nous en approchons graduellement, jusqu' à ce que nous trouvions de nouveau une corde, qui nous aide à opérer notre descente.

Le rocher, contre lequel ce dernier câble est fixé, rappelle un peu par son aspect l' une des larges tourelles d' un château du moyen -âge. C' est pourquoi cette partie de l' arête est appelée la tour ) à sa base se trouve une petite esplanade où Whymper a établi une tente en toile blanche, utilisée lors des tentatives qu' il a faites sans succès de ce côté de la montagne. En effet, avant de faire l' ascension par Zermatt, Whymper a essayé plusieurs fois de gravir le Cervin du côté du val Tornenche.

La tente laissée par cet infatigable ascensionniste au pied de la tour, est loin d' être en bon état; elle a subi maintes avaries causées par l' action destructive de l' hiver et de ses tempêtes.

La toile, déchirée s' en va en lambeaux; les pieux, qui la soutenaient sont cependant encore debout comme pour témoigner combien les membres du Club Alpin anglais ont livré d' assauts avant de pouvoir fouler d' un pied victorieux la cime de ce géant.

Un peu plus bas, nous descendons une espèce d' en coupé dans le roc; c' est la cheminée.

Depuis ce moment nous nous éloignons de plus en plus de l' arête pour traverser une pente recouverte de pierres, qui s' ébranlent sous les pas comme on en trouve à la base des montagnes, dont la roche se feuillette et se délite sous les efforts de la gelée et du dégel.

Sur cette pente, les pierres qui tombent continuellement du sommet de l' arête, viennent siffler désagréablement à nos oreilles; aussi, précipitons-nous notre marche afin de nous trouver au plus vite hors de l' atteinte de ces Projectiles. Au moment où nous quittons les derniers

13* escarpements du Cervin, il nous salue, comme on le voit, d' une manière assez originale.

Marchant toujours à l' ouest, nous traversons sous le col du Lion, un couloir de glace puis un névé formé de neige épaisse; enfin, nous foulons les pâturages en fleurs. C' est avec un véritable plaisir, que nous rencontrons sous nos pas un gazon court et serré, et que nous retrouvons la végétation et la vie.

Changeant de direction, nous allons vers le sud-est jusqu' à un chalet isolé où nous sommes tout heureux de trouver du petit-lait, pour étancher notre soif; nous ne saurions choisir une boisson plus agréable et plus rafraîchissante.

Après cette courte étape, nous continuons à descendre à travers les prairies et les ravins; enfin, à onze heures et demie, nous entrons à l' hôtel du Giomen. Un peu plus bas est situé le village du Breuil où nous visitons dans l' après un chalet que de Saussure habita quelques jours en 1792.

Le lendemain, nous traversons le col de St. Théodule pour revenir à Zermatt.

Pendant cette dernière journée il nous fut impossible de revoir le sommet du Cervin, que des nuages voilaient complètement; dans la nuit il avait neigé sur les hauteurs et la fière pyramide, que nous venions d' escalader si heureusement, venait de laisser retomber son blanc manteau d' hermine jusque sur ses dernières assises.

Le 6, étant descendus de Zermatt à Yiége, le soir même nous prîmes la diligence fédérale jusqu' à Sion.

Le 7, enfin, nous arrivons à Genève par le bateau à vapeur de la côte de Savoie.

Une députation de clubistes genevois et quelques membres du Cercle des vieux grenadiers nous attendaient au débarcadère pour nous offrir le vin d' honneur et nous *Reiter de notre succès.

L' ascension du Cervin, plus facile par le versant suisse, mais très-périlleuse à cause des chutes de pierres, est plus difficile, mais sans danger du côté italien; cependant elle exigera toujours des touristes rompus à la fatigue, ainsi que des guides de première force.

Il ne faut pas qu' une seule fausse manœuvre vienne décourager le grimpeur; il est donc nécessaire que les guides possèdent le génie de la montagne. Tel point accessible aujourd'hui peut ne pas l' être demain; les intempéries de ces âpres régions étant très-capables de détruire les passages d' un jour à l' autre, et même de rendre toute ascension impossible.

Tel est du mein le résultat de nos observations pendant notre pénible escalade.

Quant à Joseph Maquignaz, nous pouvons le dire à sa louange, il ne s' est pas trompé d' une semelle dans la direction, qu' il nous a fait prendre sur les deux versants du Cervin; il est donc juste de le placer dans la première catégorie des guides.

Qu' un véritable grimpeur, à l' épreuve de tout vertige ( ce point est de première nécessité ), qu' un véritable grimpeur prenne donc ce guide et son ascension est assurée d' avance. Intrépide, courageux et prudent, voilà les excellentes qualités, les titres même de Joseph Maquignaz. Avec lui on marche au succès dans les conditions de sécurité les plus désirables. C' est d' ailleurs ce que le clubiste doit rechercher avant tout; il ne faut pas que les splendeurs de la nature et le besoin de violentes émotions lui fassent oublier la conservation de sa vie.

Ce récit aurait été incomplet si nous n' eussions accordé un juste tribut d' éloges à ce guide dont nous gardons le meilleur souvenir.

Qu' il vive encore longtemps et fasse jouir les amateurs passionnés des Alpes des sublimes beautés qu' on découvre de l' orgueilleuse cime du Cervin î

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