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Château Chamois

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Avec 2 illustrations ( 214, 215Par L. Saudran

La première fois que j' entendis ce nom, c' était en 1918. Nous inaugu-rions, avec quelques amis de d' Oex, la traversée des Salaires1. Parvenus tout glorieux au sommet de la Pointe de la Douve, nous étions en train de nous orienter. Devant nous l' Arête des Salaires, notre but de ce jour, allongeait vers l' est la perspective d' un mur interminable qui allait s' accoter contre les falaises de la Gumfluh. Le versant sud ( Etivaz ) de cette muraille est simple et nous était bien connu. Le versant nord est plus compliqué. Les escarpements plongent plus profonds, plus précipiteux, renforcés de tours massives aux flancs vertigineux, entre lesquelles se creusent des combes pierreuses et perdues: Entresex-dessus, la Rognause, la Potse dy Gaules, le Grand Crau. Presque sous nos pieds, une arête secondaire se détachait au nord à angle droit de notre cime et descendait par saccades dans des profondeurs mystérieuses, dessinant une crête effilée, échancrée de brèches profondes, hérissée de pins et de pinacles aigus. « Et çà! qu' est que c' està, c' est Château Chamois, renseigna un de mes camarades du Pays d' Enhaut, Bornet y est allé; c' est assez dur. » Bornet était un boulanger passionné de montagne qui avait fini par quitter son four pour se faire guide à quarante ans passés. Il a accompli de nombreuses « premières » dans tout le massif de la Gumfluh.

A chaque jour suffit sa peine. Pour l' heure c' était aux Salaires que nous en voulions; Château Chamois viendra à son tour. Les années passèrent; j' appris qu' on avait trouvé de nouveaux chemins pour y parvenir. Cette sommité de moins de 2000 m ., qui se cache jalousement dans un des recoins les plus sauvages des Préalpes vaudoises et que j' avais dominée du haut de la Douve était en passe de devenir une petite célébrité parmi les grimpeurs du Pays d' Enhaut. Et chaque fois que je retournais aux Salaires, la belle crête déchiquetée de Château Chamois m' intriguait davantage et semblait me narguer.

L' automne dernier enfin, après une période de mauvais temps qui a blanchi les sommets jusqu' à 2000 m ., je trouve le dimanche et le camarade disponibles, et nous voilà, Otto Wüthrich et moi, remontant le vallon de Gérignoz. Nous ne sommes pas gais. Le matin est terne, froid, hostile; je souffre d' un rhume dégénéré en trachéite qui me diminue singulièrement. Un camarade de d' Oex, convoqué par téléphone, ne s' est pas trouvé au rendez-vous. Nous n' avons que de très vagues renseignements sur la voie d' approche et l' itinéraire d' ascension, aussi est-ce d' une humeur plutôt pessimiste que nous allons dans le matin gris et triste, par les alpages et les forêts absolument déserts.

Tant bien que mal, par Entresex-dessous, sous les sauvages parois où nous essayons en vain de distinguer un ordre, nous atteignons vers 10 h. 30 Entresex-dessus, au pied ouest de Château Chamois. Mais lequel est-ce?

1 Voir Echo des Alpes, 1919.

Laquelle de ces deux cheminées faut-il attaquer? Nous sommes si ignorants que nous perdons une demi-heure à essayer une sorte de cheneau rouge 1 à droite, jusqu' au moment où nous devons reconnaître, de toute évidence, que ce n' est pas çà. Nous revenons à la cheminée de gauche, où des vestiges du passage de l' homme et des traces de clous sur les rochers signalent la porte d' entrée. Toutefois cette entrée n' a pas l' air commode. Le flanc droit est un rocher surplombant, le flanc gauche une haute dalle verticale et lisse avec, à un mètre, un appui dérisoire de la largeur d' un doigt. Impatient, je commets l' erreur de l' attaquer de front et m' épuise à monter d' environ deux mètres, puis à accrocher ma corde à un bec deux mètres plus haut; mais lorsque je veux me hisser, mes bras refusent service et je dois redescendre. Je prête alors mon épaule à Otto qui réussit à saisir une prise et à sortir à gauche, où je le rejoins aussitôt. Vingt mètres plus haut, il y a une réplique en modèle réduit du passage que nous venons de franchir: un bout de cheminée, une dalle lisse et déversée sous un roc en surplomb; mais c' est plus court et pas bien méchant. Nous voici sur la large vire gazonnée où les traces forment presque un sentier qui pourrait être de tout repos malgré la raideur du talus. Aujourd'hui tout est givré, verglacé, avec des restes de neige dans les traces, car sur ce revers, en cette fin d' octobre, le soleil ne vient qu' un moment l' après lécher furtivement les pentes, aussi je ne m' y sens guère à l' aise avec mes espadrilles. Toutefois une autre chaleur nous gagne: à mesure que nous avançons, l' ignorance, l' incertitude de la matinée font place à la confiance; l' espoir renaît, et lorsque nous débouchons sur le petit col herbeux ( Col du Basset ) qui sépare Château Chamois — au nord — du Petit Château — au sud — le soleil qui commence à effleurer la crête au-dessus de nos têtes nous électrise. Reprenant la tête de la cordée, j' attaque les dalles à ma gauche d' un élan irrésistible. Dix mètres sont enlevés d' un coup, et Otto n' a pas encore rejoint que j' entreprends une cheminée verticale, munie de mottes de gazon, sur le versant d' Entresex. Nous traversons un avant-sommet en passant sur un pin tortu, puis vient une petite encoche, puis un nouveau jet de belles dalles claires, cannelées, déjà tiédies par le soleil. Les prises sont rares, éloignées, mais il y en a d' excellentes, et en quelques minutes nous sommes au point culminant. Le retour fut sans histoire.

Je pensais en avoir fini avec Château Chamois; mais lui n' en avait pas fini avec moi. Maintenant qu' il m' avait eu, il n' entendait pas me lâcher de sitôt. J' ai déjà dit quelque part qu' on ne se débarrasse pas facilement d' une idée qui nous a longtemps hantés. Quelques jours plus tard je rencontrai un ami qui avait fait l' ascension trois mois auparavant. « Vous savez, j' ai été au Château Chamois. Ah! » Et nous voilà comparant nos impressions pour constater bientôt qu' elles ne concordent pas du tout. A croire que nous ne parlons pas de la même montagne. Croquis, photos... et tout s' éclaire. Tandis que nous étions montés par le versant ouest et l' arête sud, leur caravane avait coupé à travers le flanc ouest pour gagner, je ne pouvais imaginer comment, l' arête nord. Loin d' être fini, cela ne faisait que commencer.

II y a ainsi des problèmes qui vous tiennent; il y a le problème de Tchitfaz, il y a celui de la Vire Longet, voici maintenant celui de Château Chamois. Je n' eus de cesse jusqu' à ce que j' eusse trouvé dans notre collègue Eugène Dubois l' homme qui connaît bien ce nouvel itinéraire. Il voulut bien promettre de m' y conduire.

Nous devions y aller à deux; mais comme le miel attire les mouches, Château Chamois, quasi inconnu il y a 25 ans, attire les amateurs. Trois camarades se sont joints à moi à Lausanne, et à Montreux nous trouvons M. Dubois accompagné de Nelly et de son mari. Je ne me doutais pas, à ce moment, quel miel nous attendait.

Il a plu toute la nuit; la Sarine roule des flots limoneux, les hautes parois grises et sévères ruissellent encore lorsque, sous un ciel rasséréné, nous pénétrons dans la combe d' Entresex. Nous y laissons tous nos impedimenta, car nous reviendrons dîner ici. Puis, redescendant quelque peu en longeant le pied de la paroi ouest, nous nous dirigeons vers un couloir encaissé conduisant à une échancrure bien marquée sur un épaulement de l' arête nord1. Ici, première surprise. Le fond du couloir est constitué par une glaise noire, détrempée, du vrai savon, où les vibrams du chef sont sans effet. Grâce à mes semelles fortement cloutées, en plantant les doigts dans la pâte et en grimpant vite, vite, je parviens tout essouflé au haut de cette glissière et jette des regards impatients de l' autre côté. C' est alors une révélation insoupçonnée, car, comme je l' ai dit, le vallon d' Entresex, où vont s' enfoncer les dernières falaises nord de Château Chamois, est le recoin le plus perdu des Alpes vaudoises, et lorsqu' on le traverse, les premières assises masquent ce qui est au-dessus. Or tout ce flanc nord est éventré d' une énorme balafre qui sépare l' arête nord proprement dite, où nous venons de prendre pied, d' un éperon secondaire nord-est. C' est la Rognause. Un large couloir, presque une gorge, vient mourir sur un pierrier qui descend vers la Plane. Plus haut, le couloir se rétrécit en un antre noir, sinistre, enfermé entre des parois lisses et surplombé par un avant-toit de plus de 15 mètres, d' où cascade aujourd'hui une pluie incessante. C' est là notre chemin. Qu' on puisse s' évader de ce sombre et menaçant cul-de-sac, cela paraît invraisemblable; pourtant cela doit être, puisque le chef se dirige déjà vers l' entrée du couloir. Et voici le miel qui nous attirait: une mélasse plutôt, d' abord beige, puis jaunâtre, puis noire, recouvre les rochers d' une boue gluante dans laquelle, la pente se redressant de plus en plus, nous allons nous traîner, nous cramponner, nous vautrer. Car voici le premier obstacle. Le fond du canal est obstrué par un énorme bloc en encorbellement qu' il faut tourner et surmonter. Une vire à peine ébauchée, quelques degrés étroits, déversés et glissants, doivent servir à ce mouvement. Tout est ruisselant, dégoulinant, suintant, enduit de cette pommade noire et gluante. Dubois s' y engage, et longtemps ses mains tâtent, palpent, cherchent, comme celles d' un aveugle. Coincé sous le bloc, je surveille ses mouvements avec anxiété. Notre chef de cordée est appuyé d' un seul pied sur une minuscule saillie, 1 Les chasseurs appellent ce passage Pierre Percée; ce nom vient d' un gros bloc sous lequel il fallait passer en arrivant au haut du couloir, et qui s' est écroulé depuis.

le corps déjeté sur le vide du couloir. « Il va se fatiguer », pensé-je, et je m' ap à parer. Mais les mains ont cessé leur quête; Dubois a l' air de réfléchir ou de se concentrer, puis, posément, sans hâte, je le vois faire un pas, puis deux, et disparaître derrière l' angle du rocher. Je respire; cependant plusieurs minutes s' écoulent avant que d' en haut arrive l' ordre de suivre. C' est au tour de Nelly, encordée entre nous. Elle est de petite taille; ses bras sont trop courts; mais si légère qu' il suffit que mon pied lui fasse un appui pour qu' elle s' enlève et passe. Pour mon compte, je suis fort aise d' avoir une corde qui m' empêche de basculer. Et maintenant? Dubois repart à l' assaut d' une haute dalle presque verticale jusqu' à un caillou coincé dans la fissure, où je vais le rejoindre. Nous sommes sous l' auvent très avancé du toit. Sous nos pieds, un vide impressionnant d' où montent les cris de nos camarades — ils sont en train de négocier le bloc — à chaque petit caillou qu' iné nous leur envoyons. Moitié varappant, moitié ramonant, travaillant des épaules, de la croupe et même de la tête, je réussis à me faufiler au fond du boyau oblique, au-dessus du caillou, où je puis assurer. Car il s' agit de traverser sur la droite jusqu' à un semblant de vire où je devine l' issue. Il y a quelques bonnes prises, mais toujours mouillées et huileuses. Huit mètres, dix mètres, ça va mieux que je ne le pensais. Encore un pas délicat, et voici la vire, presque une vire aux bicyclettes; enfin nous touchons l' arête nord, et le rocher sec, avec un sentiment de délivrance. Mais quelle raideur! L' arête, très étroite, monte d' un jet presque vertical. Les flancs, mouchetés de gazon, ne le sont pas moins, et toujours cet équilibre problématique que le moindre geste brusque ou maladroit ferait rompre, ce qui maintient l' esprit dans une tension exaltante mais épuisante. Le chef va toujours, lentement, calmement, caressant la roche ou la mousse de ses gestes mesurés, étudiés, fidèle à son principe que les yeux et le cerveau doivent travailler avant le pied ou la main. Il monte et nous suivons, degré après degré, heureux de trouver de temps à autre un bloc saillant, une étroite épaule où recréer pour un instant le sentiment de sécurité. Cependant la solution approche; autour de nous les lignes commencent à s' étirer. A gauche nous dominons maintenant le toit triangulaire inscrit entre notre arête et l' éperon nord-est. Un dernier ressaut doit être tourné par la gauche, sur un liseré de gazon conduisant à une fente flanquée d' un ergot acéré. Le chef, après un pas délicat, a embrassé le bec rocheux et s' est enlevé par le flanc. De nouveau, les bras de Nelly sont trop courts; mon épaule, puis ma tête doivent venir à la rescousse.

C' est fini. Quelques minutes de promenade aérienne sur une crête presque aplanie, hérissée de pins rabougris, et nous nous serrons la main au sommet. Il est 2 h. 20; nous avons mis plus de trois heures pour gravir moins de 300 mètres, trois heures qui ont passé je ne sais comment. La Rognause ou Rogneuse n' a pas volé son nom. Il était près de 6 heures lorsque nous retrouvâmes notre dîner qui attendait sous un bloc d' Entresex. Ça n' avait aucune importance.

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