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Groenland

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PAR PAUL MEINHERZ, COIRE

EXPÉDITION DU CLUB ALPIN ACADÉMIQUE DE ZURICH DANS LES ALPES DE STAUNING Avec 4 illustrations ( 105-108 ) Qui va avec eux? Je me souviens encore fort bien du relais, sur lequel je me suis pose cette question pour la première fois. Nous étions Klaus et moi sur l' arête ouest du Feldschijen. La partie la plus difficile de l' escalade avec son surplomb et sa fissure étroite était déjà sous nous.

11 semble certain maintenant que fete prochain nous irons à dix au Groenland, dit-il entre deux bouchées de pain et de fromage, on va bientôt s' adresser à toi.

Il m' offrit du chocolat. Il fondait sur la langue comme notre conversation. Peut-être cet endroit était-il justement une petite épreuve de valeur. Mais ce fut le seul mot à ce sujet, il aurait probablement du ne rien dire. 11 y avait huit noms certains sur la liste. Je me serais inscrit si volontiers mais on ne peut pas s' inscrire pour une expédition; dans ce domaine, presque comme en amour, on ne peut que souhaiter. L' importunité trahit l' égoïsme.

L' expédition devait devenir un grand événement. Adrian, Hannes, Klaus et Nick avaient étudié ensemble au collège évangélique de Schiers. Ils y vécurent leurs aventures les plus marquantes en varappes dans le tout proche Rätikon; ils peuvent raconter des histoires à ce sujet leur vie durant. Au fur et à mesure que leur expérience grandissait, l' aventure pure diminuait. Aucun événement ne peut se répéter. C' est regrettable, mais inévitable. La première grande ascension reste la plus belle. Seul quelque chose de tout nouveau peut recréer une de ces impressions originales. Voilà peut-être ce qui est à l' origine de notre expédition, bien qu' on ne le sache pas vraiment; de toute façon ces quatre amis ont toujours été au centre de toute l' entreprise.

Un quatuor ne fait guère une expédition; ce fut notre Club alpin académique de Zurich ( AACZ ) qui la rendit possible. Il y existe une tradition d' expéditions: en 1903 le Caucase; en 1934 le Haut Atlas; en 1938 « La Suisse » du Sud du Groenland oriental; en 1948 la Cordillière Blanche et en 1953 une tentative au Dhaulagiri dans l' Himalaya, voilà les jalons de l' histoire de l' AACZ. Si on voulait en poser un nouveau, les jeunes devaient collaborer. Hansueli, Marc, Ruedi et Walter remplirent la liste presque jusqu' au bout. Il restait pourtant encore deux lignes vides; mais il y avait au club des gens avec l' expérience d' expéditions; j' attendais avec anxiété; je fus enfin invite à y prendre part; je signai, comme chaque participant, un contrat et reçus le numéro de compte en banque auquel il fallait verser beaucoup d' argent. De la banque je courus à la bibliothèque. L' expédition avait commence pour moi, je voulais lire ce que d' autres avaient vécu au Groenland.

Groenland oriental Le Groenland est sept fois grand comme la France; les neuf dixièmes se trouvent sous une couche de glace qui atteint parfois une épaisseur de 3000 m. Là, la vie n' existe pas, seulement le silence, le froid, la neige. En hiver la température descend à —70°, parfois même plus bas. Mais il existe des courants côtiers qui sont étonnamment doux. Le Gulfstream donne à la côte occidentale une tempé- 15 Les Alpes- 1965 -Die Alpen225 rature supportable presque toute l' année, à l' est un fœhn chaud souffle pendant deux courts mois d' été. C' est là que s' étendent les Alpes de Stauning sous le 72e degré de latitude nord, éloignées du pôle Nord de 18° seulement.

Les Esquimaux mêmes ont abandonné cette contrée depuis des années; à 200 km au sud se trouve la plus septentrionale des stations de chasseurs de la côte orientale. Cependant Walter Hofer nomme cette région la riviera arctique, ce qui signifie qu' avec une température moyenne annuelle de —7,7°, le thermomètre se tient entre 4° et 8° pendant les trois mois de juin, juillet et août. Août étant le plus ensoleillé de tous, il n' y tombe souvent aucune précipitation. Les glaces flottantes jouent un grand rôle: elles entourent la côte orientale d' une large ceinture et généralement à partir de juillet, elles se retirent de quelque douzaine de kilomètres au large pour six à huit semaines seulement. Si la barrière de glaces flottantes est très étendue, la terre a un temps ensoleillé; au contraire, s' il y en a peu, l' air humide de l' Atlantique souffle vers la côte et apporte la pluie et la neige. Il y a aussi de mauvais étés sur la riviera arctique, mais ils sont l' exception.

Les Alpes de Stauning J' ai lu et relu le rapport de Walter Hofer sur son survol des Alpes de Stauning: « Survoler les Alpes n' était rien de nouveau pour moi. J' avais déjà participé à d' innombrables vols ou tenu moi-même le manche à balai. Pourtant en planant dans ce paradis de sommets, j' étais oblige de reconnaître qu' il n' y a rien de pareil en Suisse! Nous n' avions pas décollé de l' eau avec notre hydravion depuis plus d' un quart d' heure, que les silhouettes des Alpes de Stauning commençaient à se dessiner à l' horizon. Après quelques minutes, nous nous trouvions déjà au-dessus de préalpes massives, bleues aux reflets de plomb. Je les appelle massives parce qu' elles ressemblent à une pelote d' épin sur laquelle sont alignés piton rocheux après piton rocheux, aiguille après aiguille, sommet après sommet. Un appel et une tentation continuels à faire des milliers de premières ascensions. Des Cervin, des Parois nord de l' Eiger, des Mönch, des Engelhörner se dressaient par centaines devant nos yeux. » Aussi, alors que les Autrichiens, les Anglais, les Ecossais avaient à plusieurs reprises massé leurs forces sur ces sommets, restait-il encore des terres vierges pour nous, quand bien même les trois plus belles cimes avaient été escaladées, le Dansketinde avec ses 2930 m, et le Norsketinde avec la Pointe de Hjörne d' altitude presque pareille.

Mestervig Nous avons atterri à 2 heures du matin sur la piste roulée de Mestervig. Le soleil rayonnait, dans le voisinage brillaient des baraques rouge vif, de hautes antennes marquaient la maison de la radio. Des restes de neige subsistaient dans leur ombre, car c' était le premier printemps ici, le 21 juillet. Notre avion nous avait permis de jeter un coup d' œil sur le monde des aiguilles des Alpes de Stauning, mais la banquise recouvrait encore le fjord, aussi loin que nous puissions voir. Le temps radieux ne nous servait de rien: notre but se trouvait à 150 km plus loin dans les montagnes; nous devions attendre et observer la vie d' une place d' aviation sans le moindre trafic. Elle avait été construite à cet endroit, parce qu' on avait découvert une mine de plomb près de la côte. Elle n' est plus exploitée, mais la place d' aviation subsiste comme point de renseignements sur l' état de la banquise, au service des lignes polaires de bateaux. C' est ici que vivent 17 célibataires, ils cuisent leur propre pain, lavent et raccommodent leurs habits; tout est méticuleusement propre. Un petit bœuf musqué mordillait des lichens desséchés, un jeune ours blanc somnolait derrière des barrières solides. Les gens de l' endroit l' avaient attrapé peu de temps auparavant. Personne n' aurait cru que quelques jours plus tard il s' enfuirait et mettrait en pièces un gros chien polaire. Parfois les ours blancs s' approchent, mais il n' y a guère que les mères qui soient dangereuses.

Le personnel a toujours la consigne stricte de ne jamais quitter sans arme la place d' aviation. Naturellement nous étions aussi armés, mais nous ne nous sommes jamais tenus au règlement. La mère de ce petit ours avait probablement été abattue, ce qui avait permis de le capturer. La contrée était si totalement déserte que nous n' y imaginions guère des animaux sauvages. Des chiens tiraient sur leurs chaînes; chacun était attaché séparément à un pieu, sinon la meute aurait dévoré le plus faible. Quand ils sont séparés, on peut jouer avec eux; ils sont aimables et de bonne humeur comme les hommes.

Personne ici ne parle l' allemand, quelques-uns l' anglais; ce sont des mécaniciens, des chauffeurs, des menuisiers, des radiotélégraphistes danois; le Groenland fait partie intégrante du Danemark, état de fait difficile à se représenter.

Devons-nous vraiment attendre à cet endroit, quand toutes proches les Sylltoppen - en français les Alênes - qui font honneur à leur nom, se dressent à notre portée? Cinq hommes entreprennent le premier objectif de l' expédition: en une semaine ils doivent reconnaître la chaîne côtière haute de 2000 m et en gravir les plus beaux sommets.

Le Skeldal Pour la première fois notre sac nous tourmente. A l' équipement habituel de la corde, du piolet, des crampons, du marteau et des pitons, s' ajoutent une tente, un sac de couchage, un réchaud, du combustible. Cela fait plus de 35 kg. Bientôt nous avons compris que « sac » est le plus vilain mot d' insulte qui existe. Je tenais pour exclu de porter ces fardeaux sur 25 km de sable, de cailloux et de neige molle et finalement de les hisser à un camp. Mais ce que les autres peuvent supporter, je le peux aussi. Comme tous raisonnent de la même façon, personne ne $anche. Cinquante minutes de marche, dix minutes d' arrêt, c' est ce que nous avons appris à l' école de recrues; bientôt nous ramenons les 50 minutes à 45, puis à 40. Après huit heures, nous sommes sur la berge du Skel qu' il est presque impossible de guéer, selon le Dr Lauge Koch, le fameux explorateur danois du Groenland. Nous ne nous attendions pas du tout à pareille tâche, pourtant pourquoi devrions-nous être repoussés là où les Anglais, quatre ans auparavant, ont passé aussi? Nous montons les tentes; le lendemain Walter, notre meilleur connaisseur de rivières, lieutenant de sapeurs, marche en tête. Le lit du fleuve a environ deux kilomètres de large, l' eau glacée serpente en dizaines de petits bras en direction du fjord. On ne voit le fond nulle part dans l' eau laiteuse. Tout d' abord elle monte jusqu' aux genoux, puis plus haut, pénètre même dans les bottes de pêcheurs. Mais cela réussit: les deux premiers hommes continuent d' avancer, gravissent la berge caillouteuse, vident leurs bottes, qui se remplissent de nouveau dans le bras de rivière suivant. Après une heure et demie, Walter revient vers nous et le suivant peut l' accompagner, car nous n' avons que deux paires de bottes. Bientôt nous acquérons de l' expérience: ne jamais rester immobile un instant, en avançant il est plus facile de lutter contre le courant. Ne jamais essayer de voir le fond de l' eau, mais diriger son regard sur un point fixe, sinon la tête tourne rapidement. Il y a quelque chose de désagréable et d' effrayant à descendre dans un fleuve rapide et trouble.Vous perdez votre poids, votre équilibre, votre sensation de sécurité. Vague sur vague vous assaillent sans relâche; vous le remarquez dès que vous chancelez. L' eau déferle et veut tout emporter. Si vous vous laissez porter, cela est plus facile, mais vous allez à votre perte. C' est pourquoi nous avons tous eu peur, mais surtout nous avons eu terriblement froid, en avançant profondément dans l' eau blanche des glaciers, toujours nouvelle, pendant plus de deux kilomètres.

Les Sylltoppen Mille mètres au-dessus du Skeldal, nous atteignons notre camp sur un éboulis sec et sablonneux. Pas la moindre petite racine ne retient ici le sol, mais les mouches nous rendent presque fous. De quoi ont-elles vécu avant notre arrivée, car à part elles, nous ne voyons ici pas trace de vie? Ce sont de vrais moustiques, spécialistes de la pique. On ne les entend presque pas arriver, on ne sent jamais la piqûre de leur trompe, car elles adoucissent d' abord la peau avec un acide. On leur doit les enflures innombrables qui commencent bientôt à démanger. Ce n' est que quand la température descend au-dessous de zéro qu' on est débarrassé de ces bestioles.

A côté de la marche d' approche, du Skel, de la dure montée au camp, les deux premiers sommets que nous pouvons gravir au Groenland paraissent très faciles. Comme il n' est pas possible de gravir le sommet principal des Sylltoppen par l' arête sud, nous descendons sur le glacier oriental, gagnons l' arête ouest, et en la suivant atteignons le sommet sans difficultés. De 1900 m il domine directement le fjord Kong-Oscar, encore pris dans la banquise figée. Le même jour, nous gravissons également une deuxième cime et la baptisons Montagne des Bœufs, car les bœufs musqués ont marqué de petits sentiers dans ses flancs, comme le font les vaches dans nos Alpes. Leurs traces nous semblent toutes récentes, mais nous n' apercevons aucun de ces animaux. Plus tard nous apprendrons que les traces restent fraîches toute l' année, car en été, lorsque le sol n' est pas gelé, il ne pleut que rarement.

Mais une de ces rares pluies s' infiltre dans notre tente, forme sur le tapis de sol imperméable de grandes flaques, dans lesquelles nos duvets se mettent à flotter. Nous restons pendant sept heures dans nos sacs de bivouac pour nous maintenir au sec, puis le temps se lève, il gèle à pierre fendre, et nous sommes tout heureux de nous enfiler dans les sacs de couchage bien chauds de la tente proche - nous les trouvons pleins d' eau. Ils sont étonnamment chauds, même mouillés, il faut seulement un peu de temps au début pour s' y sentir à l' aise. Ce que nos corps ne sèchent pas pendant notre sommeil, un vent glacé le fait le lendemain. Nous pouvons encore gravir trois sommets, dont l' un nous amène tout près des Dansketindel. Malheureusement le rocher de ces chaînes côtières est extrêmement friable. Nous retournons au bord du Skel, fiers de nos cinq « premières ».

En bottes de caoutchouc entre les icebergs La banquise recouvre encore, immuable, le fjord Kong-Oscar, presque à en désespérer. Pourtant nous sommes aidés par un Deus ex machina, le Catalina, un hydravion des explorations danoises sur la banquise. Par pure amitié, par goût de la difficulté, il soulève l' expédition tout entière, la transporte au-dessus des 50 kilomètres de banquise qui ceinturent le pays jusque dans les eaux ouvertes du fjord de l' intérieur. Pour l' expédition, c' est une chance inattendue, sans laquelle nous aurions dû, une fois encore, marcher sur 50 kilomètres de sable et de cailloux, à travers marais et rivières, pour nous heurter là-bas aux heureux invités de l' aéronautique.

Selon les Anglais, on ne s' aventure pas sur ces fjords du Groenland sans encourir de grands dangers. Nous n' en rencontrons point. Par nos lectures nous les connaissons: la tempête peut avec une rapidité incroyable soulever les vagues, les fouetter de gauche, de droite, dans un tourbillon fantastique. Les icebergs merveilleusement bleus flottent sur l' eau calme, par-dessous cependant, ils fondent et la plus petite vague peut rompre leur équilibre. Une masse de glace blanche bascule, crée de nouvelles vagues et fait danser tous les autres icebergs. Ainsi le fjord le plus tranquille devient en un tour de main un véritable chauderon de sorcières. Les chasseurs de morses parlent de la curiosité sans limites de leurs proies. En bande ces animaux peuvent harceler les bateaux et par simple envie de jouer, opposer la force de leur dos au poids du bateau. D' un seul coup de leurs défenses, ils auraient pu déchirer nos bottes de caoutchouc.

Le vent et les vagues, les icebergs et les morses ne sont pas cependant ce qui nous fait fléchir, mais bien un froid mordant. Nous voyageons à travers le paysage peut-être le plus splendide du monde. Tout ce que la nature polaire a de merveilleux et de caractéristique s' étend maintenant autour de nous. Sur les flancs abrupts, les couches de la roche primitive resplendissent de leurs couleurs violentes, de violet et de vert sombre, de jaune et de blanc, et surtout, de rouge vif. Aucune végétation n' y croît et ne cache la mosaïque des flancs de la montagne, que couronne un diadème de glace brillante et qu' ourle au pied un sol bleu profond. C' est seulement dans certains déserts qu' on peut voir le squelette dénudé de la terre avec de telles couleurs, mais il y manque la vie et le contraste que confèrent aux fjords groenlandais la mer et la glace. Pourtant la magnificence et l' émerveillement disparaissent lorsque le moteur tombe en panne; il possède 75 chevaux de puissance, mais au moins autant de malice. Quand cela lui plaît, il reste tout simplement immobile. Nous pouvons nous tourner, frapper et tirer comme nous voulons, il hoquette une dizaine de fois et s' immobilise. L' expédi entière dépend de la force et de l' humeur de ce drôle malicieux. Nous serions prêts à le cajoler, à lui offrir les habits les plus chauds ou un café brûlant, il se contente de benzine, et pour le moment n' est simplement pas d' accord. J' explore du regard la suite de notre route: sans limites, avec des collines d' éboulis colorés tombant à pic dans la mer, coupée seulement de gorges et de parois de rochers. Nous devrions monter et descendre sans arrêt. A la rigueur ce serait possible, mais seulement en rebroussant chemin, et en abandonnant notre matériel. A nouveau un bon génie vient à notre aide, tout à coup, le moteur se remet en marche et pétarade comme si de rien n' était. Personne n' y comprend goutte. Comme le marin maintenu à terre par vents et tempêtes, nous remontons vite dans nos sièges, et continuons notre route, vers notre but, vers le bassin enchanté du fjord le plus retiré.

Vingt-trois « Premières » Les quatre semaines suivantes ne se sont différenciées d' excursions dans les montagnes valaisannes ou bernoises qu' en ceci: il n' y avait pas de cabanes, ni de cartes, pas d' hommes excepté nous. Chaque pas était une avance dans l' inconnu; on ne pouvait s' y aventurer que lorsqu' on savait le retour possible. Nous étions habitués à rechercher les plus belles ascensions, ici n' entraient en question que les plus faciles, qui sont malgré tout très fatigantes. Nos objectifs étaient les suivants: nous savions que sur le glacier de Seftström il y avait encore toute une chaîne de splendides montagnes vierges, que deux glaciers inconnus se jetaient dans ce bassin et que le glacier de Spœrre, terriblement crevassé et difficile, descendait d' un monde de sommets dont aucun n' avait encore été foulé. Nous décidâmes d' un commun accord qu' en une semaine les plus belles cimes du Seftström devaient être gravies. Ainsi apprendrions-nous à connaître les conditions de glace et de rocher. Nous espérions que le fjord au-dessous d' elles s' ouvrirait pour faire venir le reste de nos bagages de Mestervig. Cinq hommes devaient refaire la route une deuxième fois, tandis que Nick et Walter s' essayaient au Pyramid Peak. A trois nous reconnaîtrions le glacier de Spœrre, chercherions un chemin entre les zones de séracs et une place pour un camp d' altitude.

Le Cerbère Nous avons donné le nom de Cerbère à une aiguille dont le sommet ressemble vraiment à une tête de chien. Nous en avons gravi la plus grande partie en crampons, comme d' habitude au Groenland. L' itinéraire passe d' abord par des séracs où il est impossible de s' arrêter. Il y a des glaciers au Groen- _-,land qui avancent de plusieurs mètres en un jour; ce mouvement se voit dans les cassures abruptes; les séracs tombent sans arrêt; des crevasses qu' on saute un jour sans peine, sont infranchissables deux ou trois jours plus tard. Puis un couloir nous conduit presque mille mètres plus haut. C' est là qu' on grimpe le mieux. Le sol est dur et solide, à droite et à gauche on peut s' appuyer comme sur une balustrade, pourtant on ressent la fatigue après un quart d' heure déjà; après 50 minutes nous nous arrêtons, les muscles de nos mollets ont grand besoin de détente. A notre étonnement le couloir n' a pas changé d' aspect; nous sommes montés pendant 50 minutes, mais nous sommes presque encore tout en bas. L' air est toujours si clair que tout semble à portée de main. Nous avons souvent sous-estimé les distances de trois à quatre fois. Cependant le temps ne joue aucun rôle pour nous, car il ne fait jamais nuit. Bientôt le couloir devient plus raide et la couche de neige plus fine. Nous rencontrons ici beaucoup plus de glace vive que chez nous; en quelques jours nous pouvons observer comment les montagnes perdent leur blanc manteau et comment une cuirasse bleuâtre apparaît sur des champs de glace d' une raideur inhabituelle. Nous arrivons enfin sur la selle et reculons effrayés; elle est fine comme une lame de couteau et l' autre versant tombe avec encore plus de raideur. Il y a là des abîmes, des marmites glaciaires et des gorges comme nous n' en avons jamais vus ailleurs. Nous constatons à contre-cœur qu' il n' y a pas d' autre route en direction du camp, mais, et de cela nous sommes fiers, il n' y en a pas non plus d' autre qui gagne notre sommet. Nous avons une fois encore trouvé le seul bon chemin dans une région totalement inconnue - ce qui est toujours la plus belle réussite de l' expédition. Que presque chaque participant ait pu gravir plusieurs sommets a enrichi notre expérience davantage peut-être que l' ascension d' un géant de l' Himalaya.

Il est 11 heures du soir. Nous passons sur le côté nord et nous retrouvons le soleil. Nous pouvons grimper vingt-quatre heures durant toujours à la lumière du soleil, de jour sur les flancs sud, de nuit sur les versants nord. Le soleil ne se couche jamais, il trace un cercle autour de nous, à minuit au nord un peu plus bas sur l' horizon, à la place où chez nous il se trouve une heure après son lever, à midi au sud, mais là non plus pas très haut, comme deux ou trois heures avant son coucher chez nous. Ce n' est jamais midi, pas plus que minuit, que le soir ou le matin. Deux semaines plus tard, le soleil disparaîtra sous l' horizon, mais ses rayons rouges continueront de briller, se déplaceront vers la droite pour traverser la ligne polaire et soudain comme à l' aurore, devenir plus clairs.

A minuit nous atteignons le sommet; nous déterminons la longueur de l' arête et lisons l' altitude sur l' altimètre; c' est notre participation à l' exploration de la région. Un petit travail, mais nous l' accomplissons avec l' espoir que d' autres le poursuivront. Ainsi s' établit notre carte du pays, sur laquelle nous reportons fidèlement notre itinéraire.

Après plus de vingt-huit heures de marche, nous sommes de retour à notre tente et nous dormons sans arrêt pendant presque vingt-quatre heures. La nuit et le jour ne jouent ici aucun rôle et celui qui parle de se lever tôt ou tard, ne pense pas en groenlandais. Que signifie tard, lorsque le soleil s' est levé depuis huit semaines? Nous dormons généralement plus longtemps que dans les montagnes de chez nous; non parce que la nécessité en est plus grande, mais parce que nous pouvons tout simplement nous le permettre, car l' obscurité commencera à retrouver ses droits deux semaines plus tard.

Sur le glacier de Spœrre On ne peut guère se faire une idée juste de ce glacier. Il n' est pas beaucoup plus grand que le glacier d' Aletsch, mais charrie peut-être dix fois plus de glace dans une vallée étroite. Il se cabre là où un éperon rocheux le brave, se déchire en long et en large, si bien que les séracs se dressent dans l' air comme les aiguilles d' une pelote. Au milieu d' eux nous n' étions pas plus que des insectes sur la peau d' un monstre, et nos chemins paraissaient souvent manquer de lignes directrices, comme si nous tournions en rond à plaisir dans ce labyrinthe.

Pourtant nous en sortons, sur des ponts de neige et des crevasses, en passant ici et là, à côté de tours et de petits lacs, entourés de gorges et de fossés si profonds que nous n' apercevons souvent que quelques mètres du chemin. Dix heures pour quatre kilomètres, c' est une épreuve. Là-dessus nous trouvons une place de camp ravissante à l' abri de la moraine, au bord d' un petit lac turquoise, et merveilleusement tranquille. Nous aplanissons facilement le sol pour la tente avec nos piolets et nos souliers. Quatre jours plus tard, nous y conduisons nos camarades étonnés, tous plus riches d' une expérience dans la connaissance des glaciers.

Pourquoi ne sommes-nous pas arrivés ici trois semaines plus tôt? C' est une place Concordia, en bien plus grand. Une foule de glaciers plus puissants se réunissent ici, séparés par autant de chaînes de montagnes qui forment un royaume de pointes sauvages. C' est cet endroit que Walter Hofer a dû survoler, c' est ici que des montagnes brun-noir sont piquées par dizaines sur des glaciers argentés. Ici se dressent paroi après paroi, arête après arête, d' où tombent des murs de glace verte. Il y a de quoi grimper pendant un été entier, alors que dix courtes journées nous séparent de l' arrivée de l' hiver. Pour la permière fois le temps presse. Depuis un premier sommet nous fixons nos objectifs, et en trois cordées gravissons différentes cimes. Ainsi en une semaine, pouvons-nous faire huit ascensions, les toutes premières dans cette région, et aussi les dernières; car d' une heure à l' autre, nous nous trouvons plongés au gros de l' hiver. Nous devons abandonner des bassins glaciaires entiers encore vierges.

A Mestervig on savait que l' hiver commencerait le 20 août; cette année il arrive avec deux jours d' avance. Il tombe 30 cm de neige. Tandis que nous la secouons de nos tentes, sur les flancs des montagnes se forment les premières avalanches.

Alarme dans le fjord Du Piz Guarda Monti nous croyons nettement apercevoir une tache d' un Blanc mat au milieu du fjord. Cela ne peut être que de la nouvelle glace. Nous nous trouvons à 150 km à l' intérieur de la plus sauvage des contrées montagneuses, le seul lien avec l' extérieur passant par ce fjord. Les bottes de caoutchouc sont manifestement de mauvais brise-glace. Il nous faut immédiatement sortir de là. Rien ne nous retient dans les rafales de neige. On devine çà et là où le fjord gèlera en premier. Certainement pas sur la côte, car la roche la réchauffe; plus au large l' eau de la mer est plus froide, mais plus salée; à l' intérieur des montagnes un vent glacé lacère maintenant les vagues. C' est là que l' eau gèlera dès qu' elle se calmera. Pour la première fois nous abandonnons de la nourriture. Même le lard, qui apaise sûrement les estomacs les plus creux. Chacun s' en coupe une bonne tranche, puis nous l' offrons aux renards polaires. Tout à coup, nous avons des friandises en superflu: le chocolat, les biscuits, les fruits secs, nous coupons même la viande séchée des Grisons en tranches épaisses d' un centimètre. Nous n' avons plus besoin de pitons à glace et d' autre matériel, personne ne veut les redescendre, nous les laissons en arrière. Une fois encore chacun charge son sac, puis nous glissons, grimpons et dansons sur la glace, les éboulis et les moraines du glacier de Spœrre, jusqu' au fjord.

Retour dans la tempête Notre flotte se met en route pour sortir du fjord merveilleusement tranquille, comme si tout était déjà terminé. Nous nous amusons de la curiosité des phoques, qui de leurs yeux de souris guignent hors de l' eau mais ne s' aventurent jamais à plus de 6 ou 7 mètres de nous. Qui pense encore aux morses? Soudain l' eau se ride, un vent violent se lève à I' improviste, et bientôt les premières vagues clapotent sous l' avant plat de notre bateau, rejaillissent et se répandent à flots sur le pont, une fine pelure de plastic trouée depuis longtemps. Nos canots sont lourdement charges, ils se remplissent encore d' eau. Nous n' avons pas de pompe, seulement des poêles et des marmites pour écoper. Nous continuons à ramer avec sang-froid, au fond nous n' avons plus d' illusions sur nos talents de marin depuis longtemps. Ce qui nous tranquillise est la terre toute proche et la certitude de n' être qu' à 40 kilomètres de Mestervig, une distance que nous connaissons mètre par mètre. Nous ne nous battons plus pour notre vie, seulement pour le matériel. Pourtant cela aussi est très dur.

La « Martha », le bateau remorqueur, est pleine. Pendant que nous l' écopons, le vent conduit tout le convoi vers la terre, où l' hélice s' enfonce bientôt dans le sable. Comment devons-nous lever cette ancre? Nous poussons contre le fond avec les rames, cela n' aide en rien, les canots se remplissent l' un après l' autre à chaque vague, nous ne pouvons pas rester un instant de plus. Deux courageux sautent dans l' eau trouble, sortant la tête de l' eau comme des phoques, ils s' arc et remettent le bateau à flot. Par miracle le moteur se remet à tourner et le vent, le moteur et les vagues nous balancent jusqu' à la première place d' atterrissage. Il nous faut encore une fois décharger toute la cargaison et écoper l' eau des canots. Mais un riz colonial, accompagné de conserves de poissons et de fruits secs, relève en un rien de temps l' atmosphère du dernier camp de notre expédition.

( Traduit de Vallemand par Catherine Vittoz )

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