Camaraderie montagnarde | Club Alpino Svizzero CAS
Sostieni il CAS Dona ora

Camaraderie montagnarde

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Ernst Bucher, Zurich

AVANT-PROPOS C' est l' histoire d' un sauvetage.

Ce récit se propose de montrer combien sont complexes les événements qui, publiés, ne font plus l' objet que d' un entrefilet lapidaire. En même temps, on en conclura que, si l'on se trouve inopinément confronté à des situations tragiques, on peut réussir à s' en tirer avec de la bonne volonté et quelques capacités élémentaires. Ce rapport illustre aussi avec quelle rapidité et quelle sûreté, grâce à la Garde aérienne suisse de sauvetage ( GASS ) et à d' autres moyens, tels que l' excellente organisation - par le CAS - des secours en montagne, on peut aujourd'hui, en temps utile, apporter une aide efficace à des alpinistes en détresse.

Afin qu' on ne me soupçonne pas de donner dans la presse à sensation, je me suis efforcé de décrire les faits aussi objectivement que possible. J' espère vivement que le lecteur bienveillant me saura gré de cette ^honorable intention. Mon texte est dédié à tous ceux qui prirent part à l' action, et avant tout à mes camarades pour leur intervention désintéressée.

Dans les Alpes, le Valais est sans doute le paradis classique des grimpeurs. Un seul regret: c' est qu' il faille autant de temps pour s' y rendre quand on habite à l' est du pays. Pour ces deux raisons, nous avions longuement nourri le désir de passer une semaine entière à faire de l' alpinisme en Valais. Nous - c'est-à-dire, au sein d' une section, un petit groupe de clubistes de même profession.

Ce lundi d' août, notre équipe de huit prit le train à Zurich par un temps pluvieux évoquant la mousson. L' humidité du ciel nous tint fidèle compagnie jusqu' à la rampe du Lötschberg, et nous étions fort curieux des conditions atmosphériques que nous trouverions à l' autre bout du tunnel. Près de Goppenstein, les nuées parurent esquisser un mouvement. A Brigue, où notre dernier camarade nous rejoignit, l' as commençait tout juste à sécher sur la place de la gare. Plus le petit train rouge s' ap de Zermatt, plus le ciel devenait bleu et plus s' exaltait aussi la bonne humeur du peuple itinérant. Encapuchonnées de frais et blanches de neige, les têtes connues des quatre mille nous saluaient. Merveilleux comme, vers midi, alors que nous déambulions sur la grande promenade des Zermattois, le soleil riche en calo- ries nous pénétrait de plus en plus de ses rayons, tout en attirant dans la rue une légion de villégiaturants! Encore quelques ultimes achats et « à partir de là, ma foi, nous ne ferons plus rien à plat ». Ça grimpe, en effet! Tous ceux-là le savent qui ont une fois foulé de leurs pieds vaillants le sentier du Triftbach. La perspective d' avoir à nous hisser de seize cents mètres qu' à la cabane ne nous trouble pas, car nous montons partiellement à l' ombre. Les eaux tumultueuses nous montrent que cette région aussi a été proprement douchée. De nombreux promeneurs venus de tous les coins du monde mettent dans les rencontres quelque variété et, au passage, nous échangeons souvent des propos joyeux. Dépassées les ruines de ce qui fut l' hôtel du Trift, la végétation et les passants se font toujours plus rares. Cependant nous avons la compagnie d' un courant frais, assez fort, qui ne nous est point désagréable, du moment que nous lui devons à coup sûr l' amélioration du temps. La dernière partie du petit sentier raide et quasi interminable qui grimpe sur la moraine donne à chacun tout loisir de mettre de l' ordre dans ses pensées. Et nous atteignons la cabane du Rothorn, à 3200 mètres, à la tombée du crépuscule.

Le cordial accueil de madame la gardienne nous donne bientôt le sentiment que nous sommes confortablement installés dans un refuge hospitalier. Un puissant repas, convenablement arrosé, élève nos esprits vitaux jusqu' à des hauteurs épurées. Selon l' usage des montagnards, nous sortons encore une fois, le soir, devant la cabane, pour examiner le ciel. La merveilleuse voûte étoilée ne nous promet que le beau temps pour le lendemain et, sur cette rassurante certitude, chacun va se coucher.

Si l'on veut réussir l' excursion qu' on entreprend en haute montagne, il faut que, conformément à l' habitude du pays, le réveil, ce jour-là, soit avancé le plus possible. Pour nous aussi, qui voulons nous attaquer au Rothorn de Zinal, les heures prétendument dorées du matin commen- cent en pleine nuit. Tout de suite après, à la lueur des lampes de poche, règne une intense activité dans la cabane et à l' extérieur. Chacun s' occupe de son propre matériel. Partout, c' est le branle-bas du départ. Elle a toujours quelque chose d' irréel et même d' insolite en soi, cette agitation fiévreuse, cette bousculade pour s' élancer dehors, dans l' inconnu. Faut-il l' attri à notre légère somnolence, ou cela tient-il à ce que la jeune journée est encore à peine éveillée? Mais cet état change vite, dès qu' on a fait quelques pas et que le corps s' est réchauffé, ainsi que l' esprit. Toutes les montagnes ne peuvent pas, comme le Rothorn de Zinal, offrir à chacun, en manière d' ouverture, un abord aussi aisé. Une montée modérée nous permet d' accéder au vaste plateau neigeux du glacier de Hohlicht, à son extrémité supérieure. On ne peut pas se tromper. Il y a des traces bien marquées et faciles à reconnaître. A cinq heures, nous nous sommes engagés les derniers sur cette route, répartis en trois équipes de trois. Un peu en avant, nous apercevons une autre cordée, tandis que les premiers, abandonnant le glacier, escaladent déjà une barre rocheuse sans difficulté. Insensiblement, la lueur à l' est commence à éteindre les étoiles, et les contours du paysage prennent des formes plus précises. Toujours à la même cadence, nous gagnons de l' altitude, souvent sur une neige dure qui alterne avec le rocher sec.

Deux heures plus tard, nous sommes au début d' une arête de neige, à l' endroit nommé « Place du déjeuner ». Nous y faisons une courte pause dans les chauds rayons du soleil. Le temps est à souhait: on est content de soi-même et du monde. On s' attaque au bout de chemin suivant, les pieds dûment chaussés de crampons. La fine et tranchante arête, encore gelée, réclame de l' attention, les deux flancs de la montagne étant d' une longueur et d' une raideur remarquables. Mais aussi quel repos de pouvoir se fier à la prudence et la sûreté de ses camarades! Ce passage sur la neige exige une demi- heure, avant qu' on puisse s' attaquer à l' escalade proprement dite de l' arête sud-est. Le rocher est parfois couvert de neige fraîche et, par-ci, par-là, du verglas apparaît. Rébarbative comme un sphinx, la haute construction du sommet trône bien loin au-dessus de nous. Mais il convient tout d' abord de se concentrer sur le but proche: la brèche de l' arête sud. Les deux équipes de pointe sont depuis un bon moment au travail. Ce qui surprend notre chef de course, c' est qu' elles ne suivent pas l' itinéraire normal, marqué, dans sa partie inférieure, par un couloir à franchir, après quoi on continue à grimper par l' autre flanc. Mais un appel en ce sens reste sans effet. Il est vrai que les conseils, en montagne, sont toujours délicats, pour les donneurs comme pour ceux qui les reçoivent. Tout en jetant vers le haut des coups d' oeil occasionnels non dépourvus de préoccupation, nous nous vouons de nouveau à notre tâche. L' en permet une bonne progression. Une magnifique ascension dans un site grandiose. Et voilà que - une exclamation étonnée, ou bien était-ce un cri étouffé? Nous regardons tous la paroi qui nous domine, et nous restons pétrifiés: les deux d' en haut dévissent! Coup d' oeil terrifiant: les deux, sans remède aucun, dévalent le couloir, bondissent, passent l' un par-dessus l' autre et continuent leur chute, en exhalant des plaintes étouffées et de douloureux gémissements, toujours plus bas, toujours plus profond, pêle-mêle avec des pierres et des pelotes de neige, pareils à des balles sans volonté livrées à la seule pesanteur. Réalité ou cauchemar? Nos corps et nos esprits se paralysent, tandis que dure encore l' inconcevable terreur de ce drame. Un instant, il semble que cette horrible glissade va s' arrêter. Mais non! L' un arrache de nouveau l' autre et l' entraîne plus bas encore vers l' abîme. La chute continue et les bonds se succèdent. Est-ce que ça n' aura donc pas de fin? Et nous, spectateurs, nous sommes condamnés à l' impuissance. Encore une courte glissade et ils sont perdus! Et voilà pourtant que le miracle s' accomplit: à une dernière saillie du roc au-dessus du gouffre béant, la corde se prend, se tend - et s' arrête. Quelques pierres vont encore se fracasser dans la profondeur, et plus rien: un silence de tombe. C' est comme si la nature entière devait reprendre haleine. Aucun mouvement, aucun bruit. Frappés d' engourdissement, nous demeurons là, fixant des regards fascinés sur cet endroit, à cinquante mètres à peine devant nous. Combien de temps? dix secondes? une minute? davantage? Toute notion de temps est abolie, tandis que s' impose, palpable, l' étendue du malheur. Un sentiment d' immense impuissance s' empare profondément de notre être, en même temps que nous harcèle une question unique, inexorable et violente. Cette tension ne se dissipe que lentement. Pour faire place au désespoir?

- Non, regardez!

Pareille à une ombre, une forme se soulève, et, comme en transes, se met à monter. Quelques pas seulement, mais c' est encore de la vie. Brève et inconcevable apparition. Est-ce possible après une chute pareille, une chute de plus de cent mètres? Peu à peu cependant, l' incroy s' impose à la conscience. Prudemment, nous nous approchons et nous apercevons l' autre assis sur une bosse rocheuse. Il bouge, lui aussi.

- Ohé! camarades, comment ça va?

Pas de réaction. Nous les appelons encore, sans succès. Ils doivent pourtant nous entendre, mais rien ne se manifeste en retour. Fritz essaie en français, inutilement. Ils semblent absents. Que faire? Ils sont probablement sous l' effet du choc. Quelqu'un fait une tentative en anglais. Et ça réussit. L' un d' eux soulève un peu la main et répond faiblement:

- We are English.Wait, we shall help you.2 leur crions-nous.

En un clin d' œil, notre groupe reprend vie.

1 Nous sommes Anglais. 2Attendez, nous allons vous aider.

Un instant suffit à nous réunir, et nous discutons de la situation. Nous allons leur venir en aide, voilà qui s' impose aussitôt à chacun. Il est clair aussi que, réduits à nos seuls moyens, nous ne pouvons pas sauver les victimes. Dès lors, la conduite à suivre est toute tracée. Nous quatre nous resterons sur le lieu de l' accident, et les autres vont descendre afin d' alerter le plus rapidement possible la station de secours. Ce faisant, nous assumons un devoir dont nous ne pressentons pas encore ce qu' il va exiger de nous. La cordée qui descend est bientôt formée et nous quitte. Tant qu' elle est en haut, ses membres restent ensemble, puis, quand ils parviennent en terrain plus facile, Fritz se décorde, et, en toute hâte, se dirige vers la cabane.

Le plus urgent consiste avant tout à assurer les deux infortunés pour prévenir une nouvelle chute. Werner, retenu par Toni, s' efforce d' attein le plus petit, tandis que Ruedi, attaché à notre corde, porte secours au grand. Comme on peut s' imaginer, l' événement a aussi agi sur nous. Soucieux de sécurité, nous devons procéder sans précipitation et de façon réfléchie. Grâce à nos connaissances médicales, nous constatons que nos deux blessés ne sont pas en danger. L' état du petit semble d' abord plus grave. Il a une blessure au genou qui saigne abondamment. Ils ont sans doute subi tous deux un choc psychique, et ils peuvent à peine répondre à nos paroles. Dans leurs vêtements déchirés, ils ont l' air pitoyable. Mais le moment est mal choisi pour les étudier longuement, car le lieu dangereux où ils sont—dans un couloir menace par les chutes de pierres - exige impérieusement qu' on se disperse ailleurs. C' est, bien sûr, plus vite pensé que fait, mais nous trouvons un endroit favorable non loin de là, au pied d' un ressaut vertical qui offre en même temps de bonnes possibilités d' assurage. Il faut d' abord démêler les cordes. L' inclinaison de la pente n' est pas excessive, mais, couverte de neige fraîche, elle requiert la plus grande prudence. Séparés d' à peine deux mètres, Toni et moi sommes installés au poste d' assurage. Nous ressemblons à des mon- treurs de marionnettes, tant il y a de « fils » qui courent de l' un à l' autre. Entre-temps, Ruedi commence à monter pas à pas avec le premier. Chaque mètre est conquis à grand-peine, bien que le blessé fournisse un courageux effort de collabora-tion^ ( On ne réalisera que plus tard à quel point il a été vaillant, lorsque l' examen médical révéla une fracture du bassin. ) Il faut toujours de nouveaux arrêts au cours desquels, souffrant terriblement, le blessé mesure le pénible chemin qu' il doit encore parcourir. Avec mes pauvres connaissances linguistiques, j' essaie de lui expliquer la raison de cette torture, et en même temps de le féliciter et de l' encourager. Pendant ce temps, Werner se voue à l' autre. Le genou reçoit un pansement compressif à l' aide duquel on réussit enfin à maîtriser l' hémorragie. Ses gémissements révèlent à quel point il souffre. On lui fait avaler deux comprimés avec un peu de thé. Werner nous exhorte sans cesse à avancer. Le soleil, en attendant, projette sa chaleur droit dans notre couloir, et, quand la fonte aura commencé, elle va déclencher les fracassantes chutes de pierres. Nous comprenons fort bien cette exhortation à nous hâter, quel que soit son désagrément. Nous sommes exactement à 4000 mètres et, quand il s' agit, à cette altitude, de fournir un travail sérieux, tous ceux qui en ont fait l' expérience savent ce que cela représente. Enfin, on vient à bout de ces 25 mètres, et le blessé est doucement étendu juste à côté de moi, et assuré. Ruedi repart sans perdre de temps. J' apaise mon nouveau voisin qui s' inquiète de son camarade. Pour faire diversion, je le questionne un peu. Tous deux sont étudiants, ils ont vingt ans. Il fait sa seconde saison, et son ami ses premières armes en montagne. A ma remarque:

- You are very lucky boys l il répond par un hochement de tête mélancolique. Werner et Ruedi essaient maintenant de porter le petit hors de la zone dangereuse. Mais bientôt Werner doit renoncer à son intention de charger simplement le mince jeune homme sur son dos: aussitôt qu' ils veulent le soulever, il' Vous avez encore eu de la chance!

commence à gémir fortement. Ainsi donc, ça ne va pas. En cas de lésions internes, il faut procéder avec beaucoup d' égards à toute manipulation. La tentative de le porter à deux échoue également. Et pourtant il faut le tirer de là, l' emporter. Si seulement il n' était pas totalement apathique! A nos questions il ne répond pas. Nous ne pouvons donc ni poser un diagnostic de traumatisme, ni espérer de sa part une collaboration quelconque. On expérimente une autre méthode. Ruedi installe un palan par lequel le blessé sera déplacé en position assise, chaque fois sur une petite longueur. Grâce à une suspension sur trois points d' appui, l' épreuve est supportable pour la victime. Mais la progression par ce moyen est un vrai jeu de patience. Soulever avec précaution, pousser un peu en avant, prendre une position nouvelle, et derechef déposer, soulever, et ainsi de suite. Interminablement, et malgré leur peine, ils s' élèvent, mais cela va... jusqu' à l' endroit à partir duquel il n' y a plus que de la neige, exclusivement. Là, le garçon glisse de nouveau en arrière, quel que soit le point que l'on atteint. Une marche sur place. Il faut encore chercher une autre solution. Werner veut essayer une deuxième fois de le porter sur son dos. Il s' accroupit, et Ruedi, avec ménagement, lui glisse sur le dos la lourde charge. Le patient se laissant faire passivement, cela seul est déjà un joli travail. Après pas mal de gémissements, on y arrive enfin, et Werner commence à progresser pas à pas, courageusement, comme jadis saint Christophe. D' une main, il doit tenir solidement son fardeau. Ruedi l' aide par-derrière aussi bien que possible, pendant que Toni et moi ramenons activement la corde. Haletants et au prix d' une marche exténuante, ils s' élèvent vers l' arête. Y parviendront-ils? Werner donne toute sa mesure. Lui, qui n' est pas précisément inaccoutumé aux fardeaux, geint et s' essouffle, mais il veut tenir le coup. Encore trois pas - encore una y est. A bout de forces, il laisse glisser sa charge à terre, et il est lui-même bien près d' un total épuise- ment. Werner a accompli là une performance extraordinaire, et il lui faut un bon moment pour se remettre. Nous étendons l' infortuné à côté de son coéquipier, et tous deux, sans rien dire, échangent le regard de ceux qui se retrouvent. On leur donne un peu de thé et de chocolat. Ruedi rassemble leur matériel, puis nous nous asseyons aussi tous les quatre près les uns des autres pour nous reposer et nous offrir une cigarette. La tension diminue, mais nous parlons peu. Chacun doit pour son compte digérer l' événement. Il est déjà dix heures et demie. Cette fatigante entreprise a duré près de deux heures. Nous pouvons à peine le croire. A un observateur neutre, cette demi-douzaine de montagnards assis les uns près des autres et apparemment paisibles offriraient un coup d' ceil idyllique. En vérité, le côté effrayant de l' affaire paraît s' estomper lentement. Hésitante, une discussion s' amorce. Le grand s' informe timidement des événements futurs. Si seulement nous savions nous-mêmes ce qui va se passer, au moins approximativement! Je lui explique que nos camarades ont alarmé le poste de secours. Pour renforcer quelque peu la confiance, un autre fait allusion à un hélicoptère, sur quoi l' Anglais, en pleurant, donne à entendre qu' ils n' ont pas tant d' argent. Nous le tranquillisons en l' exhortant à ne pas se faire de souci inutilement: tout ira bien. Tout ce que nous pouvons faire, c' est au moins de leur maintenir le moral, quoique nous sachions à peine nous-mêmes comment les choses se dérouleront. L' atterris d' un avion ici est exclu, et nous ne pouvons nous-mêmes plus rien faire pour les transporter. En pensées, nous sommes près de nos camarades. Ont-ils atteint la cabane? Que va faire la colonne de secours? Pour mener à bien une intervention, ici, il lui faut assurément au moins une douzaine d' hommes. Combien de temps devrons-nous encore séjourner en ce lieu? Questions sur questions. Les problèmes de sauvetage nous occupent dans tous leurs détails. Différentes possibilités sont envisagées. On échange des opinions. L' installation d' un câble d' acier -nous tombons d' accord là-dessus - rendrait certainement de bons services. On pourrait par ce moyen descendre les blessés jusqu' au plateau glaciaire, deux cents mètres plus bas. Et le reste du transport ne soulèverait pas de problème. En dépit d' une conversation animée, personne ne trouve de solution entièrement satisfaisante. Et, cette fois-ci encore, l' événement va se produire autrement qu' on ne le pense. Mais, à parler franchement, il ne vient à l' idée de personne que nous en serons encore les acteurs principaux.

- Ecoutez! est-ce qu' on n' entend pas un bourdonnement lointain?

- Non, non, c' est le train du Gornergrat.

- Pas du tout! le bruit devient plus fort.

Et vraiment, nous voyons maintenant quelque chose, loin, tout en bas, dans l' échancrure de la vallée. C' est un hélicoptère. La joie se mêle au doute. Qu' est qu' un aéronef veut essayer de faire ici? Nulle part la plus petite place d' atterrissage. En hâte, je tire de mon sac le parapluie rouge afin de signaler notre position. Décrivant sans cesse des cercles, la machine gagne de la hauteur. Maintenant, nous voilà convaincus: il s' agit de nous. J' agite mon « fanion » comme un naufragé. Le pilote nous a-t-il déjà aperçus? Il vole encore trop bas et trop près de la paroi, puis il change de direction et disparaît derrière l' arête. Pas pour longtemps. Le bruit du moteur révèle que l' appareil prend un nouvel essor. Cette fois, il est à la bonne hauteur. Plein d' aisance, il passe devant nous: spectacle exaltant. Nous faisons des signes désespérés. Seuls nos protégés réagissent à peine. Déjà, la machine redisparaît à nos yeux. Néanmoins, si l' intermède a été court, nous sommes désormais pleins de courage et de confiance. La liaison est établie avec le monde extérieur. Mais, pour le moment, nous sommes encore seuls et nous devons attendre. Aussi attendons-nous pas loin d' une heure. Nous nous en consolons en pensant que les préparatifs nécessiteront du temps. Vers onze heures et demie, nous entendons de nouveau le ronflement du moteur. Cette fois-ci, c' est l'«Alouette » d' Air qui monte plus rapidement et qui se détache avec netteté sur le fond blanc du glacier. A une corde sous l' appareil est suspendu un paquet. Serait-ce un sauveteur? Cela nous paraît invraisemblable, ou bien sommes-nous trompés dans notre sens des proportions? Par prévoyance, Ruedi se dépêche de descendre un peu jusqu' à un nez rocheux, pour apporter son aide s' il y a éventuellement dépôt au sol. Mais, bientôt, nous distinguons mieux: ce n' est pas un homme. Le pilote gouverne avec prudence en direction des rochers. A la corde pend une trousse. Elle se balance, pareille à un grand pendule, de-ci, delà, encore hors de notre portée. L' appareil manœuvre pour se rapprocher toujours plus. Nous observons non sans inquiétude combien sa distance à la paroi se réduit constamment. Maintenant, il est à peu près à plomb sur nos têtes, et tout à coup nous surprend la puissante poussée provoquée par le courant d' air du rotor. Réaction instinctive: chacun cherche immédiatement à s' accrocher n' importe où. Ce vent tempétueux nous a tous remplis d' effroi, personne n' y étant prépare. Et ce moteur encore qui rugit juste au-dessus de nous! Nous pensons être tombés dans un véritable chaudron de sorcière. Heureusement que tout est bien solidement fixé! Sur son socle rocheux, Ruedi se livre à une acrobatie de funambule pour tenter de saisir au vol le colis suspendu. Sa place d' exercice est vraiment réduite. Dès que la trousse se balance dans sa direction, il parvient à l' attraper. A peine le mousqueton est-il ouvert que l' appareil, se dégageant de la paroi, prend de la distance - et avec lui s' éloigne son tempétueux ouragan. Nous saisissons la trousse. Premier objet, dessus: un poste de radio. Dès que Ruedi l' a dans les mains, l' objet se met déjà à parler:

- Allô - ici Garde aérienne - lieu de l' accident, répondez s' il vous plaît!

Ruedi trouve aussitôt le bouton pour la réponse et dit en retour:

- Ici lieu de l' accident - Garde aérienne compris, répondez!

La joie et le soulagement du pilote sont perceptibles quand il donne quittance:

- Ici Garde aérienne. Compris. C' est déjà merveilleux: vous comprenez l' appareil! Attendez deux minutes: je vais atterrir et puis je vous donnerai d' autres instructions.

Et en effet, un instant après, la voix se fait de nouveau entendre, claire et distincte. On réclame d' abord des précisions sur l' endroit de l' accident. Ruedi fait un rapport général de situation. Ensuite, le médecin s' informe de l' état des blessés. On transmet aussi nos opinions à ce sujet. Ces avis ne sont probablement pas des plus précis, mais nous ne sommes pas en état de donner des indications exactes, nos connaissances en anglais ne suffisant pas à un interrogatoire plus approfondi des blessés. Le mystère ne s' éclaircit qu' à ce moment-là: jusqu' alors, nos interlocuteurs ne savaient pas que nous avions pris en charge deux Anglais. C' est pourquoi on nous prie de ménager une conversation directe entre patients et médecin. Mais le résultat est plutôt mince, parce que le grand ne donne que peu de renseignements. Là-dessus nous parviennent des instructions d' ordre médical:

- Dans la trousse de sauvetage, vous trouverez une boîte rectangulaire en plastique. Pre-nez-y la seringue à injections et ôtez-en l' enve de protection. Vous verrez alors l' aiguille. Piquez le plus gravement atteint en enfonçant l' aiguille presque en entier, une main au-dessus du genou, à travers les vêtements s' il le faut. Au début, tirez le piston un peu en arrière. S' il ne coule pas de sang, injectez le contenu en entier. Ensuite, laissez reposer le patient dix minutes.

Ruedi répète les instructions fidèlement, tandis que Werner prépare la seringue. Mais piquer des gens n' est pas l' affaire de chacun, et pas non plus celle de Werner. Il se tient là, désemparé, à considérer l' instrument.

— Non, je ne puis pas faire ça, vraiment pas! Et pourtant il le faut, c' est nécessaire. Jusqu' ici, je n' ai que reçu des injections, mais je n' en ai jamais fait. Dans l' espoir que, cette fois encore, donner est plus agréable que recevoir, je prends courage et je fais la piqûre au petit. Ça se passe bien pour lui et pour moi! Mais déjà la communication par radio reprend. L' annonce qu' on procédera ensuite au sauvetage des blessés au moyen d' un filet nous prend un peu au dépourvu. Mais les instructions qui suivent sont à ce point précises que nous retrouvons bientôt notre confiance en nous. Il nous faut prendre dans la trousse le filet de nylon et l' étaler bien à l' horizontale sur un emplacement de la grandeur d' un homme, en indiquant où sont la tête et les pieds. Nous devons y étendre le blessé en longueur, avec d' extrêmes précautions à cause d' éventuelles lésions dorsales. On insiste avec une particulière énergie, et maintes reprises, sur le fait que huit cordelettes doivent être accrochées au mousqueton.

- Faites rapport dès que vous serez prêts. Voilà qui pourrait nous occuper de nouveau passablement.

Comme Ruedi et Werner n' auront plus de main libre désormais, c' est Toni qui sera chargé de la radio. Lui aussi maîtrise parfaitement la technique des communications parlées et le dialogue se déroule entièrement en bon allemand. On nous donne sans cesse de nouvelles précisions, qui doivent exclure toute faute. Notre tout premier souci est de trouver l' emplacement qui convient pour la prise en charge. La petite terrasse rocheuse est simplement trop exiguë et, loin à la ronde, il n' est pas possible d' en aménager une convenable. Quelqu'un a l' idée lumineuse de faire une plate-forme en foulant la neige fraîche. Un peu au-des-sous de l' endroit que nous occupons jusqu' ici, Ruedi et Werner commencent immédiatement à tasser la neige, tandis que j' explique tant bien que mal au grand, à côté de moi, le déroulement des opérations. La mine résignée, il écoute attentivement mes explications. Le petit, en revanche, ne prête aucune attention à ce qui se passe: il est visiblement sous l' effet du narcotique. Notre activité est suivie à la lunette de la place d' atterrissage intermédiaire sur le glacier. Le pilote s' informe de la justesse de ses observations: la place où il viendra chercher les blessés est-elle un peu plus distante du rocher que celle où il nous a livré la trousse? Nous devons reconnaître, à regret, que ce n' est pas le cas. L' endroit est d' un demi-mètre encore plus défavorable. Entre-temps, l' emplacement étroit mais admissible est préparé, et le filet étendu. Nous décidons d' expédier d' abord le petit. Le déplacement des blessés a lieu cette fois-ci en descente, et va par conséquent sans peine. Mais nous avons passablement de besogne jusqu' à ce que le garçon soit bien couché dans le filet. Un dernier contrôle, sur quoi Toni nous annonce prêts. Le pilote instruit avec insistance notre homme de liaison par radio sur ses devoirs en tant que chef de poste, du moment qu' il lui est impossible à lui-même d' avoir l' oeil partout à la fois. L' hélicoptère doit être dirigé et maintenu exactement à la perpendiculaire au-dessus de la place de prise en charge. Les continuelles corrections: « Plus haut! Plus bas! En avant! En arrière! etc. » ont une importance capitale. Aussitôt que le filet est assujetti et assuré au câble, nous devons sans discontinuer donner l' ordre: « Départ — Dé-part—Départ- » jusqu' à ce que l' appareil s' envole. Afin qu' il puisse prendre son essor avec rapidité et sûrement, un troisième homme est nécessaire sur l' emplacement de départ. L' un doit fixer le crochet au câble, et les deux autres conduire le filet de sauvetage lors du décollage. Nous attendons, les trois, sur de mauvaises places de stationnement, la reprise des opérations. Un ronronnement croissant nous avertit de l' approche de l' hélicoptère. Nous voulons agir avec calme et réflexion, mais nous sommes tendus à l' extrême. Le courant d' air ne nous surprendra plus, mais bientôt le bruit du moteur empêche toute compréhension des paroles. Nous avons recours aux gestes. L' oiseau géant s' approche avec circonspection. Incroyable avec quelle minutie cette machine se laisse manœuvrer, comme si elle était suspendue! Les extrémités du rotor sifflent à peine à deux mètres du rocher. Si seulement la corde ne se balançait pas aussi fortement, du moment que mon champ d' action est aussi restreint! Il faut pourtant la saisir. Il s' agit donc, forcément, d' attendre qu' elle oscille dans ma direction. Maintenant, je puis l' attraper. Sus-pendre - assurer - et en même temps je lance à Toni le « prêt au départ ». La corde se tend, et doucement le paquet décolle. Il est bien suspendu, et bientôt il se balance au-dessus de nos têtes. En un clind' œil, I'« Alouette s' éloigne de la pente - et les voilà partis. Nous demeurons là, légèrement émerveillés. Pour une fois, tout s' est passé si vite! Nous suivons du regard l' oiseau qui disparaît, exactement comme des enfants auxquels on aurait enlevé leur jouet à l' improviste. Sans nous arrêter, nous remontons et nous nous mettons immédiatement à préparer l' évacuation de l' autre victime. Dix minutes après, le pilote nous rapporte déjà le filet vide, et le travail reprend derechef. Nous voilà maintenant, les uns et les autres, bien exercés, de sorte que le second blessé peut s' envoler déjà une demi-heure plus tard. Peu après, l' appa revient une sixième et dernière fois, pour emporter les sacs des Anglais et la trousse contenant le matériel de sauvetage, ce qui requiert de notre part activité et promptitude. L' hélicoptère s' éloigne rapidement avec cette dernière charge, et nous restons sur place à lui faire des signes. L' appareil radio est resté entre nos mains et nous avons la tâche de le rapporter à la cabane.

Le pilote prend congé de nous:

- Je vous remercie cordialement. C' était un plaisir de travailler avec vous. Vous avez tout fait excellemment, comme une vraie colonne de secours. Je vous félicite et me permets pour finir encore cette question: Quelle est votre profession? » Toni donne le renseignement désiré, et remercie de l' extraordinaire performance ainsi que de l' aide précieuse. Ainsi se termine notre intervention. Autour de nous, tout est tranquille. Alors une sorte de vide se creuse en nous. Avec la détente nerveuse la fatigue du corps nous gagne.

Sans entrain, nous essayons de manger quelque chose, mais nous renonçons bientôt. Le plus raisonnable nous paraît de descendre aussitôt, et c' est ainsi que, de bonne heure dans l' après, nous prenons le chemin du retour. Il règne encore un soleil radieux, mais, en ce moment, les montagnes et même notre propre action ne nous inspirent aucune joie. Avec prudence et comme des automates, nous marquons nos pas dans cette descente. Silence partout. Chacun est seul avec ses pensées. Que sera demain? Tout est encore incertain. Avec le temps, on y verra plus clair. C' est pourquoi nous nous sentons soulagés en arrivant à la cabane. Les camarades nous font fête et nous entourent de soins attentifs. Le chef des secours de Zermatt est présent. Il nous remercie vivement de l' aide spontanée et de notre excellent travail. Comme nous l' apprenons, il n' aurait guère été possible de mettre sur pied une colonne de secours, car, vu le temps magnifique, tous les guides étaient en montagne ce jour-là. Nous pouvons échanger quelques mots avec le médecin. Selon son diagnostic - qui nous surprend — le plus grand est bien plus gravement atteint que son compagnon de cordée. En attendant, ils sont entre de bonnes mains, à l' hôpital de Viège. Nos camarades ont pu aussi se rendre utiles en aidant au transbordement. Madame la gardienne nous invite à une collation, que nous acceptons bien volontiers. Nous nous racontons les uns aux autres les événements et recevons des félicitations. Mais ce qui nous plaît, c' est que nous avons pu aider de façon efficace, et que, ce faisant, nous avons encore beaucoup appris.

EPILOGUE Ce compte rendu est peut-être un peu long, mais je crois que, grâce aux détails, le lecteur aura mieux pu se représenter la réalité. Il faut reconnaître qu' il nous a été possible, grâce à un concours de circonstances favorables, de secourir deux hommes en détresse. Je mention- nerai brièvement ci-après les autres facteurs qui ont empêché l' accident d' avoir des suites tragiques:

Les deux touristes ont relativement bien supporté leur chute parce qu' ils portaient des casques protecteurs. Ensuite, leur corde s' est prise à un endroit où, selon des avis compétents, il n' y a que peu de possibilités de s' arrêter.

En outre, l' accident a été remarqué, et il s' est trouvé, sur place, des gens qui pouvaient apporter une aide immédiate.

Les conditions météorologiques étaient exceptionnellement bonnes, ce qui a permis l' inter de la Garde aérienne suisse de sauvetage.

A cause de la température agréable, on n' a eu à déplorer aucune complication par refroidissement.

On peut donc bien dire que, abstraction faite de l' accident lui-même, l' ensemble des circonstances a eu des conséquences favorables.

Feedback