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Engelhörner

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Par le Dr Ed. Wyss.

La réputation des Engelhörner n' est plus à faire; leur site charmant, leur accès facile, la magnifique structure de leur rocher attirent chaque année un grand nombre de touristes et bientôt la petite cabane du club alpin académique sera insuffisante pour héberger le flot de ses hôtes.

Les Engelhörner se trouvent au-dessus de Meiringen et sont formes par une chaîne calcaire circulaire enfermant le sauvage vallon de l' Ochsental. On ne peut en une seule journée de marche faire le tour de cette chaîne, mais il est possible, en deux ou trois jours, de visiter les principaux sommets intéressants, soit le groupe central, les deux Simmelistöcke, la Kingspitze, le Grand Engelhorn.

Genève a son Salève, une excellente école de varappe, mais aussi un admirable but d' excursion pour ceux qui, moins combatifs, désirent goûter en flâneurs les charmes de la montagne. N' allez pas dire aux Bernois que les Genevois sont seuls à bénéficier de cette prérogative, car aussitôt, ils vous conduiront à Meiringen ( c' est un peu plus loin que Veyrier, mais ce n' en est pas moins beau ) et, vous montrant du doigt l' arête dorée des Engelhörner émergeant derrière des collines boisées, ils vous diront: « Voici notre Salève. » Ils vous conduiront ensuite vers le funiculaire du Reichenbach, vous feront admirer à satiété la merveilleuse cascade, puis vous feront gravir le sentier qui fait suite au funiculaire et va rejoindre la route du Rosenlaui ( route de la Grande Scheidegg ). La distance jusqu' à la cabane des Engelhörner n' est pas bien grande. En 2 h. 30 de marche vous l' atteindrez facilement.

Grand adepte de la varappe, je m' étais beaucoup réjoui de connaître cette chaîne de montagnes; je me laisse donc bien volontiers entraîner, pen- dant les vacances de Pentecôte, par mes camarades Dr Scabell, Fleuti et Senn, dans ces régions que le printemps sait fleurir avec tant d' art.

Le printemps est jeune encore dans la vallée du Rosenlaui, peu fréquentée par le soleil à cette saison. Les pommiers et les poiriers sont encore en pleine floraison. Les feuilles des hêtres et des tilleuls sont à peine écloses.

Au fur et à mesure que nous montons, la flore de la plaine se transforme en flore alpestre. Ainsi les renoncules jaunes de la plaine se font moins nombreuses en faveur des trolles. L' herbe des prés est moins haute et son vert plus tendre. La modeste petite ajuga se fait plus fréquente et commence à construire ses étages de pagode chinoise. Au printemps fatigué de la plaine succède soudain un printemps en plein épanouissement.

Nous prenons la route de la vallée, le regard dirigé vers un ciel où s' amoncellent les nuages. A ce moment même, les rayons du soleil couchant se glissant sous ces cumulus viennent dorer encore une fois prés et clairières.

Un paon du jour attardé cherche encore un peu de chaleur sur une dernière plage de soleil, dernier refuge avant la fraîcheur de la nuit. Car déjà, derrière les taillis et dans l' épaisseur des bois, le crépuscule rassemble ses ombres. Toutes elles attendent le signal de l' invasion, pour se précipiter hors de leurs cachettes et se saisir de toute chose.

Deux petits écureuils attirent soudain notre attention. Ils s' avancent avec maladresse sur le bout des branches pour en grignoter des bourgeons. Leur panache a fort à faire pour les maintenir en équilibre sur ces rameaux que la brise du soir agite. Soudain, nous voyons sauter de branche en branche leur mère très inquiète. Elle s' approche de l' un de ses petits et le saisit à la nuque avec ses dents. La scène devient fort intéressante et nous nous arrêtons pour en voir la fin. Le petit comprend le geste aussitôt, car, sans attendre, il se roule autour du cou de sa mère, lui faisant le plus joli collier de fourrure que l'on puisse imaginer. Là-dessus commence une course folle. La maman saute de branche en branche, descend le long d' un tronc d' arbre, puis, après avoir hésité quelques secondes, traverse le sentier et va déposer son petit fardeau sur un arbre plus éloigné! Au bout d' un instant, elle revient vers le deuxième petit et recommence la manœuvre. Pourquoi cette agitation? Craint-elle un danger ou bien les bourgeons de sapin ont-ils tous été rongés? Au pied de l' arbre nous trouvons en effet de nombreux cônes de sapin sec-tionnés à leur base et soigneusement écaillés. Le sol, jonché de ces artichauts pour écureuils, laisse croire que la provision est épuisée et la cueillette trop dangereuse pour ces jouvenceaux. La maman a donc pris ses mesures pour parer à toute éventualité.

L' arrivée à la limite de la forêt et au commencement des alpages nous découvre un ciel menaçant, de gros nuages se sont accumulés sur le Brunig et au-dessus de la Grande Scheidegg. Comme mis en gaîté et en veine de plaisanterie, l' un de ces gros nuages blancs s' élève à côté du Wetterhorn, en imitant exactement la forme. Les deux sommets se toisent un instant, mais le nuage éclate de rire et ses fragments fondent dans le grand espace, laissant le Wetterhorn éberlué.

Une autre scène attire bientôt notre attention. Elle est sans doute plus modeste, mais elle aussi appartient à la grande symphonie printanière et en est peut-être l' un des plus charmants motifs: deux orvets roulés tout près l' un de l' autre et se souciant fort peu de notre présence se prodiguent de tendres caresses. Comment un serpent peut-il bien faire pour exprimer de la tendresse à sa chère moitié? Voilà une question bien bizarre! Je la pose pour avoir le plaisir d' y répondre.Vous n' ignorez pas, bien entendu, qu' un orvet n' a ni bras ni jambes? Le problème est donc très embarrassant pour des reptiles. Eh bien voici! Monsieur orvet tient tout simplement entre ses deux maxillaires la tête de son épouse délicatement saisie. A en juger par le mouvement de reptation onctueuse qui anime sa compagne, celle-ci ne doit point trouver cette étreinte désagréable!

Nous arrivons bientôt dans la zone où le printemps vient de naître. De grandes plaques d' herbe roussie et écrasée trahissent la récente fonte des neiges; et sur ces plaques, des troupes de soldanelles agitent leurs clochettes frangées sous le vent frais du soir. Des anémones soufrées ferment leurs corolles.

Les renoncules sont, bien entendu, abondamment représentées. Si, plus bas, la renoncule jaune des plaines s' est clairsemée au profit du trolle, celui-ci à son tour se raréfie pour céder la place à la renoncule blanche des Alpes. Que de renoncules! Les renonculacées jouent dans la flore le rôle des papillons des choux parmi les lépidoptères. Tous deux ils s' anoblissent en s' élevant: le papillon des choux ne devient-il pas le ravissant Apollon aux ailes blanches ponctuées de rouge? Et, continuant cette comparaison, si la famille des renonculacées peut être mise en parallèle avec celle des piérides ( papillons des choux ), sans doute la famille des passereaux subit-elle un sort semblable chez les oiseaux. Mais qu' en est-il chez les humains? Y aurait-il aussi parmi eux des renoncules? Quelles peuvent-elles bien être? Nous allons le voir sans doute bientôt.

C' est à la cabane où nous arrivons après 2 h. 30 de marche que nous trouvons ces renoncules humaines. Elles n' appartiennent malheureusement pas à une espèce qui s' anoblit en montant. On les reconnaît généralement à leurs figures glabres et bouffies, à leur langage rauque et aussi à leur dispersion dans les régions les plus disparates. On pourrait aisément appliquer à ces renoncules humaines le signalement botanique que voici: « Plante vivace à rhyzome noirâtre, plus où moins poilue, à odeur édulcorée et nauséeuse. Tiges dressées, ordinairement très rameuses, à feuilles préhensiles, ovales, coriaces; les feuilles sont parfois crénelées-dentées, ridées. Fleurs grandes, à pétales peu ouverts d' un blanc douteux, portés sur des tiges minces dépourvues de feuilles. Pistils longs, arqués, suintant et sortant de la corolle. Elles passent pour originaires primitivement d' Asie, mais nous viennent actuellement plutôt des environs de Kiew, de Galicie, de Pologne; cette renonculacée croît chez nous à l' état cultivé et fleurit même en plein hiver, en colonies éparses. » Pendant que nous prenons quelque nourriture, la nuit est tombée. La lune éclaire le ciel derrière les crêtes rocheuses. Mais les nuages restent entreprenants et, dans des assauts sans cesse renouvelés, cherchent à envelopper les arêtes, quoique la froide haleine des hauteurs les tienne en respect. Cette lutte donne un aspect fantasmagorique au paysage. D' un côté du cirque les Engelhörner blancs comme craie sous la vive clarté lunaire n' accusent plus aucun relief discernable et refusent de livrer l' itinéraire qui permettra le lendemain de gravir ces parois lisses. De l' autre côté, au contraire, les murailles sont plongées dans la nuit, alors que leur arête s' auréole d' une chevelure blanche cotonneuse formée de brouillards éclairés par la lune. S' abaissant, se concentrant et faisant écran, ces nuages recueillent l' ombre agrandie de l' arête! Une ombre chinoise fidèlement reproduite sur une toile de fond mouvante. On croirait assister à une vision magique, dépourvue de toute réalité terrestre. Serait-ce l' apparition d' un paysage lunaire, celle d' un de ces nombreux volcans, dont une face luit sous une lumière brutale, tandis que l' autre plonge dans une ombre dure? Ce vallon étroit que l'on appelle l' Ochsental est-il donc l' un des cratères éteints d' un paysage lunaire?

C' est dans ce décor que je fais connaissance avec les Engelhörner, en découvrant sur la droite du cratère la plus élancée et la plus élégante de leurs pointes, celle qui porte à bon droit un nom royal: la pointe de King. Le fond de la vallée est cloisonné par le Grand Engelhorn, haute muraille qui la ferme hermétiquement. Vers la gauche la lune éclaire le groupe central, formé de six pointes et terminé par les deux Simmelistöcke.

Tous ces sommets sont à petite distance de la cabane, ce qui ne laisse pas de présenter un grand agrément. Point n' est besoin de se munir d' un sac rempli de provisions, ni de lourds souliers ferrés; une gourde et des espadrilles suffisent. Ainsi la proximité de la cabane crée des conditions idéales pour varapper.

Mais l' heure arrive bientôt, celle où l'on ferme la porte de la cabane, où l'on éteint les lumières, où l'on se tait et où l'on s' endort. Si le sommeil refuse de venir, eh bien, on fait semblant de fermer les yeux pour encourager les autres. La première nuit dans une cabane n' est pas toujours celle où l'on repose le mieux. Pour goûter un sommeil immédiat, il faut que la journée ait été fatigante. Je ne m' endors donc pas d' un trait. Dans un demi-som-meil, je me demande pourquoi mon voisin peut bien s' agiter autant sur sa couche, pourquoi certains ronflent si indiscrètement, pourquoi enfin on leur pardonne si volontiers le lendemain des bruits tellement désobligeants, alors que, sur le moment même, on voudrait lancer ses souliers à la tête des coupables pour faire taire leurs grincements, leurs inspirations sonores, leurs expirations de cor de chasse! Quel pourquoi me posai-je encore? Oui... pourquoi, pourquoi donc la lune glissant derrière les murailles de rochers vient-elle me lancer en plein visage sa lueur rousse? comme s' il fallait qu' elle aussi se mette de la partie pour me troubler dans la poursuite du sommeil! Au travers des croisillons, elle me regarde moqueuse.Veut-elle me donner le spectacle d' une nouvelle vision?

Je ne me trompe pas: elle devient ronde et rouge comme un gros fromage de Hollande; mais ses bravades, toutefois, ne durent pas, car des nuages noirs se précipitent avec gourmandise sur elle et la croquent goulûment.

A mon tour je souris moqueur et me tournant de l' autre côté, je me plonge dans un néant réparateur.

Le lendemain, maman chamois, suivie de son petit, s' élance déjà vers les sommets alors que nous en sommes encore au déjeuner. Avant même que le soleil ait paru, la chèvre monte vers les parois de rochers retrouver son abri frais et ombragé; le cabri, gambadant, folâtrant, lutte de vitesse avec sa mère.

A la suite des chamois, nous nous mettons en route vers les sommets du groupe central. Pour y parvenir il faut gagner le Col des Chamois par une marche de flanc, précisément dans ce calcaire qui, la veille, semblait n' offrir aucune piste.

Marcher en montagne avec des espadrilles est une chose fort agréable. On se sent léger et souple comme un gamin qui va à sa leçon de gymnastique. Nous montons lestement jusqu' au pied des murailles de rochers, puis, après avoir pris résolument de l' altitude dans un couloir, nous nous élevons par une marche oblique jusqu' au Col des Chamois. Tout en cheminant nous étudions silencieusement tour à tour les six sommets dont les pointes illuminées par les premiers rayons du soleil sont flamboyants comme des torches. Comment vais-je décrire la traversée de cette chaîne des Engelhörner? Il serait sans doute fastidieux d' énumérer tous les nombreux obstacles et de tenir un compte exact de tous les rappels de corde franchis. Laissons donc s' écouler cette journée pleine d' une vie ardente et passionnée et anticipons sur le moment de notre retour à la cabane. Nous avons hâte de nous reposer.

Tandis qu' après un frugal repas, mon camarade va s' étendre sur un grabat, je recherche l' ombre d' un arole.

C' est une volupté de suivre du regard l' arête que nous avons longée et de revivre les péripéties de la journée. Ce plaisir, je puis le goûter un instant encore. Cette chaude journée de printemps me laisse prévoir que les nuages reviendront, mais avec du renfort, répéter leurs exploits de la veille. Ils ne tardent pas et, venant de partout, mais sans qu' on puisse dire exactement où ils prennent leur origine, tant leur naissance est mystérieuse, ils s' amoncellent et s' élèvent, créant aux rayons du soleil une barrière infranchissable. Leurs masses, par couches de plus en plus denses, vont du blanc vers le gris et du gris vers le noir. Elles arrêtent les rayons de lumière, les absorbant ou les diffusant tour à tour, et se créent des reliefs veloutés et capricieux jusqu' au moment où elles s' abattent sur la pointe de King, puis sur le Grand Engelhorn. Elles attaquent ensuite le massif central. Soudain, un courant d' air perce l' amoncellement des nuées peu au-dessus du Col des Chamois et démasque par cette trouée un ciel turquoise inattendu et magnifique. Les lambeaux de nuages se séparent comme des débris qui s' échappent par la tangente. Ainsi, peu à peu, le trou bleu s' agrandit. Les nuages, en s' écartant, font un tableau ravissant qui comprend le Col des Chamois et la première pointe appelée Pointe des Chamois. C' est bien ce sommet qu' en le gravissant j' avais comparé à un dos d' éléphant. Pas bien difficile, guère impressionnant, il n' est qu' une amorce facile à la délicate traversée du deuxième sommet: le Petit Engelhorn. La toile, s' agrandissant encore, laisse apparaître à son tour ce sommet dont l' arête est aiguë et exposée. Délicieuse, mais délicate varappe. Il faut un corps souple qui sache ramper, une tête solide qui ne redoute pas des vides saisissants. Sous mon arole, je revis les péripéties de cette traversée; je revois cette muraille de 16 mètres qui avait amené une vive discussion entre mon camarade et moi, car il fallait descendre du sommet le long de cette paroi en rappel de corde. Mon ami, très pressé, avait placé la corde dans un anneau, en corde également, qu' une caravane précédente avait fixé à cet endroit. L' anneau était-il récent ou avait-il passé tout l' hiver là-haut? Telle était la question que, pour de bonnes raisons, je posais à mon camarade. Il m' est arrivé une fois de me confier à un anneau de corde semblable que je croyais avoir été placé par des camarades quelques jours auparavant. Un roc en surplomb obstruant une cheminée m' avait obligé à risquer cette manœuvre. Quelle ne fut pas ma stupeur lorsque, me laissant aller de tout mon poids, le dos tourné vers le vide, je sentis la corde se rompre. Heureusement la hauteur de chute n' était que de six mètres environ et le sol sur lequel je retombai était fait de terre molle en pente. L' anneau de corde pourri avait résisté à mes tractions d' essai, mais n' avait pu supporter mon poids tout entier. Le trait le plus curieux dans cette aventure, c' est que je n' eus pas le temps d' avoir la moindre angoisse, car je me trouvai trop vite sur le sol pour pouvoir me rendre compte de ce qui s' était passé. J' aurais voulu mourir ainsi; mais partir pour le grand large sans appréhension, sans regret, sans avoir le temps de ressentir mille choses pénibles n' est l' apa que des enfants gâtés du sort. Il en eût été toutefois bien autrement, je m' empresse de le dire, si, à la première chute brève en avait succédé une seconde, qui m' eût donné le temps, en roulant, de reprendre conscience!

Mon camarade n' avait pas insisté. Il avait trouvé tout à coup très normal que je néglige l' anneau au bénéfice d' une simple saillie du rocher autour de laquelle je jetai la corde; la descente s' acheva sans encombre.

Pendant que je me rappelle ces souvenirs, les nuages s' écartant encore davantage laissent paraître la pointe centrale dans la toile où l' azur du ciel fait un fond d' un bleu absolument pur. L' ascension de ce sommet, à son tour, se déroule dans ma mémoire comme un film cinématographique. La pointe centrale, la Mittelspitze, est une tour carrée très amusante à escalader. Deux pas en surplomb assez difficiles, suivis d' une traversée de flanc sur une vire très exposée, en constituent les principaux obstacles. Cette Mittelspitze a ses caprices. Elle demande du varappeur beaucoup d' assurance et surtout une confiance absolue dans ses muscles. Nous étions arrivés sur son sommet sans grande difficulté. Tandis que nous nous y reposions, nous vîmes nous dépasser à toute allure une cordée de trois jeunes gens. Je les regardai, étonné de la rapidité de leur marche. Depuis quelques heures déjà nous avions suivi leur progression le long de l' arête du Grand Engelhorn. Ils avaient rejoint le Col des Chamois sans que nous nous en fussions aperçus; grand fut notre étonnement lorsqu' ils apparurent soudain dans notre voisinage immédiat. J' étais très surpris de voir avec quelle sûreté et avec quelle aisance le chef de cordée attaquait les obstacles; je restai cependant un peu perplexe devant son audace et sa confiance dans le rocher dont il négligeait de vérifier la solidité. A l' endroit le plus délicat de la Mittelspitze, non loin du sommet se trouve un passage très exposé. Il le franchit d' un bond sans hésiter. Depuis lors il eut l' occasion de le franchir plusieurs fois encore et sans doute de plus en plus vite et de plus en plus facilement, jusqu' au jour où cette prise, dont il n' avait pas vérifié la solidité, céda entre ses mains. Une chute effroyable de deux à trois cents mètres au bas de la paroi mit fin à ses jours. Il ne suffit pas d' être assez familier avec la montagne pour ne pas en avoir peur, il faut apprendre à ne jamais la traiter cavalièrement. J' ai su depuis lors que la victime avait été un excellent varappeur qui connaissait à fond les Engelhörner. Je m' incline devant son malheur. La mort d' un camarade de montagne, même inconnu, nous touche de si près et s' attache avec tant de force à notre mémoire que nous nous sentons solidaires du deuil de la famille éprouvée.

Cette fois, la toile devient si grande que son cadre, ne pouvant plus la contenir, éclate, laissant les nuées s' échapper en désordre. Quelques vapeurs troublent un instant la pureté du tableau, alors que les autres nuages, formant la partie restée intacte du cadre, continuent leur cheminement le long de la crête et dégagent les deux pointes Ulrich et Gertrude.

Ulrich m' avait fait de suite l' impression d' être très débonnaire et d' avoir la bonhomie et la carrure d' un paysan bernois; Gertrude, au contraire, m' a intimidé... eh! oui... elle m' avait intimidé un tantinet comme peut intimider la beauté d' une femme imposante.

Sa jupe est un glacis qui, vu de face, semble être inabordable, son buste porte des saillies qui, si elles n' ont rien d' étonnant chez une Trudi, n' en sont pas moins inquiétantes. Heureusement, entre ces proéminences se trouve un creux, une cheminée en l' occurrence, qu' il faut gravir. Contrairement à nos craintes, le glacis se montra moins mauvais que nous l' avions cru, grâce à nos espadrilles. Après avoir franchi une vire nous arrivâmes sur un surplomb que seul le secours des solides épaules de mon camarade me permit de maîtriser. En biaisant un peu sur la droite nous pûmes enfin atteindre la cheminée qui monte droit vers le sommet, mais qui, dans le bas de la paroi, va se perdre au-dessus d' un surplomb inabordable. C' est pourquoi on ne peut la remonter à partir de sa base. Grimpant donc le long de cette cheminée, nous nous hissâmes sur le sommet après des efforts essoufflants. Gertrude avait été conquise, comme toute femme qui se respecte, non sans résistance de sa part; elle ne s' était pas fait faute de nous opposer de multiples dérobades.

Gertrude et Ulrich sont les prénoms de ceux qui réussirent pour la première fois la traversée de cette chaîne de montagne. Je n' ai nullement songé à eux dans la comparaison que je me suis permis de faire, mais je ne puis m' empêcher de souligner qu' il eût été erroné de nommer la pointe Ulrich: Gertrude et encore plus, de nommer la pointe Gertrude: Ulrich.

Gertrude vaincue, la Vorderspitze ne put retarder longuement notre progression. Une profonde dépression lui fait suite, c' est le Col du Simmeli. Pour l' atteindre il nous fallut franchir une longue descente à l' aide de plusieurs rappels de corde.

En arrivant au col, mon camarade, très satisfait, pensait avoir terminé sa journée. Lorsque je lui montrai la façade du Grand Simmeli, il fit une grimace. Car cette dent est une pyramide qui, d' un seul jet, s' élève verticale jusqu' au vi124* sommet et peut se comparer à une canine dressant vers le ciel sa pointe aiguë. En face de nous se trouvait l' obstacle le plus redoutable des Engelhörner: la cheminée Macdonald.

Maintenant, les nuages, arrêtés dans leur progression par les courants d' air du col, deviennent plus diaphanes; ils viennent caresser un instant le col de leurs franges, puis se dissipent. Je puis ainsi contempler un instant encore cette cheminée Macdonald. Les bonnes prises du début encouragent le grimpeur et lui permettent de gagner assez aisément une dizaine de mètres. A partir de ce point par contre, elles s' espacent, puis deviennent incertaines et enfin, sur une croupe où l' eau de pluie a usé toute saillie, disparaissent totalement. C' est l' endroit le plus délicat, celui où la cheminée se change en une gouttière. Il faut enjamber la croupe avec, pour toute prise, un anneau de métal fiché dans la gouttière. Il s' agit d' avancer en se glissant et en adhérant de tout son corps au rocher. J' appelle cela « avancer par capillarité ». C' est bien un peu ainsi que je gagnai la cheminée sur la droite, là où elle se creuse à nouveau profondément dans le rocher; elle permet alors, sans exiger aucun déploiement d' habileté, d' arriver au sommet Mais il ne suffit pas de parvenir sur ce sommet, il faut encore en redescendre. Or, le Petit Simmeli qui termine la chaîne est réuni au Grand Simmeli par une arête que l'on atteint en descendant verticalement du sommet du Grand Simmeli sur une vire qui rejoint l' arête une trentaine de mètres plus bas. Quoique la descente soit très exposée, au-dessus d' une paroi qui plonge à pic dans l' Ochsental, nous n' eûmes pas beaucoup de peine, car les prises sont solides et nombreuses, ce qui supprime toute insécurité.

Nous atteignîmes ainsi l' arête sans incident, puis, par une grimpée facile, le sommet du Petit Simmelistock. Nous avions terminé notre journée, la descente jusqu' à la cabane n' offrant plus aucune difficulté.

Tandis qu' étendu sous l' arole, je revis ainsi les événements du jour, la nuit s' avance à pas comptés. Le crépuscule, passant par-dessus les sommets, monte toujours plus haut à la recherche des étoiles. Le bleu perd son éclat, le calcaire perd sa blancheur et prend une couleur de rouille. Un vent frais descend des hauteurs.

Je m' étire, me lève et, quittant l' abri de mon arole, reviens à la cabane pour y retrouver tout mon monde; tout mon monde, sauf deux personnes: les deux touristes que j' avais comparés à des renoncules. Où ont-ils disparu? Sont-ils descendus de l' autre côté de la montagne ou sont-ils revenus sur leurs pas, abandonnant de téméraires projets? D' aucuns affirment les avoir vus assez tard dans la matinée non loin du Col des Chamois. D' autres sont persuadés qu' ils ont battu en retraite. Toujours est-il que nous sommes incapables d' expliquer leur absence. Nous soupons. Personne ne revient. A neuf heures nous allons voir si quelque lumière dans les rochers demande du secours. Pas un signal, pas un bruit ne descend des murailles calcaires qui ont repris, comme la veille, leur aspect étrange et muet, celui d' un pays inhabité appartenant à un autre monde et déserté par toute vie. Nous en sommes réduits à chercher dans la cabane la trace du passage des deux tou- ristes et cherchons leur panier à provisions; il est rempli d' effets divers. Plus de doute, leur absence ne peut être expliquée que par un accident.

Nous formons en hâte une caravane de secours munie de matériel sanitaire, de cordes et de lanternes, et nous nous avançons dans la nuit à la recherche des deux disparus. C' est là l' une des premières lois de la montagne: la solidarité humaine. Il nous importe donc peu que ces deux êtres perdus appartiennent à la catégorie des « renoncules »! Ils seraient même des ennemis que nous leur porterions secours. Personne ne songe à réfléchir un instant aux risques de cette expédition aventureuse en pleine nuit. Nul ne se plaint de devoir quitter une couchette toute chaude où, après une journée mouvementée, nous attend un sommeil bienfaisant. Deux créatures humaines sont en danger, il faut leur porter secours! Ce sont là des impératifs auxquels nul montagnard ne peut se soustraire, même si les accidentés sont coupables par leur inexpérience ou par la témérité de leur entreprise. Les guides sont les premiers à connaître le coûteux dévouement qu' ils doivent trop souvent apporter aux audacieux et aux inconscients.

Nous retournons donc vers les parois de rochers. Avant de nous y engager, nous appelons: seul l' écho répété à l' infini nous répond. Nos craintes deviennent de l' angoisse et nous nous apprêtons à escalader la cheminée qui conduit dans le flanc du groupe central, en nous proposant de nous diviser en deux groupes, l' un suivant le chemin du col, l' autre prenant sur la gauche, au haut de la cheminée, les disparus n' ayant sans doute pas retrouvé cette cheminée, lorsqu' un cri se fait percevoir. La nuit trompe. Ce n' est non pas une plainte humaine, mais plutôt le cri effrayé d' un oiseau de proie dérangé dans son sommeil. Ensuite nous confondons une plaque de neige avec de la lumière. Aussi notre courage fléchit et nous devons faire effort pour persévérer dans notre tentative de secours lorsque soudain notre avant-garde donne le signal de retraite. Elle a retrouvé les deux disparus. Ceux-ci s' étaient égarés, mais ils sont sains et saufs, quoique passablement épuisés et, se croyant obligés de faire bonne mine à mauvais jeu, affichent une gaillardise maladroite, qui produit sur nous l' effet le plus désastreux. Nous commençons par leur reprocher leur silence, à quoi ils répondent qu' ils n' ont pas de lanternes pour nous faire des signaux, mais qu' ils ont répondu maintes fois à nos appels. Nous n' avons donc pas perçu leurs cris qui se sont envolés par-dessus nos têtes. Le fait soulève un intéressant problème d' acoustique, car, en plein jour, ces appels auraient certainement été entendus dans la vallée.

Nous reconduisons les deux rescapés à la cabane un peu comme des parents ramènent leurs enfants à domicile après une école buissonnière malencontreuse. La marche se fait en silence, mais nous nous réservons d' être plus prolixes le lendemain. En attendant, nous avons quelque peine à retrouver le sommeil.

Le lendemain nous nous mettons en route avant même que maman chamois ait remonté la pente du névé, au-dessous de laquelle nous la voyons hésiter. Quand elle nous aperçoit, elle décide d' attendre un moment plus favorable pour s' élancer sur le champ de neige dépourvu d' abri.

Nous laissons à la cabane les deux renoncules profondément endormies. Nul ne saura désormais le détail de leurs déboires de la veille, car elles quitteront la cabane sans dire merci avant notre retour du King. Leur échec de la veille ayant froissé leur amour-propre, elles doivent sans doute en ressentir une cuisante humiliation!

Nous sommes déjà bien haut dans les rochers quand le chamois se décide à franchir le névé suivi de son petit. La chèvre remonte les pentes avec une rapidité surprenante et va retrouver son abri bien loin, au pied des murailles du groupe central.

En escaladant le King par son versant nord, on se trouve en face de ce groupe. Nos regards se dirigent donc sans cesse vers l' arête que nous avons traversée la veille. Nous avons plaisir à la contempler. La face sud du King attire par sa forme élancée et élégante ainsi que par la sauvage beauté du paysage, plus que par l' intérêt de la varappe — car les obstacles ne sont pas de premier intérêt.

Les deux principales difficultés sont constituées, l' une par un mur calcaire assez exposé, l' autre par un couloir calcaire en baignoire où l' eau de ruissellement a effacé toute prise. Le mur, lui, est pourvu, de distance en distance, de prises excellentes, mais le couloir, qui n' en présente aucune, offre du moins des cassures aux doigts du grimpeur et des fissures de rocher où son espadrille peut mordre aisément. C' est une excellente course d' entraîne pour dames et pour novices. C' est aussi l' excursion rêvée au lendemain d' un exercice fatigant comme celui que nous avons pratiqué la veille.

Le sommet du King offre une vue impressionnante, car ses parois surplombent verticalement l' Ochsental, et fournit en même temps un spectacle fort intéressant quand on a l' occasion, comme c' est le cas pour nous, de suivre les péripéties d' une caravane de camarades faisant la traversée de l' arête du groupe central. La vallée est si étroite que la voix peut porter d' un sommet à l' autre. Aussi les félicitations ou les condoléances réciproques se transmettent-elles intégralement d' une arête à l' autre à travers l' air translucide et léger. De l' autre côté l' œil embrasse le brillant massif du Wetterhorn qui penche sa face noire au-dessus de la Grande Scheidegg et laisse s' étaler sur son dos voûté une abondante toison blanche. Ainsi, très paisiblement nous laissons couler de longues heures de bien-être sur le roi des Engelhörner.

Et quand sonne l' heure de la retraite, elle nous trouve moralement réconfortés. Notre chimie cérébrale a eu le temps d' opérer l' un de ses miracles: elle a versé en nous un peu de cette grande sérénité des hauteurs, elle a trans-mué la pureté de cette atmosphère en pureté du regard, du regard intérieur, elle a remplacé le doute et le scepticisme par un optimisme puissant. Nous sommes prêts à reprendre en mains la lourde charrue de nos devoirs et de nos soucis.

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