Il Signor della Montagna | Club Alpino Svizzero CAS
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Il Signor della Montagna

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Rien n' est plus décevant que le brouillard, surtout quand il vous surprend en traître à la nuit tombante. Sournoisement, sans que rien l' eût annoncé, il nous enveloppa dès que nous eûmes franchi le col de la Chaux et pénétré dans la Combe du Scex qui ressemblait au cratère d' un volcan en éruption. A travers une ouate blanchâtre, opaque, dont les bouffées humides nous frappaient au visage, nous allions de ci de là, cherchant à découvrir le chalet Blanc où nous voulions coucher. Rapprochés les uns des autres pour ne pas nous perdre, nous marchions tous quatre avec précaution, en tâtonnant comme des aveugles, maladroits et buttant à toutes les pierres, inquiets et nous demandant avec anxiété s' il nous faudrait coucher à la belle étoile... Mais, avec ce temps-là, il n' y avait à notre ciel de vapeurs mouvantes aucune étoile pour veiller sur notre sommeil.

Depuis une heure déjà nous errions dans ce paysage dantesque, désespérant de jamais atteindre le chalet, quant un coup de vent subit déchira le voile de nuées: à quelques pas devant nous, apparurent les murailles blanches de la maison montagnarde, étincela le toit de zinc surchargé de grosses pierres. En quelques enjambées, nous gagnâmes la porte: elle était fermée et, à nos coups de poing, à nos appels, personne ne répondit. Le chalet était vide. Nous en fîmes le tour sans trouver d' autre ouverture que celle d' une étable à moutons où, faute de mieux, nous nous réfugiâmes.

En bas, dans la vallée, on nous avait affirmé que, malgré la saison tardive, le chalet était encore habité et que nous y trouverions facilement le gîte. Nous avait-on trompés? Ou bien le berger était-il encore dans la montagne? La consistance des souvenirs oubliés dans leur dortoir par messieurs les moutons rendait la deuxième hypothèse plus vraisemblable: nous résolûmes donc d' attendre.

Bientôt des bêlements grêles frappèrent nos oreilles, et, étant sortis, nous fûmes pris soudain au milieu d' un troupeau de moutons étonnés, se pressant en une grouillante cohue de dos laineux qui ondoyaient comme les vapeurs blanches du brouillard éclaircissant. Comme nous tentions d' échapper à l' étreinte de cette masse compacte d' animaux apeurés, nous fûmes arrêtés par un chien aux longs poils bruns, aux yeux fulgurants, à la gueule menaçante, qui se mit à aboyer furieusement. Une voix gutturale, distante encore, le fit taire, puis s' avança un homme qui, à notre vue, s' immobilisa, craintif, le bâton en avant.

Drapé dans un vaste manteau brun dont un pan était rejeté par-dessus l' épaule, coiffé d' un chapeau de feutre noir, pointu, d' où s' échappait une chevelure hirsute, l' homme nous dévisagea, méfiant, sans répondre à nos questions, étudiant nos physionomies avant de se prononcer. Nous ayant probablement jugés inoffensifs, il fit quelques pas, s' arrêta de nouveau pour nous observer encore, son bâton toujours prêt à frapper; son chien, les crocs provocants, la queue basse, s' était réfugié entre ses jambes maigres enveloppées de bandes de drap gris.

A nos paroles de plus en plus aimables, de plus en plus éloquentes, il ne répondait qu' en faisant des signes de dénégation avec sa tête échevelée.

— Il m' a l' air d' un berger bergamasque, dis-je.

— Alors, c' est le moment de produire ton italien, remarqua Henri. J' exposai notre requête dans le florentin le plus pur: aussitôt l' homme changea d' attitude, ses regards s' éclairèrent, s' adoucirent, il laissa tomber son bâton, calma son chien, et dit que, certainement, « i signori » pourraient dormir sur la paille et qu' il leur ouvrirait le chalet une fois ses bêtes au bercail.

Quelques cris aigus, une ou deux pierres lancées à propos, le chien, de son côté, poussant les moutons, leur mordillant les jambes, posant ses grosses pattes sur leurs arrière-trains laineux, et, en cinq minutes, le troupeau fut rentré.

Ce fut alors notre tour. Le berger nous conduisit à la porte qu' il ouvrit au moyen d' une énorme clef tirée de sa besace couverte de poil de chèvre et nous pénétrâmes dans le chalet. Ohi bien simple ce chalet: une cuisine au sol de terre battue, avec un large foyer fait d' une grande pierre plate, un tas de bois dans un coin, une armoire contre une paroi, deux bancs, une table boiteuse; à gauche, au-dessus de l' étable, une vaste soupente à laquelle conduisait une échelle.

Ayant allumé une lanterne, le berger empila du bois sur le foyer, et, bientôt, le feu brilla, clair, pétillant. Nous posâmes nos sacs pour nous installer et préparer le repas. Carolus, renfrogné, restait debout, l' œil fixé sur le Bergamasque qui sortait des vivres de son armoire.

— Allons, pose ton sac, Carolus.

— Non. Il a une sale tête cet homme: je ne couche pas ici.

Aucun raisonnement, nulle prière ne put l' émouvoir et, avec une obstination farouche, appuyé sur son piolet solidement tenu dans sa main droite crispée, Carolus répétait comme un automate: « Je ne couche pas ici.»Eh bien! nous coucherons ici. Fais comme tu veux.

Je continuai ma conversation avec le berger qui, ouvrant un vieux couteau tout usé, branlant au manche, se tailla non sans peine un gros morceau de pain noir dur comme de la pierre.

Alors changeant subitement d' attitude, Carolus se débarrassa de son sac et vint prendre place à nos côtés, près du feu.

— Alors tu te décides?

— Oui. Avec un vieux couteau ébréché comme le sien, il n' y a rien à craindre.

— Comment?

— Qu' est que tu racontes?

— Ah! vous savez, rétorqua Carolus, avec ces Italiens, il faut toujours se méfier du couteau... Mais avec un vieil « Eustache » comme le sien, il n' y a vraiment rien à redouter!

Cette conclusion inattendue nous fit tous trois partir d' un bruyant éclat de rire dont je n' osai pas expliquer la cause au brave homme qui, en italien toujours, me demanda: « Ils sont bien gais ,i signori ', qu' est qui les amuse tant? » Il fut un hôte incomparable, ce rude berger à la figure rébarbative, mais aux yeux noirs empreints de douceur et de bonté: prévenant, généreux, il désirait nous être agréable, il s' amusait de notre gaîté; malgré son dénuement, il voulut à tout prix partager son dernier morceau de lard avec nous, il jetait fascine après fascine dans le brasier ardent, il insistait pour que nous prenions son lit couvert de chaudes couvertures en peau de mouton. Tout à fait apprivoisé maintenant, il nous parla de sa vie aventureuse, vagabonde, de son isolement dans ces lieux retirés où il ne voyait des hommes qu' une ou deux fois pendant le cours de l' été. Je traduisais à mesure à mes compagnons, et, tout en fumant nos pipes, nous écoutions avec intérêt, avec sympathie les récits du Bergamasque que l' un de nous avait spontanément surnommé « il Signor della Montagna ». C' est qu' il était bien l' homme, le seigneur de la montagne, ce pâtre qui n' avait jamais vu de grande ville et qui n' avait jamais roulé en chemin de fer.

Devenu notre ami, puisque nous ne voulions de mal ni à son maître, ni à son troupeau, Negro, le chien, dormait à nos pieds, le museau dans le feu, ouvrant un œil quand une bûche éclatait en répandant une pluie d' étincelles.

Il Signor della Montagna, dont nous ne connûmes d' ailleurs jamais le nom, courait les Alpes depuis sa tendre enfance. A douze ans déjà, il se louait pour garder les moutons dans les Alpes bergamasques; et il se souvenait de contrebandiers qui le volaient, de patrons qui le rossaient.

Il en avait vu du pays depuis une trentaine d' années! Il en avait foulé des pierres et des glaciers! Un été auTrentin, un autre dans l' Engadine, un autre au Tessin, ou bien dans le Valais, ou dans le Val d' Aoste, ou en Savoie, ou bien en Italie; une fois ici, une autre fois là-bas, toujours nomade, il avait ainsi parcouru toute la chaîne des Alpes en gardant les troupeaux pour quelques écus. Et dans quels coins désolés, et dans quels abris à peine bons pour des chiens!

L' automne venu, il repartait, sa besace en peau de chèvre au côté, son chien sur les talons. Il retournait au village natal, rapportant quelques francs à sa famille qui s' accroissait sans cesse.

— Combien d' enfants avez-vous? lui demandai-je.

— Neuf, au printemps, quand je suis parti; je pense que j' en trouverai dix à mon retour.

Il passait sa vie à errer dans les montagnes, dans les vallées alpestres, arpentant les grandes routes poudreuses, grimpant les sentiers rocailleux, franchissant des cols neigeux, tour à tour brûlé par le soleil, giflé par les coups de vent, secoué par les tempêtes, lavé par les pluies, effleuré par le souffle brutal des avalanches. Le plus souvent il couchait à la belle étoile, parfois dans une étable, mangeant des châtaignes sèches et du pain noir, buvant à même les ruisseaux cascadants. Vie dure, ingrate, toute faite de travail ardu, de privations, sans un plaisir, sans une douceur. Mais, armé d' une saine philosophie, il ne se plaignait pas de son sort, demeurait optimiste, gai, sensible aux beautés de la nature que, de façon malhabile, il s' essayait à nous dépeindre.

Des hommes il savait peu de chose, sinon qu' ils sont cruels, envieux, égoïstes, sans pitié pour les petits de ce monde, mais rampants et vils devant les grands de la terre. Il passait des mois en compagnie de son chien, de ses moutons, leur parlant comme à des êtres humains.

— Voyez-vous, disait-il, les hommes sont plus méchants que les bêtes. Les bêtes, toutes bêtes qu' elles sont, n' ont pas souvent du vice, elles sont affectueuses et reconnaissantes quand on les aime et qu' on les soigne bien. Lorsqu' elles font du mal c' est sans le vouloir, et on les excuse: mais les hommes, ils font le mal par plaisir, parce qu' ils le veulent, et il n' y a pas d' excuse pour eux. Ah! signore, les hommes, voyez-vous, ce sont de vilaines bêtes malfaisantes!

— Pourtant vous leur lancez des pierres, à vos moutons!

— Oui, mais jamais je n' en ai touché un!

— Et vous êtes content de cette existence?

— Il y en a tant qui sont plus malheureux que moi, signore 1 Quelle soirée inoubliable nous passâmes en ce chalet solitaire, avec ce brave berger, simple, franc, foncièrement bon, et dont l' optimisme inébranlable nous gagna au point que, le lendemain, malgré un temps exécrable, malgré l' échec de notre ascension, nous restâmes joyeux et satisfaits de notre sort parce que, à l' instar du « Signore della Montagna », nous songions à ceux qui étaient moins heureux que nous et dont la vie était autrement plus pénible et amère que la nôtre!

Je n' oublierai jamais la joie enfantine, ni la reconnaissance émue du « Signor della Montagna » quand, au départ, nous lui donnâmes des boîtes de conserves et un superbe couteau militaire dont Carolus lui fit lui-même présent. Mais son bonheur ne connut plus de bornes lorsque nous lui abandonnâmes tout ce qui nous restait de pain blanc, un régal de roi, dont il nous remercia en nous serrant les mains, en versant presque des larmes de joie.

Nous n' eûmes pas un morceau de pain à nous mettre sous la dent pendant toute la journée, mais celui dont nous nous étions privés avait fait un heureux:

notre petit sacrifice n' en valait-il pas la peine, „.

Egmond a Aras.

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