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Du Pacheu à Tête à Pierre Grept

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Avec 4 illustrations ( nos 86—89).Par L. Seylaz.

J' ai raconté jadis1 ) comment quatre ou cinq tentatives à Tête à Pierre Grept avaient piteusement échoué. Je ne les avais pas renouvelées depuis ce temps déjà lointain et me trouvais ainsi, à l' âge où il faudra bientôt lâcher corde et piolet, n' avoir jamais touché le sommet de cette cime qui passe pour être facilement accessible, mais que la réputation de ses voisines, Tête du Pacheu, Pierre Cabotz, Argentine fait délaisser de plus en plus. On m' eût bien étonné si l'on m' avait dit que j' y arriverais enfin par la magnifique arête qui la relie à la Tête du Pacheu et qui est regardée, avec le Miroir d' Argentine, comme l' escalade la plus difficile des Alpes vaudoises.

On l' appelle encore l' Arête Vierge, bien qu' elle ne le soit plus depuis longtemps. En 1908 déjà, O. Hug et Casimir de Rham, ces infatigables ouvreurs de routes nouvelles, l' avaient parcourue en partie à la descente. Ils étaient parvenus jusqu' à la profonde échancrure qui fait suite au Grand Ressaut, d' où ils avaient opéré une retraite difficile sur le glacier de Tita-neire par les cheminées et les dalles extrêmement raides du versant sud. Quatorze ans plus tard cet itinéraire fut repris et l' arête suivie cette fois jusqu' au col du Pacheu par les frères Müller qui ont depuis mystérieusement disparu quelque part dans les Alpes. Ils en avaient gardé un fort mauvais souvenir à en juger par une lettre que l' un d' eux m' écrivait peu après de Zurich.

On a souvent souligné les différences et les oppositions qui surgissent entre les générations successives des grimpeurs. Arrivés à la cinquantaine, la plupart des anciens « détellent » peu à peu, se reposent sur leurs lauriers et vivent de leurs souvenirs. Ce sont eux qui forment dans le club, où leur expérience et les années leur ont acquis une voix prépondérante, cette solide vieille garde qui veille jalousement au maintien des anciennes traditions. Peut-être que leur fidélité au drapeau prend parfois une rigidité un pieu trop intransigeante. Peut-être ne comprennent-ils pas toujours les goûts, les aspirations et les réactions des nouvelles classes. Il en fut et il en sera toujours ainsi. Il y aura toujours des fils qui, à vingt ans, trouveront que leur père ne les comprend pas, obéiront à leur instinct vital qui les pousse dans des voies inédites, et s' étonneront un peu plus tard de se voir reléguer au second rang par ceux qui les suivent. Il y aura toujours des jeunes, impatients de la tutelle qu' ils sentent peser sur leurs élans, qui secoueront la bride. Et il faut qu' il en soit ainsi. Celui qui n' a jamais fait de folie est moins sage qu' il ne le croit, disait un sage de mes amis. Toujours est-il que pendant que les anciens s' occupaient gravement de choses sérieuses, les jeunes à leur tour se sont lancés, par des voies tenues jusqu' alors pour impossibles, vers les cimes que leurs aînés avaient gravies avant eux, et ont ainsi renouvelé l' alpinisme. Ils ne parlent pas beaucoup, publient rareDans Nos Alpes Vaudoises. Die Alpen - 1943 - Les Alpes.16 ment leurs expéditions, ne se livrent pas volontiers, gardent envers leurs aînés une réserve prudente, mais ils forment une sorte de confrérie unie par des liens mystérieux au sein de laquelle toute nouvelle conquête est annoncée, discutée et bientôt renouvelée. Ce sont eux qui ont inventé de nouveaux chemins à Cabotz, au Miroir et partout ailleurs. Ce sont eux aussi qui, reprenant en sens inverse l' itinéraire d' O. Hug, ont forcé une voie tout le long de cette formidable dent de scie qui va du Pacheu à Tête à Pierre Grept. Je n' ai pu savoir quand et par qui elle fut inaugurée; mais une demi-douzaine de caravanes, semble-t-il, ont fait cette traversée.

12 juillet 1942.

L' aube prochaine se laisse à peine deviner lorsque nous émergeons de la cuisine du chalet de la Vare pour chercher à tâtons; le sentier des Outans. Nous sommes cinq: Levet, Flavio Jeanneret, G. Conne, Patthey et moi. Les années additionnées de trois de mes compagno: îs ne dépassent guère celles que le doyen de la caravane charrie sur ses épaules en remontant les longues pentes, gazons, lapiaz, éboulis, qui mènent au glacier de Plan-Névé. Le jour a fini par venir. Les lourdes et sombres nuées qui depuis hier s' ac obstinément aux montagnes s' amenuisent, la puissante échine du Muveran apparaît bientôt, tout étineelante au soleil levant. Mais quels curieux effets argentés la lumière me; ce matin sur les rochers! Lorsque nous attaquons le couloir du Pacheu il faut bien se rendre à l' évidence: tout le versant nord de la grande chaîne a été passé à l' amidon, décoré de festons et d' arabesques de givre dont les longs cristaux forment une floraison hélas trop peu éphémère à notre gré. Voilà qui ne va pas faciliter notre besogne.

Un peu après 7 heures nous sommes au col, plus, exactement à la première brèche à l' est du col où brusquement la chaîne: entière des Pennines surgit devant nous, toute rutilante de lumière. Tout est clair de ce côté, et cet indice de beau temps nous rassure et nous encourage, car le premier coup d' œil sur l' arête fait hocher la tête.Vue en enfilade, avec ses nombreux bastions, tours, créneaux, échancrures et ressauts, elle semble interminable. ( Elle nous paraîtra encore bien plus longue à mesure que nous la parcourrons. ) A gauche, versant nord * ), c' est une muraille abrupte et sinueuse où se dessine un système compliqué de vires fracassées, de couloirs élimés, le tout blanc de givre; à droite, les pans successifs de longues dalles grises qui vont se haussant et se redressant toujours plus, jusqu' à la verticale. Les cordées s' organisent: Levet prend la tête avec Conne et Patthey; Flavio et moi suivons. Il ne faut pas songer à mettre les espadrilles avec tout ce verglas, mais Levet enfile par-dessus ses chausses de belles salopettes bleues qui brilleront toute la journée en avant de nous, papillon insaisissable voltigeant le long de la crête aérienne.

Il ne saurait être question de décrire en détail cette longue traversée. Des pages et des pages n' y suffiraient pas, et cela deviendrait aussi fatigant pour le lecteur que pour l' acteur. Le lecteur, il est vrai, a la ressource de s' endormir sur la page ennuyeuse, ou de fermer la revue et s' en aller promener; tandis que le grimpeur, une fois engagé dans cette aventure, doit continuer jusqu' au bout... très lointain, et n' a certes pas le temps de s' en. Dès le premier gendarme c' est l' inconnu, l' imprévu, l' inattendu. Chaque encoche, chaque dentelure de l' arête a sa construction propre et présente un problème nouveau. Celui-ci est à peine résolu que se dévoile une situation, une architecture inédite si bien que l' esprit, du commencement à la fin, est maintenu dans un état de tension et d' alerte continuelles par les innombrables « Et après? » qui se succèdent sans répit, et n' a guère le loisir d' en enregistrer les péripéties, et la main encore moins celui de les noter. Je me bornerai donc à évoquer certains passages et moments caractéristiques dont j' ai garde le vivant et parfois cuisant souvenir.

A peine la cordée Levet a-t-elle gravi la première tour que déjà elle doit manœuvrer et inverser l' ordre de marche. Nous nous hâtons, curieux de voir la raison de ce remue-ménage. Une méchante cheminée fuit sur le vide, faite de blocs croulants et toute vernissée de givre. C' est par là qu' il faut descendre avant de rallier l' arête par une marche de flanc. Nous y attrapons tous une douloureuse onglée: ça commence bien. Les dentelures suivantes sont moins farouches; mais voici une cassure qui ne se laissera pas négocier facilement. Juste à l' endroit voulu, nous trouvons un piton avec boucle qui permet de descendre sur le versant nord à la corde de rappel. Suivant la crête aiguë et déchiquetée, nous arrivons devant une haute dent triangulaire au profil régulier. A droite, c' est le mur bien ravalé des dalles; à gauche, le mur effrité de la paroi nord. Pendant que j' enfile mes espadrilles, Levet est déjà parti dans une voltige aérienne le long du tranchant de la crête.Vingt-cinq mètres de corde lui sont files avant qu' il trouve une encoche pour assurer sa cordée. Les prises sont rares, petites, mais solides; la roche, de teinte ocrée, est ici d' un grain moins âpre, moins mordant, et ne déchire pas les mains et les genoux. La ligne de faîte se redresse, rectiligne, d' un envol splendide. De l' autre côté, on descend par une suite de paliers jusqu' au moment où l'on est de nouveau force sur le flanc nord. On arrive ainsi devant une dalle lisse ( c' est l' une des seules de ce versant ), dominée par un surplomb en auvent. A l' intersection des deux plans, une rainure permet d' at une fiche où l'on hésite à passer la corde de rappel, car ce n' est rien de plus qu' une « sardine » de tente militaire, une mince tige de fer profilée en quart de rond. Mais elle tient bon et permet de gagner le fond de l' échan. Le gendarme suivant se tourne à droite, par une fente profonde où l'on disparaît tout entier. Arrivés là nous découvrons sur le versant nord, quelques mètres en contrebas, une sorte de chemin de ronde large et facile, un vrai promenoir qui nous épargnera une demi-heure de gymnastique sur l' arête. Pendant que Levet rafistole son espadrille déchirée, nous y descendons, Flavio et moi, et allons nous installer à l' autre extrémité de ce balcon pour souffler et casser la croûte.

Le temps se maintient très beau. Le soleil réchauffe les rochers et commence à démolir les touffes de givre qui tapissent la paroi nord. Voici deux heures et demie que nous sommes sur l' arête et nous pensons avoir fait la moitié du parcours. Toutefois il reste le Grand Ressaut, sur lequel nos yeux et nos esprits sont fixes depuis ce matin, et nous sentons que rien n' est fait tant qu' il n' est pas surmonté. Nous y sommes bientôt. L' arête fait un bond fantastique de quarante mètres, coupée net comme au couteau. A droite c' est le mur dans sa rigueur géométrique; à gauche, un large coulisse plonge dans le vide, flanquée au nord d' un contrefort inabordable. Rien à faire de ce côté. Mais le front du bastion est fendu du haut en bas d' une profonde fissure qui débouche à deux pas de nous, encore toute fleurie de givre. C' est la seule voie imaginable et la véritable clé de l' ascension. Nous en scrutons anxieusement les parties visibles, animés de sentiments altruistes fort peu charitables, car chacun voudrait laisser à l' autre l' honneur de forcer le passage. Cependant Levet se prépare à l' assaut. Ayant toisé ses distances et ses relais de prises, délesté de son sac, les reins ceints de la corde de 35 mètres, il franchit les premiers pas très scabreux épaulé par l' un de nous, sous une grêle de cristaux de givre. Le voilà accoté dans la fissure; il s' élève lentement par opposition entre les parois et disparaît bientôt dans la cheminée rétrécie. Nous l' entendons souffler dans ses doigts. « Oh! c' est froid! » De nouveau nous épions le crissement de ses habits contre le roc rugueux, et mesurons d' un regard impatient le lent glissement de la corde entre nos mains: vingt mètres, vingt-cinq mètres. La tête, puis le bleu vif espérance des chausses de notre camarade ont réapparu dans un éclair de soleil, très haut à droite de la cheminée. Il grimpe toujours, dédaignant de répondre à nos questions. Il ne reste plus qu' une boucle du filin; vite nous y fixons une rallonge, lorsque le mouvement s' arrête, et du haut balcon nous parvient l' ordre de suivre. Il fallut plus d' une heure pour hisser un à un les cinq sacs et les quatre autres membres de la caravane. A 12 h. 30, nous étions de nouveau tous réunis et le Grand Ressaut derrière nous.

J' étais persuadé que c' était là le dernier obstacle sérieux et que l' arête allait s' humanisant de plus en plus jusqu' au sommet. Il fallut déchanter. Au contraire, la crête est ici plus étroite et plus tranchante que jamais. Les cassures, les brèches, les tours se succèdent. Parfois nous avançons debout, en danseurs de corde; le plus souvent nous cheminons arc-boutés contre les dalles. Les semelles crêpe collent bien au calcaire et il suffit de bien s' ac au parapet. Voici encore un bastion imprenable; il faut descendre sur les dalles du versant sud par une rainure oblique remplie de terre noire pour aller s' agripper aux aspérités d' une muraille délitée et revenir vers le faîte en rampant sur des plaques imbriquées. Une fois encore nous descendons dans la face de Plan-Névé, jusqu' à une vire d' éboulis qui nous permet de gagner une cinquantaine de mètres au bout desquels notre promenoir se perd, et nous voilà obligés de remonter pour reprendre le fil de notre lame ébréchée. Elle est barrée par un dernier ressaut en surplomb dont le passage rappelle le fameux Cheval Rouge à la Meije. Il faut se dresser sur la fine pointe et saisir très haut les prises pour les mains, tandis que les pieds raclent vainement la roche en quête d' un appui. Levet s' enlève d' un seul coup avec son aisance habituelle; lorsque vient mon tour, je n' ai plus entière confiance en mes bras qui commencent à sentir la fatigue et, faisant fi de toute vergogne, je réclame l' aide de la corde.

Cette fois, c' est la fin des difficultés. L' arête cesse ses soubresauts et, assagie, élargie, elle monte doucement vers une bosse arrondie où brille la perche du sommet qui, pendant plus de six heures, nous a nargués, jouet insaisissable. A 14 h. 10, j' y touche enfin, tout her d' y être parvenu par cette redoutable Arête Vierge, l' une des plus belles varappes des Alpes vaudoises.

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