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Dans les Vallées vaudoises du Piémont

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Par M. Roesgen. I.

Le Vallon du Pra et le Monte Granero.

On appelle Vallées vaudoises du Piémont un groupe de vallées et de vallons compris dans la partie des Alpes cottiennes qui s' élève entre le cours supérieur du Pô, le cours de la Doire Ripaire et la frontière franco-italienne. Cette région a à peu près la forme d' un triangle équilatéral de 60 km. environ de côté; elle est arrosée par un affluent du Pô, le Pellis, qui reçoit lui-même le Cluson et VAngrogne.

Le Val Cluson, le Val Pellis et le Vallon d' Angrogne sont les trois principales vallées vaudoises, auxquelles se rattachent de nombreuses petites vallées secondaires, telles que le Vallon de Luzerne, le Vallon de la Germanasque et celui de Pramol.

On sait que les Vallées vaudoises du Piémont tirent leur nom de celui des disciples de Pierre Valdo ou Valdès qui, vers 1173. fonda à Lyon une église dont l' idéal était de revenir à un culte plus conforme aux enseignements de l' Evangile.

Longtemps persécutés, les Vaudois forment actuellement un petit peuple fortement attaché à la terre qui vit couler tant de sang au nom de la liberté de conscience; de leur lointaine origine ils ont conservé l' usage du français, qu' ils parlent fort correctement, mais avec un soupçon d' archaïsme qui lui confère un charme particulier. Aussi bien les noms de famille sont-ils presque tous français, avec une certaine sonorité qui les apparente au provençal, tandis que les dénominations géographiques ont leur double forme française et italienne, que nous emploierons tour à tour dans ce récit.

La Tour Pellis ou Torre-Pellice, la capitale des Vallées, est une grosse bourgade nichée dans la verdure, au confluent du Pellis et de l' Angrogne, à l' altitude d' environ 550 m. La partie ancienne a conservé ses ruelles étroites et tortueuses, pavées des deux longues files de dalles que s' appliquent à suivre piétons et cyclistes, bétail et autocars. Tout autour s' étendent des faubourgs plus récents, le quartier industriel et le quartier latin, ce dernier découpé en rectangles par des viali plantés d' arbres, sous lesquels fulgure, le soir venu, le vol ondulé des lucioles. C' est dans le quartier latin que se trouvent les trois édifices chers à tout Vaudois: le Temple neuf, le Collège et la Maison vaudoise qui renferme entre autres un musée et une riche bibliothèque où sont pieusement conservés les souvenirs de l' histoire tragique du peuple vaudois. A l' entrée du vallon d' Angrogne le quartier de la Ravadère étage ses villas blanches, parmi les bouquets de châtaigniers, sur les premières pentes du Vandalin.

Par un bel après-midi ensoleillé d' août 1930, Mme R. et moi quittons la Tour pour nous rendre au Vallon du Pra dont on nous vante les beautés sauvages. L' autobus nous transporte, nous et nos sacs, jusqu' à Bobi ou Bobbio-Pellice, 1e dernier gros village de la vallée.

Là nous rejoignons Henri G., un jeune parent qui nous accompagnera dans notre excursion, nous chargeons les sacs et en route.

Déjà le soleil s' est caché derrière la haute chaîne frontière et l' ombre envahit la cluse du Pellis dans laquelle nous nous engagerons tout à l' heure. Au sortir du village nous prenons la muletière — comme on dit ici — et bientôt nous franchissons le Rempart. On appelle ainsi une digue appuyée à la montagne et qui se dirige obliquement vers le Pellis; elle fut construite au début du XVIIIe siècle pour protéger Bobi contre les fureurs d' un torrent, le Cruel, que nous traverserons dans un instant. Les frais de construction furent en partie couverts par une souscription ouverte en Angleterre et aux Pays-Bas, d' où le nom de Digue Cromwell que l'on donne aussi à cet ouvrage de protection. Ce dernier est d' ailleurs renforcé par une seconde digue élevée récemment par le gouvernement fasciste. Ainsi protégé, Bobi n' a plus à redouter le retour des désastreuses inondations de jadis.

Voici justement le Cruel; ce torrent au nom mérité sort d' une étroite fissure qui rappelle, en plus petit, la gorge inférieure du Trient et qui collecte les eaux d' un vaste cirque de pâturages aux pentes très raides. Lors des orages, l' eau s' engouffre dans le goulet et, poussée par la pression d' amont, jaillit littéralement de la fissure et balaie le fond de la vallée; le cône de déjection presque horizontal laisse aisément deviner la fureur destructrice des flots qui l' ont créé.

Nous passons sur un pont de bois le Cruel, réduit pour l' heure à un innocent petit ruisselet. De l' autre côté du Pellis, qui bouillonne à notre gauche, une épaisse forêt de châtaigniers monte à l' assaut des pentes de la rive droite; c' est la forêt du Laus, où chaque année les Vaudois de la région célèbrent leur fête du 15 août. Dans quelques jours nous aurons nous-mêmes le privilège d' assister à cette cérémonie en plein air, pour laquelle femmes et jeunes filles des Vallées mettent leur blanche coiffe tuyautée et agrémentée de deux longs rubans; nous entendrons les pasteurs, venus de Bobi, de Naple et d' Argentine, parler à une foule recueillie et vibrante de son histoire et de son idéal, de son passé et de sa mission, de ses luttes et de ses droits. Nous emporterons de cette manifestation, si émouvante par sa simplicité et par le cadre austère dans lequel elle se déroule, un sentiment plus vif encore de sympathie pour la population des Vallées et nous comprendrons mieux encore l' intensité de la foi qui lui a permis de subsister au cours des siècles.

Nous entrons maintenant dans le défilé de Malpërtus 1là nous rattrapons un homme du pays qui, avec la cordiale simplicité des montagnards, nous souhaite le bonjour et s' enquiert de notre but. Il parle français; aussi engageons-nous la conversation. Cet homme, déjà âgé, est descendu ce matin à la Tour, « la Genève des Vallées » ajoute-t-il, pour y acheter une paire de souliers; il les a chaussés pour les essayer tandis qu' il remonte à son hameau, à une heure de Bobi. Il s' étonne de nous voir parcourir la montagne pour notre seul plaisir, alors que lui n' a traversé la chaîne qu' une seule fois pour se rendre par le Col de la Croix à Abriès en France; il y avait d' ailleurs acheté une casquette qui « a perdu de poids, mais qui fera bien encore deux ans ».

Nous demandons à notre interlocuteur comment il a appris le français; il nous répond qu' il a très peu appris à l' école, mais qu' il a beaucoup lu aux veillées d' hiver; « j' estime, dit-il, que l' instruction est nécessaire pour écrire une lettre et faire un petit compte ».

Comme Henri nous indique à ce moment le nom du défilé de Malpërtus, notre homme remarque que les gens qui appellent les lieux par leur nom montrent par là qu' ils connaissent l' histoire de leur pays. Cette pensée nous frappe d' autant plus que dans ces vallées chaque roche, chaque grotte, chaque défilé possède sa légende ou rappelle un épisode du long martyre enduré par le peuple vaudois. Notre homme nous évoque d' ailleurs quelques phases des luttes d' antan, en ajoutant que Satan lui-même fut l' instituteur ( lisez l' instigateur !) de tout le mal qu' on fit aux Vaudois.

Tout en devisant, nous avons franchi le défilé de Malpërtus et traversé le lit torrentueux du Pellis sur un pont de bois recouvert de mottes de gazon. Au delà du pont une source jaillit au pied de quelques roches surmontées de châtaigniers; c' est la fontaine de Malbec. Un des rochers porte cette inscription naïve:

La nymphe qui donne cette eau Au plus creux du rocher se cache; Suivez cet exemple si beau, Donnez sans vouloir qu' on le sache.

Malheureusement pour les amateurs d' inscriptions anciennes celle-ci porte la date de 1929.

Dès maintenant le chemin se fait plus raide, pour atteindre le hameau de la Ferrière, quatre ou six fermes de pierres rouillées, blotties les unes contre les autres. Nous y laissons notre compagnon de route, car il est arrivé chez lui; il nous souhaite chaleureusement bonne chance et nous lui répondons de même; après l' avoir quitté, nous nous entretenons encore des paroles sensées, du parler sonore et des accents sincères de ce vieillard.

Au delà de la Ferrière le chemin monte sous les châtaigniers, déjà plus clairsemés, et à travers les grasses prairies de ce vallon ombreux; puis nous rejoignons le Pellis au « Pont Neuf » qui nous ramène sur la rive gauche que nous ne quitterons plus jusqu' au Pra.

La « muletière » suit de près le lit du torrent, un instant assagi entre les pentes herbeuses brûlées de soleil; c' est là, paraît-il, le seul endroit de la vallée où croisse la lavande. Mais l' heure s' avance et, à regret, nous continuons notre chemin sans pouvoir aller cueillir les fleurettes bleues et parfumées.

Plus loin, la muletière se fait pierreuse et recommence à zigzaguer en lacets si raides que nous nous demandons comment font les mulets pour y passer. Mais voici un spectacle bien nouveau: une vieille femme, qui garde sa vache dans un pré, est occupée à filer la laine; la quenouille sous le bras gauche, elle tord les brins entre ses doigts dont l' agilité nous étonne et enroule de temps à autre le fil ainsi obtenu sur son fuseau. Nous nous approchons, intéressés, et la bonne vieille ne comprend pas qu' une chose si ancienne et si simple puisse nous causer tant d' étonnement. Oh, que vous nous semblez loin, dans le temps et dans l' espace, autocars, trains électriques et « Radio Milano-Torino-Genova »!

Devant nous la gorge du Pellis semble barrée par un énorme promontoire rocheux, presque cubique, qui se détache de la montagne. Sur ce rocher le regard distingue, après quelques instants d' attention, les murs et les toits de pierre de quelques maisons qui se confondent presque avec la paroi à laquelle elles s' adossent. C' est Villeneuve ( Villanova ), 1e dernier hameau de la vallée. Pour l' atteindre, le chemin se fait encore plus raide et, arrivé au niveau des maisons, il franchit sur une passerelle de bois la gorge, la cheminée plutôt, où dégringole en minces cascades superposées sur une hauteur totale de plus de 200 m. le torrent de la Coumbalira.

Nous voici à Villeneuve ( 1230 m .); pauvres habitations serrées au bord du précipice comme des moutons; quelques enfants emplissent de leurs cris et de leurs jeux l' unique ruelle du hameau. Nous remarquons deux ou trois maisons en ruines, les dalles du toit effondré gisant entre les murs lézardés.

Henri nous dit que ces toitures ont cédé sous le poids des invraisemblables accumulations de neige de l' hiver dernier 1 ).

Au delà du rocher de Villeneuve le chemin retombe dans la gorge du Pellis qui s' ouvre presque rectiligne devant nous et laisse deviner, tout au fond de sa tranchée triangulaire, la combe plus évasée du Pra. A quelque distance du hameau, voici une source auprès de laquelle il convient de s' arrêter, d' autant plus volontiers que nous marchons, et surtout que nous causons, depuis tantôt deux heures. Cette fontaine a été aménagée par l' UGET ( Unione giovane Escursionisti Torino ), la société montagnarde du Piémont. Un tube de fer de deux pouces au moins, scellé dans la roche en place, laisse couler un jet abondant d' une eau fraîche et savoureuse. A côté un banc de pierre invite à la halte et permet de poser son sac ailleurs que dans la poussière ou dans la boue. Remarquons ici que les sources aménagées par l' UGET le sont d' une manière durable et presque toujours complétées d' un banc de pierre aux multiples avantages.

Nous nous désaltérons longuement à cette source, car nous avons encore 1 1/2 heure de marche avant d' atteindre l' auberge du Pra. Puis nous reprenons notre route et nous engageons dans la gorge sombre au fond de laquelle le Pellis accroche sa dentelle d' argent. Au plus étroit du défilé, le sentier franchit les vestiges d' une muraille qui barrait autrefois le passage. Cette muraille est si ruinée et ses pierres sont si bien encastrées dans le flanc de la gorge qu' elle se confond presque avec le terrain. C' est tout ce qui reste du fort de Mirabouc; il fut bâti autrefois dans le double but d' arrêter les envahisseurs et de retenir les gens du pays qui tentaient de fuir en France.

Un peu plus loin notre jeune compagnon nous désigne l' endroit qui fut l' hiver dernier le théâtre d' un double accident: deux milicistà et un jeune homme de la vallée montaient en skis au Pra; soudain deux avalanches se détachèrent au-dessus d' eux et, se croisant près du sentier, emportèrent le jeune homme et un soldat, l' un vers l' amont, l' autre vers l' aval, jusque dans le lit du torrent. Cette évocation augmente encore l' impression lugubre qui s' est emparée de nous à la vue de ce défilé sauvage.

Plus loin encore la gorge s' élargit en une petite cuvette gazonnée, au pied d' une paroi de rochers de plus de 600 m. qui forme la rive gauche du torrent; une belle cascade en dégringole, voile blanchâtre flottant dans les ombres de la nuit grandissante; c' est le Pran dal Pis.

Au delà de la cascade le chemin zigzague à nouveau dans les éboulis pour escalader le seuil qui soutient le plateau; nous en atteignons soudain le sommet et devant nous s' ouvre, silencieuse et mystérieuse, la combe du Pra. Sous le ciel qui reflète les dernières lueurs du crépuscule s' alignent en imposantes rangées deux chaînes rocheuses et déchiquetées qui se rejoignent au loin en des cimes neigeuses. Mais pour l' instant nous n' avons guère envie de contempler longuement le paysage; à la chaleur emmagasinée dans les rochers de Mirabouc a succédé un vent froid qui sent la neige; aussi bien sommes-nous à 1700 m. et il est 20 heures.

D' ailleurs, voici devant nous un groupe de maisons basses, des lumières qui s' allument, des voix qui s' élèvent; encore quelques pas et nous voici arrivés à la « Ciabotta », l' auberge, où nous passerons la nuit. Tout à l' heure nous nous installons dans la chambre basse, devant une minestra fumante, onctueuse et parfumée, qu' assaisonnent encore 31/2 heures de marche allègre.

Puis Henri nous quitte, pour rejoindre des amis qui, à quelques minutes d' ici, ont installé un campement. Nous lui souhaitons bonne nuit tandis qu' il s' enfonce dans l' ombre sonore. Enfin, par une suite d' escaliers branlants et de galeries chancelantes, nous gagnons nos lits où nous dormirions bien vite, n' était un coup de vent qui se lève soudain et menace d' ouvrir la porte, d' enfoncer les volets et d' emporter nos couvertures.

A notre réveil le ciel est légèrement couvert, mais les nuages viennent du NW. Or, dans ce pays, c' est signe de beau temps. Nous acceptons avec empressement ce pronostic, bien qu' il contrarie quelque peu nos habitudes météorologiques.

Le déjeûner ne dure pas longtemps et nous voilà sur le chemin qui traverse le Vallon du Pra dans toute sa longueur et doit nous mener au refuge du Monte Granero, but de notre matinée.

La combe sombre et mystérieuse d' hier s' étend aujourd'hui claire et accueillante; à droite se dresse la muraille nue et déchiquetée du Barsaglias, profondément entaillée par le Col de la Croix qui mène à Abriès. A gauche la pente est plus douce et couverte d' épaisses forêts de sapins; l' arête faîtière supporte cinq sommets que nous avons contemplés hier de l' autre face, le Barant, la Paréat, l' Agugliassa aux parois striées de couloirs parallèles, le Mansol prismatique et, tout au fond, le Granië moucheté de neige. L' arête qui relie le Barsaglias au Granië complète la haute ceinture de rochers qui enclôt cette combe et en fait un bassin ovale de 4 km. de longueur sur 1 km. de largeur, tout tapissé d' une pelouse verdoyante arrosée par les méandres paresseux du Pellis. Ce cirque nous rappelle, en plus petit mais en moins désolé, celui de Salanfe, un Salanfe privé de sa Tour Sallière.

Ce lieu pittoresque a naturellement sa légende, ou plutôt ses légendes; en voici une: Le beau bassin du Pra était autrefois un lac profond, car le coteau de la Madeleine qui le ferme en aval était beaucoup plus haut et barrait entièrement la vallée. Les fées qui habitaient ces lieux résolurent un jour de les abandonner et décidèrent d' en détruire le principal charme, au risque de noyer les habitants du bas. Mais une fée, qui habitait une grotte dominant le lac, avait fait amitié avec un berger. Elle le prévint trois jours avant le moment fixé, le pressant de le faire savoir à ses compatriotes. Le jeune homme parcourut la vallée du Pellis, avertissant chacun du danger imminent, puis il remonta, anxieux de retrouver son amie. Au troisième jour, il vit toutes les fées se réunir dans les airs, puis la principale foudroyer le roc qui servait de digue et l' eau se précipiter bouillonnante vers la vallée. Les fées précédaient en criant: « Scapà, scapà, lou laous dar Pra è kërpà! » ( fuyez, fuyez, le lac du Pra est percé !) En trois jours le lac fut sec. Le coteau digue fut emporté bien loin dans la plaine et y forma la colline connue aujourd'hui sous le nom de Roche de Cavour 1 ).

Voici Henri; il nous précise encore la route à suivre, puis nous prenons rendez-vous pour le lendemain matin, après quoi il retourne à son « campetto », dont nous apercevons les tentes parmi les sapins.

A vrai dire, il y a deux sentiers pour le refuge. L' un s' élève dans les éboulis qui descendent du Barsaglias; l' autre franchit un petit éperon boisé qui descend de l' Agugliassa. Tous deux se réunissent sur un petit plateau que nous devinons, pour grimper ensuite directement au refuge. Celui-ci s' aperçoit bien haut, dans les pierriers, bien haut comme tout refuge quand on le considère depuis la vallée.

Nous traversons donc le frais pâturage; au fond la pente augmente rapidement; le Pellis s' y est taillé une étroite tranchée où il bouillonne furieusement; si furieusement même que nous trouvons bien précaire la passerelle formée d' une branche de sapin jetée entre deux rochers.

Le sentier s' élève ensuite à travers les sapins toujours plus clairsemés et les buissons de rhododen- drons en fin de floraison; puis les sapins dispa- Croquis M. R. Le refuge Monte Granero et le Granië.

raissent, les rhodos s' éclair cissent et nous atteignons le petit plateau appelé Pian de la Sineivie; à quelques pas du sentier un écriteau rustique planté dans l' herbe invite sur le mode lyrique les touristes à monter au refuge leur part de bois sec.

Nous nous arrêtons quelques instants au bord du Pellis, réduit ici à un mince ruisselet qui disparaît çà et là entre les cailloux; puis nous reprenons notre chemin, qui maintenant escalade la crête sablonneuse d' une ancienne moraine. Tout là-haut un sapin décharné se dresse au bord d' un rocher et porte un drapeau tricolore qui claque au vent et indique sans doute l' emplace du refuge.

Sous les rayons d' un soleil méridional, auquel nous n' avons guère été habitués cette année, nous avançons péniblement, croyant à chaque instant voir surgir le toit de zinc de la cabane. Mais les épaulements succèdent aux épaulements, les ressauts aux ressauts, le sentier atteint le sapin et le drapeau, les dépasse, les laisse bien loin en arrière; toujours pas de refuge.

Enfin, au moment où nous le croyons escamoté par quelque fée attardée, il apparaît brusquement dans une échancrure de la crête et, quelques instants plus tard, nous y faisons notre entrée.

Le refuge Monte Granero est bâti à l' altitude de 2400 m. environ et se présente comme une avenante petite construction de pierre surmontée d' un toit de zinc, avec un large auvent pour les skis. Le rez-de-chaussée forme la salle commune; sous la toiture se trouve le dortoir avec lits et paillasses pour une vingtaine de personnes. Ce refuge est dû à l' initiative de l' UGET et est tout récent; un gardien l' habite pendant la belle saison et y vend de la soupe et du vin. La cabane est proprement tenue, le gardien, jeune encore, est sympathique et complaisant, et nous nous sentons bientôt là comme dans nos cabanes du C.A.S.

Nous sommes accueillis au refuge par deux alpini qui surveillent ce recoin; notre passeport est trouvé bien en règle; et comme nous venons de Genève, et comme je porte l' insigne du Club alpin suisse, et comme nos sacs élimés et décolorés témoignent de notre vraie qualité d' inoffensifs touristes, on ne nous demande plus rien et nous circulerons à deux pas de la frontière aussi librement que sur le Corso Vittorio-Emmanuele à Turin.

Cette formalité accomplie, nous allons nous étendre sur les dalles chauffées à blanc qui entourent le refuge. Mais bientôt les volutes parfumées de la ministra qui mijote viennent chatouiller nos narines et nous annoncer que l' heure du dîner a sonné. Nous gagnons donc avec empressement notre table, décorée comme ses voisines et les croisées de fenêtre de touffes d' edelweiss. C' est dans la paroi croulante du Barsaglias que le gardien va les cueillir à temps perdu.

Le dîner descendu et digéré, nous nous amusons à escalader le Mansol ( 2931 m .) d' où la vue est remarquable, paraît-il, et qui dresse au-dessus du refuge sa pyramide tronquée, trapue, aux faces rayées de couloirs.

Nous restons là-haut toute une heure à contempler le panorama si nouveau pour nous et c' est à regret que nous quittons notre perchoir pour prendre le chemin du retour et nous retrouver peu après 19 heures au refuge, devant un de ces bouillons qui font époque dans la vie d' un montagnard.

6 heures; un bruit de voix nous réveille; voici Henri G. et son ami Robert M., qui arrivent de leur camp et me prennent en passant pour faire l' ascension du Granië.

Nous voici tous les trois en route; le ciel est pur. Au-dessus du Barsaglias dont la crête est dorée de soleil, le disque de la lune s' évanouit dans l' irra de cette belle matinée d' août. Rapidement nous attaquons les pentes de gazon, puis, tirant sur la droite, nous remontons le vallon enserré entre le Mansol et le Granië; nous en atteignons bientôt la cuvette terminale, resserrée entre les formidables éboulis descendus de tous les côtés. Je pense au vallon de Clusanfe. Nous escaladons maintenant la pente de droite et, à 7 heures 30, nous arrivons au Lac Gelé, la source du Pellis.

Ce petit lac, d' environ 50 sur 80 m ., emplit jusqu' au bord un replat du pierrier et je me demande encore comment il peut subsister dans un bassin aussi peu étanche qu' un éboulis instable. Pour l' instant la surface de l' eau est recouverte d' une croûte de glace de 3 mm.

Au-dessus de nous s' ouvre le Col du Luisas qui sépare le Granië proprement dit, à droite, d' un sommet aplati et moins élevé, le Granië Mout ( Mout, tronqué, émoussé ), à gauche. Le Granië Mout ( 3105 m .) porte aussi le nom de Meidassa ( mauvais pâturage ), à cause des alpages qu' il domine vers l' est. Le Granië proprement dit ou Monte Granero ( 3170 m ) s' appelle en patois Granië Bès ( bès = bifide, qui a deux pointes ), car son sommet est formé de deux rochers séparés par une profonde entaille. Ce nom de « bès » est intéressant à rapprocher de celui du Besso en Valais, dont l' origine paraît de même due à sa double pointe.

Du Lac Gelé on peut atteindre le Col Luisas en remontant tout droit les éboulis. On peut aussi prendre à droite l' arête qui descend du sommet NW. C' est le chemin que nous choisissons; d' abord peu inclinée, mais se redressant peu à peu, cette arête nous amène rapidement au névé qui se trouve sous le Col Luisas, au pied du grand couloir de neige qui descend du sommet. De là, en quelques minutes, nous atteignons le Col Luisas ( 2925 m .), où nous attend le spectacle imposant du Mont Viso, plus formidable encore que vu du Mansol.

Du col une arête grimpe en trois sauts au sommet, c' est l' arête du Luisas, considérée comme une des plus belles de la région. Nous l' attaquons bientôt; elle débute par un escarpement d' une quinzaine de mètres, que l'on franchit par une petite dalle inclinée accédant à une brèche. De là la route continue exactement sur l' arête, étroite au point que, ci et là, nous avançons à quatre pattes. Bientôt une profonde brèche se présente; nous y descendons en nous suspendant des deux mains à un surplomb, tandis que le pied cherche une petite dalle à bascule pour s' y poser délicatement.

Au delà de la brèche l' arête rebondit; nous prenons un peu à gauche dans la paroi et nous rejoignons la ligne de faîte quelques mètres plus haut. C' est ce passage que représente une des photographies. De ce point, vers 3100 m ., l' impression est vertigineuse; à droite se creuse le couloir de neige jusqu' au névé que nous surplombons de près de 250 m .; à gauche c' est la paroi abrupte du Granië qui tombe d' un saut sur le plateau verdoyant de la Mait di Viso, à quelque 600 m. plus bas.

Une nouvelle brèche entaille l' arête; en face de nous se dresse un énorme bloc d' une quarantaine de mètres de hauteur, c' est le bloc terminal. A gauche s' ouvre un petit couloir, une cheminée plutôt, entre le bloc et un feuillet détaché. Nous nous y engageons et je constate alors avec étonnement que le monolithe du sommet présente une fente inclinée à 45° environ qui s' enfonce dans l' intérieur de la montagne. La cheminée nous permet de nous introduire dans le fond de la fissure, que nous suivons jusqu' à son autre extrémité ouverte sur le couloir de neige. Là nous nous élevons sur une vire intérieure qui nous ramène vers l' entrée, mais en nous élevant progressivement. Nous pouvons alors gagner la lèvre inférieure de la « boîte aux lettres », au sommet par conséquent de l' escarpement de tout à l' heure; nous suivons le tranchant de la fissure pour enjamber, par un pas quelque peu délicat, la gueule de la crevasse et atteindre de là le sommet. Tout ce passage forme une varappe très intéressante en même temps qu' aérienne à souhait; elle m' a rappelé, en plus difficile naturellement, le passage bien connu des Genevois sous le nom de Faille du Feuillet.

Nous voici au sommet ( 9 h. 25 ), formé d' éboulis dans les interstices desquels nous trouvons de la neige. La vue y est sensiblement la même qu' au Mansol, c'est-à-dire magnifique; un seul nuage est visible qui voile le Dolent! Nous ne décrirons pas ce panorama qui s' étend du Mont Rose à l' Aiguillette par le Mont Blanc et la Meije et nous nous bornerons à noter l' aspect formidable ( cet adjectif est vraiment ici à sa place ) du Viso vu de côté. Sa pyramide se relie au Granië par une arête rébarbative qui porte les sommets de la Punta Gastaldi, de la Punta Roma et du Visoulot. Au pied de cette chaîne nous distinguons le plateau de la Mait di Viso et, plus loin, le creux de Pian del Ré, un des points d' attaque du Viso. Un peu au-dessus, dans un repli de la pente, deux lacs resplendissent, tels deux émeraudes dans un écrin de velours, joyaux qui reflètent en l' accusant l' azur du ciel, le Lago Fiorenza et le Lago Chiaretto. Sur la rive est du premier serpente un petit sentier qui disparaît plus haut dans les pierriers, c' est la route du Viso.

Nous passons sur le second sommet d' où nous apercevons le refuge Monte Granero et le croissant bleu du Lac Long ou Drea dar Laus.

Pour redescendre, nous empruntons le couloir qui dévale dans la direction du Lac Gelé et qui est garni de neige dans sa partie inférieure. Par des cheminées, des vires et des dalles aussi agréables que variées et rembourrées de petits cailloux toujours disposés à crouler, nous atteignons la neige sur laquelle nous rutschons à grande allure. Puis nous dévalons le pierrier et nous nous retrouvons au bord du Lac Gelé, maintenant dégelé. Là, mes deux compagnons me quittent, pressés qu' ils sont de rentrer à leur camp.

Je regagne donc le refuge en flânant, non sans avoir croisé en chemin une belette de bonne mine. Le reste de la journée se passe à faire le tour du Lac Long qui s' arrondit entre la base de l' arête Granië-Barsaglias et la terrasse qui supporte le Mansol. Long de 500 m. peut-être et large de 50 m. au maximum, ce lac est bordé à l' amont par des rives plates et marécageuses; mais à l' aval il s' encaisse dans la moraine à travers laquelle le Pellis, déjà gros torrent, dévale en grondant.

L' après touche à sa fin. Le Barsaglias est déjà dans l' ombre et dresse sur le ciel éclatant sa haute muraille bleue, rayée de blêmes coulées de neige. En face, le Granië resplendit comme une pyramide de bronze sous le dais bleu-gentiane des cieux. Et l' ombre s' avance inexorablement sur le lac, transformant peu à peu le miroir d' azur en un abîme bleu-noir. qu' elle a atteint l' extrémité amont, le lac, tout à l' heure si gai sous le soleil, est devenu un sombre fjord, aux profondeurs glauques et mystérieuses, presque sinistres, sur lequel passe, en soulevant quelques rides, le premier souffle descendu des crêtes.

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