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Descente de quelques faces glaronaises

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A.Schmidt-Schenk. Engi GLPhotos i—g

Coup d' œil sur des premières à ski « Le ski de couloir demande moins d' audace que de courage pour avancer dans l' inconnu, moins de témérité que de goût du risque, et moins d' héroïsme que beaucoup de volonté et de confiance en soi. Il n' exige pas d' acrobatie artistique, mais une technique précise, une bonne condition physique et une grande sûreté dans la conduite des skis pour faire face à toutes les neiges et à une forte pente. Il n' y faut pas un équipement qui possède des finesses d' avant comme pour le ski de compétition, mais un matériel très bon et éprouvé, qui bien sûr doit tenir compte des exigences particulières de telles descentes. Seuls peuvent se risquer à ce ski de couloir ceux qui ajoutent la fine perception de l' impondérable et du possible gagnée par l' expérience à une connaissance approfondie de la haute montagne hivernale, de la neige et des avalanches. Celui qui remplit ces conditions doit aussi être un excellent grimpeur. Ainsi, le parcours de pentes neigeuses parsemées de rocher est une combinaison hardie d' escalade difficile et de ski alpin.

De tels exploits sont motivés de plusieurs façons. Contentons-nous de mentionner la raison principale, qui fait peut-être l' unanimité: les premières descentes à ski constituent une recherche des dernières « terres inconnues » à une époque où le sport du ski, devenu depuis longtemps un phénomène de masse, couvre de technique et d' agitation des zones de plus en plus vastes de notre monde alpin — une recherche des derniers versants et couloirs vierges, qui n' intéressent même pas les alpinistes et n' appartiennent qu' aux courageux qui se soumettent aux lois particulières et aux éléments des parois neigeuses. Mais les traces solitaires, dessinées depuis l' arête sommitale couronnée de corniches et depuis les hauteurs ensoleillées jusqu' aux limites ombragées de la montagne, sont les témoins fugitifs d' heures passées en profonde communion avec la montagne. » En plaçant ces lignes en tête de mon récit, je dois m' excuser auprès des lecteurs des Alpes et confesser que c' est mon propre texte que je cite, extrait d' un reportage illustré paru dans un journal. Je ne me cite pas moi-même par fatuité, mais seulement parce que je ne pourrais pas formuler ces idées autrement pour une revue alpine. Que ce soit dans la presse quotidienne ou la revue, je m' efforce toujours de donner une égale objectivité à ce que je publie, car on ne voit pas pourquoi le lecteur d' un journal devrait recevoir une information moins consciencieuse que le « connaisseur » sur un sujet alpin. Il est tout particulièrement important d' avoir la plus grande objectivité dans la description des difficultés à vaincre; d' une part, l' exploit ne doit pas être minimisé, et d' autre part toute exagération des dangers sera remarquée avec mauvaise humeur par les connaisseurs.

J' espère donc que mes efforts dans ce domaine seront perceptibles dans mon texte, car je cherche en premier lieu à inscrire le ski de couloir dans l' al, et à donner sa juste place à cette forme d' alpinisme. C' est pourquoi je me suis limité à mon sujet, et j' ai évité le problème de la publication de récits alpins; pour que le ski de couloir puisse être considéré comme une forme d' alpi, il faut qu' on en connaisse et reconnaisse les motifs, qu' on les soupèse et les compare.

Celui qui se décide à étendre son activité alpine dans cette direction ne doit pas le faire au hasard, mais guidé par des motivations - qui peuvent le conduire au pas suivant et une réalisation personnelle en alpinisme. C' est du moins mon expérience, et je crois que c' est aussi le cas pour les amis qui m' ont accompagné lors de telles courses.

Mais, assez de théorie préliminaire; les problèmes pratiques doivent intéresser l' alpiniste bien plus que de longues considérations sur l'«idéologie des premières descentes à ski ».

Chaque alpiniste le sait: la pratique comporte la confrontation mentale avec la montagne, la connaissance de ses difficultés et de ses exigences avant le début de la course proprement dite. En ce sens, nous nous étions soigneusement préparés à notre première descente, et avions d' avance pris nettement conscience d' une différence importante avec la pratique habituelle de l' escalade d' une montagne. Un des éléments principaux de la préparation consiste à pouvoir s' imaginer la descente d' une face. C'est-à-dire, pendant la montée d' une face glaciaire, se représenter la situation à ski: non plus quand on regarde la montagne, mais quand on lui tourne le dos et qu' on regarde le vide; non plus en se fiant à la sécurité des pointes acérées des crampons, mais debout sur des skis rapides; en employant non plus le piolet comme une ancre, mais les bâtons comme un balancier et un appui. Cette nouveauté est assez grande pour qu' une telle descente à ski apparaisse comme une rupture d' avec la tradition. Elle' 75 implique vraiment une nouvelle représentation, une nouvelle attitude devant la montagne, et contribue à la fascination que cette forme de ski alpin exerce sur nous. C' est peut-être aussi la raison pour laquelle si peu de skieurs se lancent dans cette aventure...

La face nord des Clarides, que j' avais choisie avec mon ami Hans pour notre première entreprise, nous a semblé être presque prédestinée à la descente à ski. Sa face neigeuse luisante, coupée de ressauts de rocher et de glace, et qui domine de ses neuf cents mètres la verdure de la haute vallée d' Urner Boden, jouit depuis quelques années d' une faveur croissante parmi les alpinistes de premier plan; Elle est d' accès facile, relativement sûre, et n' offre pas de trop grandes difficultés à la montée. Je l' avais gravie en solitaire durant l' été 1971 pour juger des possibilités qu' elle offrait pour la descente.

La moindre des circonstances qui nous décidèrent à tenter l' aventure n' était pas le fait que, chaque printemps, les Clarides sont un but convoité par plusieurs milliers de skieurs, et que personne ne semble encore avoir entrepris la descente de sa face nord, qui pourtant se présente, attrayante et provocante, sous les angles les plus variés devant les yeux de tous les visiteurs skieurs.

C' est maintenant mon camarade Hans Marti qui va décrire cette entreprise et notre aventure au Fruttstock, et je raconterai nos descentes du Hausstock et du Tödi.

FACE NORD DES CLARIDES 5Juin 1972 Pour une fois, nous ne nous serrons pas la main au sommet. Mon camarade Bert Schmidt et moi, sitôt arrivés au point culminant des Clarides ( 3268 m ), examinons les conditions de la neige pour nous engager dans la face nord. Seule la pente supérieure est visible du sommet; elle présente une neige pas vraiment excellente, mais acceptable. Réussirons-nous aujourd'hui la première descente à ski de cette face brillante?

14 Hautes- Tatry: le val Katschi Photos Tonijiskra, Herisau En mars, notre tentative a échoué. La calotte sommitale était alors luisante de glace verte, de nombreux rochers apparaissaient dénudés, et ce qui restait de neige était sûrement aussi dur que de la pierre. Même l' itinéraire de descente habituel avait été modelé par une longue tempête de foehn en une surface déchirée croûtée, ventée et glacée. Le mois de mai, froid et marqué de pluie et de chutes de neige mouillée, a préparé de meilleures conditions, et après le beau dimanche du 4Juin nous avons décidé de faire une nouvelle tentative le lundi.

Un beau matin clair nous environne pendant que nous nous reposons dans le soleil du sommet. Une mer de brouillards élevés couvre presque entièrement le glacier de Hüfi, et s' étire partiellement par-dessus le Chammlijoch. Un mur de foehn bien marqué s' est formé sur les montagnes du Sernftal, et annonce des conditions désagréables. Reposés, nous nous engageons un peu dans la neige fondante du versant est.

A neuf heures, sans la sécurité de la corde, nous partons dans notre aventure. Nous sommes bien préparés, nous avons skié depuis notrejeunesse sur des pentes raides, et nous avons fait des centaines de courses. Bert, en particulier, est un des alpinistes les plus complets et techniquement les plus sûrs que je connaisse. Avec plus de cinq cents ascensions de toutes difficultés, il a une grande expérience dans la glace et le rocher. Pourtant, au sommet de cette face qui se termine, invisible, neuf cents mètres plus bas, nous éprouvons une impression inconnue de tension nerveuse et de poids devant cette épreuve de notre courage et de nos capacités.

Une neige poudreuse ferme mais rugueuse nous permet de faire de bons virages dans le premier talus sous l' arête sommitale. Ce bref plaisir prend fin, après la terrasse supérieure, dans la grande pente où une fine couche de neige feuilletée cache un fond dur et glacé. La pente impressionnante plonge tout droit par-dessus une barre de séracs dans l' entonnoir central.

Gênés par cette vue plongeante, nous descen- 15 Petite et Grande Eis-Spitz dons avec prudence à la seconde terrasse, et de là par une arête neigeuse jusqu' à une tour de rocher qui domine le précipice vertical de la moitié orientale de la paroi. Soulagés après cette traversée glacée, nous attachons nos skis courts ( 185 cm ) sur les sacs. La fabrique Rossignol mérite notre reconnaissance pour nous avoir fourni son modèle de pointe dit « Haute route » pour cette entreprise et les suivantes.

Quelques biscuits, une gorgée de thé et une orange - après ce léger picotin nous continuons en crampons jusqu' à une deuxième tour rocheuse, tournons sous la paroi de glace et, par des rochers et une cheminée, atteignons l' entonnoir.

Pour être mieux à l' aise en rechaussant les skis, Albert taille une vire dans la neige. Sur le sommet, le mur de nuages gris a grandi avec une vitesse désagréable. Le foehn plonge déjà par à-coups dans l' entonnoir. Nous n' avons pas trop confiance dans la neige molle. Mais, entre une rigole d' ava et la neige, nous trouvons une bande d' en dix mètres de large, où on peut assez bien skier.

La descente en virages serrés est délicate pour le second de cordée. Souvent il passe sur la corde, ou la trouve accrochée à ses pointes. En choisissant soigneusement notre chemin, nous réussissons pourtant ici ou là de beaux virages. Avant l' étran de l' entonnoir, nous tirons à droite dans un talus qui conduit à la grande paroi rocheuse. Arrivés à une petite tour au point le plus bas de l' entonnoir, nous fixons à nouveau les skis au sac. Sous un foehn violent, nous descendons, encordés, des vires déversantes sur lesquelles un demi-mètre de neige fondante recouvre du verglas et des cailloux instables.

Sitôt sortis de là, nous remettons les skis malgré le risque de chute de pierres. La pente plonge à nouveau jusqu' au glacier qui marque le pied de la paroi. Nous traversons prudemment des crevasses enneigées, franchissons en toute hâte le chenal d' une chute de glace à l' aplomb des séracs du Chammlijoch, et terminons heureusement notre descente, qui a duré quatre heures, par quelques 14 16 Mexique: la première bombe volcanique s' est arrêtée sur une colline 17 Deux boulets, reliés par un troisième enfoncé en terre, qui font penser à un gigantesque haltère beaux virages dans la neige ramollie. Nous nous serrons la main et nous tapons sur l' épaule avec joie.

COULOIR DU FRUTTSTOCK 12 janvier 1975 Au début de l' été, à la recherche de possibilités inconnues de descentes, nous découvrîmes un couloir, qui nous fit aussitôt battre le cœur. Là où le vallon caché du Brunnital, après avoir collecté l' eau du vaste névé du versant est de l' Oberalp, se glisse entre ce massif et le Gross Düssi pour déboucher au fond du Maderanertal, se dresse un château-fort sombre et crénelé. C' est le Fruttstock ( 2838 m ), promontoire oriental de l' Oberalp. Une profonde et puissante rainure a été creusée dans son granit érodé.

Nous fîmes en été une reconnaissance de la voie d' accès, et dès le début de l' hiver une chute de neige, suivie d' une série de beau temps, nous promit le succès.

La montée à la petite cabane de Hinterbalm, construite par Dominik Tresch, a déjà sa valeur. Une route presque sèche permet de monter en voiture jusque derrière Bristen. Là commence le long chemin varié parles alpages inférieurs du Maderanertal. A l' endroit où un écriteau indique à droite le Brunnital, nous trois, enragés alpinistes, entamons une montée pénible et non sans danger. La neige dure et croûtée demande toutes nos énergies sur les talus suivants. Utilisant à peu près le chemin d' été, nous traversons prudemment des ravins et des pentes où se sont formées des plaques à vent, et après trois heures et demie de montée, nous atteignons à la nuit tombante la sympathique cabane.

C' est à regret que, au matin, Bert Schmidt, Fritz Hauser et moi quittons le nid bien chaud. Fritz complète pour la première fois notre duo habituel. Alpiniste de pointe et guide, ce n' est pas seulement un brillant grimpeur, mais un maître 18 skieur.

18 C' est par douzaines que l'on trouve ces boulets de pierre dans la Sierra de Ameca, où dieux et géants les ont peut-être utilisés dans leurs jeux Photos Chlaus Lötsrher. Lilian Un vent glacé qui tombe des arêtes nous fait frissonner. Le jour vient lentement sur le haut vallon tranquille, les étoiles sombrent dans l' in, et silencieusement nous tirons notre trace sur la neige partiellement croûtée. Au pied du névé de Brunni, nous passons de l' ombre froide du vallon au soleil brillant et, nous tenant sur la droite du versant sud, nous montons en trois heures et demie au sommet.

Nous faisons une longue pause au centre de ce monde alpin rutilant de soleil dans le calme hivernal d' un jour splendide, puis nous nous équipons et commençons la descente dans le couloir froid et étroit.

Par une rampe glacée nous pénétrons avec prudence, mais sans corde, dans la partie supérieure et la plus étroite du couloir. Une couche de neige dure nous oblige à aller lentement. Mais bientôt la consistance de la neige devient presque idéale. Une neige poudreuse profonde et stable remplit l' immense rainure. Enchantés, et malgré une croûte superficielle, nous tressons de vraies guirlandes de courbes larges ou serrées dans le blanc de la neige intacte.

Nous sommes libérés de notre première gêne dans ce couloir presque oppressant, enfermé entre de hautes parois. Nous prenons des photos avec zèle pour saisir nos différents styles. Bert tourne avec élégance, et il a parfois l' air de danser en faisant ses élévations. Fritz au contraire possède un style puissant, et il saute souvent pour ses virages serrés. Comme troisième variante, je préfère skier en arrière et godiller.

J' ai l' impression d' être en sécurité dans ce couloir. Comparé à la descente d' une face, il manque ici l' exposition, et en grande partie aussi la tension physique et psychique. Une chute, surtout dans cette neige, n' aurait pas de conséquences graves.

Après une heure, nous rejoignons nos traces de montée et obliquons vers la cabane. A court de souflle, nous nous appuyons sur nos bâtons, et nos visages rayonnent de la joie d' avoir réussi cette première descente.

VERSANT NORD-EST DU HAUSSTOCK Première descente à ski, le 25 mars 1973 Le Hausstock ( 3158 m ) ferme au sud-ouest le Sernftal, dont il signale le dernier village. En effet, depuis la place du village d' Elm, entourée de ses superbes chalets brunis et de son église sobre, la vue s' étend sur le fond de la vallée et sur la puissante pyramide du Hausstock, dont les faces et les arêtes caractéristiques dominent les prairies et les forêts. Plus haut point de notre vallée, souvent gravi, il était pour nous une bonne vieille connaissance, et nous étions évidemment fascinés à l' idée de descendre à ski les abrupts de sa face nord. L' image qu' offre cette face est en général marquée par son vêtement blanc immaculé; ce n' est qu' à la fin de fete, et pour peu de temps, que la face se dénude entièrement et révèle sa structure rocheuse burinée par le temps. Il est alors clair que cette pente de près de mille mètres de haut est une paroi rocheuse, ce qui nous posait des problèmes fondamentalement différents de ceux d' une face de neige et de glace.

Il me faut brièvement décrire un problème qui nous fit longtemps réfléchir, celui des avalanches. Dans cette pente qui tombe jusqu' au pied de la montagne sans le moindre répit, il fallait absolument éviter d' être pris dans une coulée de neige ou une plaque à vent. C' était une question de vie ou de mort. Nous n' avions pas encore d' instruments techniquement au point pour des sauveteurs, et de toute façon de tels appareils ne nous auraient fourni là aucune protection. Mais comment pou-vions-nous juger des conditions de la neige tant que nous ne serions pas engagés dans la descente? Tous les skieurs de montagne connaissent le danger sournois et trop fréquent des avalanches sur les itinéraires habituels. Le danger n' est pas beaucoup plus grand encore sur ces pentes extrêmes? Ne croît-il pas en proportion de l' inch?

En introduction à mon récit, voici un clément de la réponse à cette question: des lois particulières régissent les pentes les plus raides, c' est dire que les dangers n' y sont pas nécessairement plus grands, si on s' en tient strictement aux règles du jeu que la montagne dicte et que l' alpiniste expérimenté doit d' abord étudier, puis appliquer avec soin.

Alors que nous nous préparions à descendre le Hausstock, et que nous nous confrontions à ces problèmes, un fait remarquable me frappa: durant toutes les années où nous avions skié dans les montagnes qui entourent Elm, je ne pouvais pas me souvenir d' avoir observé des traces d' ava dans la face du Hausstock en plein hiver. Après des chutes de neige, alors que les avalanches tombées du Segnes ou du Vorab résonnaient dans la vallée, ou quand le bulletin des avalanches annonçait des plaques à vent, jamais ( sauf naturellement à la fonte des neiges ) on n' avait vu là la cassure d' une planche qui se serait détachée, ni la trace d' un glissement de surface. La face était toujours sans défaut, figée dans son épais manteau de neige.

Il devait donc y avoir là des facteurs particuliers qui jouaient, et qu' il nous fallait utiliser. Mais quelle en était la cause? Après quelque réflexion, nous avons bien trouvé une explication, mais nous préférons la garder pour nous, car elle n' est probablement pas toujours valable.

Dimanche 25 mars, 5 heures: Au sommet du col du Panix, dans la petite cabane battue par les vents, nous avons passé une bonne nuit - certainement meilleure que celle du général Souvarov et de son armée russe dont une plaque de bronze apposée au mur extérieur rappelle la campagne, au début de l' hiver 1799. Nous nous extrayons de la chaleur des sacs de couchage. Dehors, la nuit d' hiver, silencieuse et froide, est dominée par un ciel brillant d' étoiles. A six heures, nous sortons dans l' aube et visons notre but au travers de la solitude alpine qu' éclaire le matin. Une montée calme et régulière nous conduit au glacier de Meer, où le soleil nous rejoint déjà.

Le névé bien recouvert de neige devient plus raide, et la montée plus pénible. Sur la pente terminale du toit sommital, la neige est trop dure et nous chargeons les skis sur les sacs. Hans grimpe la pente avec la régularité d' une machine, sans arrêt. Je le suis plus lentement, malgré les bonnes traces qu' il me fait, car le soleil est brûlant sur ce versant, et ma charge pèse sur mes épaules. A 8 heures 45, nous sommes au sommet, où il fait chaud, sans vent.

Nerveux et impatients, nous faisons les derniers pas jusqu' à l' arête. La face est sous nous, éclairée de biais par le soleil. Comment va la neige? Sa grande carapace est rugueuse, couverte de petites vagues formées par un léger vent descendant, mais sa consistance semble bonne. Nous sommes rassurés, car nous avons trouvé des conditions bien pires dans la montée. Nous allons donc nous y risquer!

Mais d' abord nous jouissons d' une halte ensoleillée sur l' arête sommitale, en admirant les montagnes innombrables des Grisons. La vue s' étend de l' Ortler aux Alpes bernoises. Mais derrière le bassin du lac artificiel de Limmern, c' est le puissant groupe du Tödi qui domine le tableau.

A côté de moi, Hans Marti est assis sur ses skis, en train de tailler dans son pain et son lard. Il est détendu et de bonne humeur, comme toujours. Nous ne faisons pas beaucoup de courses ensemble, car nous avons tous deux d' autres intérêts en montagne et ailleurs. Pourtant, un jour comme aujourd'hui, chacun a une confiance absolue en l' autre, une confiance qui donne une unité harmonieuse à notre cordée et forme la base solide de courses et de descentes exceptionnelles. Ainsi, nous n' avons pas besoin de beaucoup de mots, et nous faisons tranquillement nos préparatifs. A g heures et demie, nous sommes prêts.

Après une courte glissade au long de l' arête, il faut franchir le faîte et prendre le côté de l' arête nord qui reste dans l' ombre. La profondeur de l' immense face nous attire! En petits virages prudents, nous suivons le dos de l' arête. Un passage est luisant de glace bleue, mais on peut l' éviter.

Nous nous encordons à l' endroit où il faut s' en dans la face. Il nous faut d' abord savoir si les conditions de neige sont non seulement bonnes, mais aussi sûres. Nous coupons dans la pente, en utilisant des rochers comme relais. Rien ne glisse, la structure de la neige est excellente! Nous sommes bientôt dans la dépression sous les rochers sommitaux. Neige poudreuse, profonde, stable, légèrement travaillée par le vent. Notre joie grandit en même temps que notre confiance dans l' élément blanc. Nos mouvements sont plus souples et détendus, et nous dessinons des séries de beaux virages sur la neige intacte de la combe. Mais celle-ci se resserre peu à peu en un couloir qui forme un passage décisif pour la réussite de notre entreprise. La raideur augmente. La neige profonde reste également bonne jusqu' à l' endroit le plus étroit, où une large bande rocheuse descend depuis l' arête nord. Là, skis aux pieds, il nous faut franchir un verrou rocheux avec la plus grande prudence. Au-dessous, le couloir s' élargit à nouveau, et une pente unie plonge d' un trait dans la profondeur. Mais elle est trop lisse et suspecte, et nous voyons du haut qu' elle a été polie par le vent, et qu' elle sera difficile à négocier. Nous commençons la descente par des traversées qui demandent une grande concentration sur la surface dure. Puis nous l' évitons pour prendre une côte où la neige est meilleure et où nous pouvons de nouveau sauter pour nos changements de direction. Pourtant, sur une pente si exposée, des rochers cachés sous la neige demandent une grande prudence et des réactions rapides.

Maintenant, nous dominons les larges pentes de la moitié inférieure de la face. Comme cette zone finit sur une ceinture de dalles verticales, nous avons l' impression de nous trouver sur un toit gigantesque. La descente est pourtant grisante. Nous enchaînons virage après virage dans la ligne de pente, jusqu' à ce qu' une neige croûtée par le vent nous pousse vers la droite, où nous retrouvons une pente mieux orientée et la meilleure des neiges poudreuses. Certains passages sont d' une beauté de rêve, et nous prenons des photos à tour de bras. Plus tard, il se révélera que le résultat est nul dans l' appareil de Hans... mais il skie superbement! De plus, il a pris ses chaussures à coque, et il fait une démonstration de la nouvelle technique OK. Si son habileté tient à sa profession d' instruc de ski, je peux pourtant m' assurer que cette technique de régularité de la vitesse est la meilleure, même sur de fortes pentes.

Nous arrivons bien trop tôt à l' éperon rocheux qui marque le passage au pied de la paroi. Il oblige nos skis à stopper. Nous descendons en crampons les rochers enneigés. Une brève halte sur une arête cornichée - et nous slalomons rapidement sur la dernière grande pente qui amène au pied de la face, à 2200 mètres. Deux heures se sont écoulées depuis le départ du sommet, à 3158 mètres.

C' est maintenant une descente aisée par les larges pentes de l' Alpli. Nous atteignons bientôt le système de ravins du torrent du Leiterberg, qui ressemble à une immense piste de bob sous sa couverture de neige. Une harde de chamois fuit de ses bancs rocheux vers les hauteurs. A l' adret, nous trouvons une neige de printemps, au revers une poudre froide modelée par le vent. Chaque passage d' un côté à l' autre demande de l' attention. Après un talus s' ouvre le vallon boisé, et nous filons dans la lumière étincelante de midi, passant près des chalets d' Oberwichlen sur la plus belle des neiges printanières.

Ma femme nous attend à Nesslenboden. Elle a suivi notre descente à la jumelle. Mon garçonnet bondit vers moi d' enthousiasme, et se roule dans la neige pour m' accueillir. Mais il ne s' occupe pas plus longtemps de moi; pour lui, il est tout naturel que je sois de retour. Maintenant, le petit homme a faim, et le plus important est de découvrir si papa apporte quelque chose à manger.

Tout en racontant notre descente, nous regardons en souriant le gosse, assis sur sa luge, en train de fourrager dans mon sac. Puis l' enfant prend place sur mes épaules - et mon sac sur celles de l' ami Hans.

Le petiot jubile durant la glissade jusqu' à l' auto. Le vent rafraîchit nos visages brûlés par le soleil, et un sentiment de joie et de contentement m' envahit. D' en bas, nous observons encore une fois à la jumelle notre grande montagne blanche, sur le flanc neigeux de laquelle s' étirent les ombres, et on deux fines traces de skis marquent un souvenir inoubliable...

FACE EST DU TODI Première descente à ski, i 9 mai 1975 Une fois que nous eûmes commence à chercher les descentes les plus raides de nos montagnes natales, la face est du Tödi glaronais nous vint bientôt à la mémoire. L' itinéraire, dans la partie inférieure, conduit par le socle du massif qui se redresse jusqu' au Grünhorn - extrémité d' une arête rocheuse qui monte du glacier - puis, dans la partie supérieure, remonte le glacier suspendu qui, plongeant depuis le sommet, finit en une grande chute de séracs dans une paroi rocheuse. Mon ami Victor avait appelé la face est « la plus belle et la plus courte des voies du Tödi », ce que nous avions pu vérifier nous-mêmes un jour d' été. Mais il y avait là une superbe descente! Lors de notre montée, le brouillard régnait sur la montagne, soustrayant à notre jugement l' exposition du glacier, en sorte que, malgré notre ascension, la descente à ski présentait encore des inconnues, d' autant plus que les conditions hivernales seraient de toute façon très différentes.

Mais je me cassai la tête sur la marche d' ap bien plus que sur la descente. Nous devions caser la course dans une fin de semaine ordinaire et, à la suite de nos expériences, nous voulions avoir de la neige poudreuse. Mais une ascension en plein hiver pose quelques problèmes: il y a d' abord le long chemin, exposé aux avalanches, qui monte aux cabanes Fridolin, puis la grande différence de niveau de là au sommet, impliquant qu' il faut s' attendre à un pénible travail de trace et à l' effort ou même l' épuisement qui en résulte, alors qu' il ne faut pas être trop fatigue au départ d' une nouvelle descente. Un atterrissage en hélicoptère au sommet aurait balayé ces difficultés d' un coup; mais comme il n' est pas permis d' at terrir, nous ne fûmes—heureusement —pas soumis à la tentation. Ainsi furent sauvés en même temps notre budget de loisirs et notre honneur d' alpi...

Enfin, nous nous étions dit que nous n' avions de toute façon guère d' espoir de trouver de la neige poudreuse sur cette bosse exposée à tous les vents. Nous risquions bien plus d' avoir à nous débattre sur une surface burinée, dure comme la glace ou fragile comme le verre.

Entre-temps, le printemps était venu, et avec lui l' éventualité de la montée par la cabane Pianura. Non pas que l' ascension de la face ouest avec les skis sur le sac soit une promenade matinale, mais la différence de niveau se réduit, sur ce versant, de 1500 à 900 mètres.

A Pentecôte, notre projet pouvait enfin se concrétiser. Non seulement le temps promettait de rester au beau, mais notre équipe pouvait aussi se rassembler pour les journées nécessaires. En effet, à côté de mon « vieux » camarade Hans Marti, il y avait aussi Fritz et Pankraz Hauser, deux guides actifs et deux hommes riches d' au et d' énergie qui formaient depuis longtemps une cordée sans peur et sans reproche.

Dimanche de Pentecôte, 8 heures. La route se perd sous des masses de neige près de la grotte des chasseurs, derrière Urner Boden. Nous creusons à la pelle une place pour l' auto, et nous équipons pour monter à la cabane Pianura. Avant d' at le col du Klausen, le soleil nous brille déjà le cuir avec une ardeur estivale, et nous pouvons nous convaincre de la justesse des prévisions météorologiques qui annoncent: Dans un courant d' altitude du sud-ouest, de fair chaud et humide s' écoule de la péninsule ibérique vers les Alpes... Limite du zéro degré à 3500 mètres. C' est donc littéralement une chaleur espagnole qui nous torture pendant que nous montons au Chammlijoch, alors que les skieurs de retour des Clarides passent à côté de nous et glissent déjà vers la vallée. Nous marchons courageusement chaque fois une heure, pour nous offrir ensuite une longue pause à reprendre notre souffle et soupirer après une boisson. La vaste combe neigeuse du glacier supérieur de Hüfi n' est qu' un cercle de soleil rayonnant et de névés étincelants. Les rochers eux-mêmes vibrent dans l' air brûlant. On ne voit même plus un repli de vallée qui pourrait offrir le repos d' une tache de verdure à nos yeux enflammés. Là-haut à Pianura, d' autres sont déjà de retour de leur course, et se sont réfugiés dans la pénombre et la fraîcheur du dortoir. Pankraz et Fritz ne font guère de commentaires, mais je devine qu' ils grimpent en pensée dans une paroi ombrée et libre de neige...

La cabane se remplit jusqu' à la dernière place, mais le gardien, Sepp Bissig, organise souverainement la foule. Nous lui sommes reconnaissants de nous avoir indiqué une bonne place. Le soir, nous tenons conseil autour d' une bouteille de vin. Nous sommes maintenant un groupe de huit personnes, dont quatre seulement veulent descendre le versant est. L' ami Werner, que son rôle de chef de courses du CAS désigne comme garant de décisions raisonnables, nous facilite la discussion en expliquant qu' il est devenu un sage vieillard qui a depuis longtemps dépassé ces projets orgueilleux. Devinant bien les efforts qui nous attendent demain, il nous expose son projet: retour paisible par les Clarides en direction de la bière et du cidre d' Urner Boden, puis sa petite maison avec son fourneau et ses pots de viande! Il désire être accompagné de Sybille, non pas qu' il redoute une marche solitaire en montagne, mais parce qu' il apprécie la compagnie... Erika et Hans monteront avec nous jusqu' au sommet, puis descendront par la voie normale sur les cabanes Fridolin, où nous pourrons les rejoindre. Nous avons ainsi partagé le déroulement de la journée de demain au contentement de tous. Les verres sont vides... Allons, camarades, au lit!

A deux heures du matin, nous avons les oreilles déchirées par Sepp et son réveil, modèle Le Concasseur. Nous nous levons doucement, pour ne pas empêcher de se rendormir des rangées de dormeurs gémissants. Nous sommes en train de déjeuner quand Werner nous fait une petite visite nocturne; aussitôt s' échangent des paroles ani- mées, et il disparaît à nouveau dans l' escalier, non sans avoir encore souhaité « bonne descente » aux chevaliers de la chance.

A trois heures, nous sommes au-dessous de la cabane, prêts à entamer la descente sur le col de Sand. La nuit est chaude, mais le névé est bien gelé, et les skis grattent sur la neige rugueuse. Au col, à la lueur des lampes frontales, nous les attachons sur les sacs, et commençons à gravir une arête déchiquetée. Bientôt se confirment nos craintes: dans les endroits neigeux, nous enfonçons. C' est compréhensible, puisque les rochers ont emmagasiné de la chaleur qu' ils rayonnent lentement durant la nuit. La traversée vers le couloir du Petit Tödi prend du temps et de la peine. Pankraz se fatigue un long moment dans un talus on il enfonce jusqu' aux hanches. Attendre que la trace soit faite... Chacun garde le silence, sachant bien que, si la neige est aussi mauvaise dans la face ouest, nous pouvons nous considérer comme battus. Pour encourager mes compagnons, je lance un pronostic:

- Dans la face ouest, on sera un étage plus haut, il y fera plus froid, et la neige doit tenir.

Dans le couloir, c' est un peu meilleur. On avance de nouveau. L' aube pâlit un peu plus haut, sur un petit plateau de névé. Le jour se teinte de tous les bleus les plus tendres. Brève halte sur une vire de cailloux au pied de la pente. Nous nous attachons en trois cordées de deux. Je m' en dans une longue traversée fuyante, sans gagner de niveau, impatient de savoir comment sont les conditions. ...Changeantes: la croûte de neige crève par endroits, puis tient tout juste une longueur de corde. Nous pouvons enfin monter tout droit. Un couloir étroit et raide franchit une zone rocheuse, mais pour notre soulagement elle offre de la neige dure. Sans assurer, nous nous précipitons vers le haut, craignant toujours d' être de nouveau déçus. Mais la neige devient toujours meilleure, dure et ferme, idéale pour marcher en crampons sans fatigue. Un instant pour reprendre notre souffle - les camarades suivent, enchantés comme nous. Nous avons eu de la chance!

Ainsi nous n' avons pas besoin de varapper dans le rocher avec nos sacs alourdis des skis,.et pouvons tirer une belle ligne droite en direction de l' arête ouest. Tous les six, au même rythme, nous grimpons par les plaques de neige entre des crêtes de rochers luisants. La montée est rapide, et le temps ne nous talonne plus. En même temps, le jour devient plus clair et plus gai, la blancheur vaporeuse de l' aube fait place à une lumière dorée qui s' étend sur les glaciers encore fortement enneigés, les lignes claires des arêtes et des sommets se marquent, et le ciel entier prend le bleu transparent d' un jour de printemps.

Nous débouchons bientôt sur une épaule. Fritz et Erika prennent par les rochers, mais Hans me précède dans la pente de neige qui se dresse à notre droite, grimpant sur ses pointes frontales tout droit vers la coupole sommitale. Nous sortons de la face sombre qui se perd dans la profondeur du Val Gronda da Russein pour marcher soudain sur le faîte étroit et glacé qui nous conduit, au-dessus de l' abîme, jusqu' à la croix du sommet et au soleil, dont les rayons ne frappent d' abord que nos visages. Pas à pas, nous montons dans la lumière, qui fait briller de mille feux les cristaux de neige, et dont l' éclat repousse définitivement la nuit. Nous ne sentons plus nos fardeaux. La tension se relâche, et le sentiment d' être détachés de la pesanteur nous porte comme sur des ailes jusqu' à la plus haute pointe, où la montagne rejoint l' étendue de l' infini...

Il est sept heures, l' air est calme, et nous jouissons, au chaud, d' une halte sur le plus haut sommet glaronais, dans une atmosphère tranquille et heureuse. Une armée d' alpinistes monte des cabanes Fridolin par le glacier de Biferten qui serpente entre les parois. Ils atteignent la large selle et les pentes de clarté rayonnante, et s' appro du sommet par le dernier talus. Ils vont vite ou lentement, silencieux ou discutant, mais tous avec des visages joyeux. Ils se réjouissent d' une halte réparatrice au sommet, ils ont atteint leur but, et pour nombre d' entre eux c' est un vieux désir qui se réalise.

Mais notre aventure à nous ne fait que commencer! Par la pente de l' arête de Simler que des vents glacés ont burinée, nous glissons jusqu' au Tödi glaronais, et approchons avec impatience du bord du dôme glaciaire. C' est là que prennent naissance deux promontoires qui encadrent la pente supérieure de la face d' un grand demi-cercle. Et c' est là que, à nos pieds, s' étire le glacier suspendu, piste d' élan du gigantesque tremplin formé par une barre de séracs invisible qui pourrait nous lancer dans le vide... La descente nous attire avec une apparence de facilité trompeuse, et nous invite à slalomer sans souci, alors que son enchaînement, ses zones de fracture, ses couloirs, ses rochers et ses obstacles sont cachés à notre vue. Le regard ne reste pas enfermé non plus dans le sombre bassin de Biferten, mais rejoint les pentes montantes, la face nord-ouest du Bifertenstock dont l' architecture tend vers le ciel avec ses deux arêtes qui l' encadrent de droite et de gauche, ornée d' une couronne de neige et de glace étincelante. Ce terrain de ski et cette nature sauvage nous emplissent d' élan et de confiance, sans laisser de place au souci ou à l' impatience. Aujourd'hui nous réussirons!

Nous quatre faisons tranquillement nos préparatifs. A 8 heures, nous sommes prêts, et Hans et Erika prennent congé en disant:

Eh bien, aux cabanes Fridolin, et bonne chance!

Je pars d' un grand coup de bâtons, et glisse en virages rapides le long de l' arête, qui se prolonge par-delà une cassure cachée. La neige croche bien, de plus en plus dure et rapide. Halte! Je lorgne contre en haut:

- Venez!

L' un après l' autre, mes camarades suivent, et nous continuons un peu le long de l' arête qui devient toujours plus raide. Puis nous nous engageons dans la pente, où la neige devient idéale, un peu « revenue » sous l' action du soleil, en sorte que l' inclinaison ne nous impressionne guère. La rimaye est bien couverte. Nous la traversons à pleine allure et continuons, pour nous arrêter près d' une crevasse enneigée. Nous nous retournons vers le sommet, où nos deux amis ne sont plus que d' infimes silhouettes sur le ciel bleu. La neige est balayée par les skis frémissants avec lesquels nous dessinons nos virages - enchantés par cette excellente neige de printemps, dernière condition pour que nous puissions pleinement jouir de cette nouvelle descente.

Nous glissons ainsi sur cette pente parfaite, l' un derrière l' autre, chacun dans son meilleur style, et seul nous arrête dans notre élan le désir de photographier ici ou là. Nous ne descendons pourtant pas à l' aveuglette, mais utilisons les formes du terrain, évitons de petites crevasses et des plaques de glace mate qui apparaissent soudain. Maintenant la pente diminue, le glacier forme une large bosse. La grande chute se cache là-dessous.

Nous faisons une traversée exposée vers un couloir, sur une neige glissante sous laquelle brille la glace. Cela devient sérieux. Le couloir se rétrécit, la neige est de plus en plus fragile et prête à glisser. Virages courts - dérapages - l' un après l' autre, lentement, avec concentration. Je suis le dernier; si je tombe, je les emporte tous...

Il fait chaud. Clarté aveuglante. Le soleil frappe perpendiculairement la pente. Nous regardons en haut, et voyons un sérac surplombant qui nous menace de haut. Nous sommes juste dans sa ligne de tir! Tiens-toi tranquille, cher ami, attends jusqu' à demain!

Le couloir finit sur une barre de rocher cernée de glace. Nous déchaussons les skis avec prudence, à un endroit exposé. A grands coups, Fritz taille déjà un « champignon » dans la glace. Je regarde de nouveau contre en haut — et voilà une pierre qui descend le couloir comme un boulet, mais sans bruit.

- Attention, Fritz!

Il s' aplatit. La pierre passe au-dessus de lui. Chacun manœuvre sans hâte, mais vite et sûrement. La corde pend déjà dans une cheminée. Je glisse le long des brins. Hans suit. Au lieu de rester à attendre, Pankraz et Fritz attachent tous les skis sur leurs sacs. Pendant ce temps nous traçons la piste dans la prochaine dépression, en avançant prudemment, pas à pas, dans la neige molle sous laquelle se trouve une couche dure et glissante. Je varappe en descente sur des rochers mouillés et imbriqués, à la recherche du prochain point de rappel. Mais Fritz, qui passe un peu plus bas, trouve dans le rocher un passage qui se laisse franchir. Encordés, surveillant l' équilibre des sacs charges des skis, nous descendons en biais sur une roche couverte d' eau, mais riche en prises, puis remontons dans la neige profonde à une brèche, derrière le Grünhorn. Ce serait un lieu superbe pour une halte, un vrai nid d' aigle, en face du Piz Urlaun avec son arête crénelée et son glacier suspendu, sous la cassure verticale des séracs et au-dessus du glacier de Biferten crevasse en tous sens. On remarque là-bas tout un rassemblement de gens. Il y a eu certainement un accident.

Nous ne restons dans la brèche que quelques minutes. L' état de la neige ne permet pas de traîner. La sortie jusqu' au Rötifirn inférieur ( nous savons depuis l' été qu' elle est très raide ) forme une vire oblique et déversante qui court juste sous une haute paroi de rochers gris-noir, puis débouche sans échappatoire dans des pentes mouchetées de cailloux. Au nord, derrière la tour, dans l' ombre, nous rechaussons les skis. Hans est notre pilote. Il skie sans souci, droit dans la vire fortement enneigée, suivi par nos yeux attentifs. La neige mouillée se met à glisser sous ses skis, mais il se risque plus loin et par-dessus une côte de neige très raide. Nous le suivons, anxieux de voir ce qui se présente plus loin. Cela continue, sans que la pente se relâche, mais en descente plus directe. Nous continuons par quelques virages sautés le long de la côte, sous laquelle des bancs de rocher percent la neige, puis pouvons nous engager dans la rampe. La couverture de neige est rugueuse, difficile et parsemée de pierres; mais cette rugosité lui a garde encore un peu de consistance et l' em de glisser. Nous avons maintenant besoin de cette petite marge de sécurité, pour ne pas épuiser nos forces et nos nerfs. Mais les skis ne se laissent plus tourner dans cette matière. Après chaque tra- versée il nous faut faire le gros effort de les arracher de la neige pour sauter dans la nouvelle direction, à quoi s' ajoute l' effort de ne pas tomber et de surveiller d' éventuelles chutes de pierres. Ainsi nous perdons de l' altitude et sortons de la zone de la face. Nous sommes maintenant dans la dépression inclinée du Rötifirn, qui reste abrupte jusque dans la vallée transversale, et qui offrirait une superbe descente par bonne neige.

Pankraz et moi utilisons sur une certaine distance la trace râpeuse laissée par un récent glissement de neige. La raideur diminue peu à peu, et conduit dans un terrain skiable normal. La neige est devenue si lourde qu' on croirait avoir du fart de montée sous les semelles. Nous recommençons pourtant à tirer nos virages, malgré des muscles de bras et de jambes tendus à l' extrême. Enfin nous rejoignons la trace de l' itinéraire normal, et remarquons avec surprise qu' il n' est que io heures. Nous arrivons rapidement aux cabanes Fridolin, où le gardien Sidler et sa femme nous saluent avec joie. Ils nous ont observés avec des touristes durant notre descente du Grünhorn.

Personne ne fait grand bruit. Je suis surtout soulagé que ne vienne de nulle part un seul mot de reproche. Non pas que je n' aie rien à répondre à la critique, mais parce que je désire que cette journée merveilleuse et cette course longtemps désirée se terminent comme elles ont commence: clairement, gaiement, en bonne camaraderie, sans questions sur le sens de notre action, et sans chicane qui jette une ombre sur notre joie profonde.

Dehors, sur le banc de pierre, nous faisons une sieste méritée. Du glacier de Biferten arrivent des groupes de skieurs brûlés par le soleil; leurs yeux aussi brillent, malgré la faim et la soif. Dans le tourbillon de gens, de skis et de sacs émerge ici et là un visage connu, un ami de montagne que l'on salue et questionne, à qui on raconte aussi. Hans et Erika arrivent également. Ils seraient là depuis longtemps s' ils n' avaient pas prêté leur corde pour le sauvetage - qui s' est bien terminé. Maintenant, tous semblent détendus et joyeux. Les plaisante- ries volent, les boîtes de bière s' ouvrent en claquant. SantéIl faisait beau au Tödi. Lui, le Tödi, semble aussi vouloir participer à la petite fête qui se déroule à ses pieds entre les petits bonshommes qu' il a bien voulu laisser ramper aujourd'hui sur son dos, et il leur envoie un salut de son cru: on entend un craquement dans les séracs qui dominent le couloir du Röti, et une avalanche tombe en tonnant, jaillit comme une cascade par-dessus une paroi et plonge dans la tombe du Rötifirn. Le calme revient dans le paysage ensoleillé, parmi la blancheur éblouissante, les rochers sombres et le bleu des ombres.

La montagne se dresse immuable dans sa beauté sauvage, haut dans le ciel, comme une forteresse de roche et de glace, symbole du refus et de la résistance en face des forces de destruction. Symbole aussi de la liberté de l' homme dans le monde de la montagne? C' est vrai que la liberté de l' esprit n' a pas de limites, mais des limites sont imposées à la liberté d' action, qui n' a pas le droit d' être sans responsabilité.

Un jour nous avait de nouveau été accordé pour viser un but, pour transformer une idée audacieuse en réalité sans oublier des règles et des loin précises. Nous avions pris un risque, nous nous étions fortement engagés pour parcourir un terrain neuf en montagne, et nous avions récolté tout ce que l' alpiniste entend par « aventure ». Une aventure inoubliable qui, pour nous, se combine à d' autres - et qui pourtant n' était ni plus ni moins qu' une « conquête de l' inutile »...

( Traduit de l' allemand par Pierre Vittoz )

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