Itinéraire énigmatique | Club Alpino Svizzero CAS
Sostieni il CAS Dona ora

Itinéraire énigmatique

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

PAR J.P. HUMBERT

Le sentier monte entre les arbres, raboteux, glissant. Déjà de loin, du dehors, avant cet emprisonnement moite, nous sentions la forêt inhospitalière. Les rangs de sapins qui se haussaient les uns au-dessus des autres au gré de la pente, se dégradaient en plans séparés entre lesquels une vapeur rampante, fluide s' insinuait, s' étirant longuement aux branches touffues. Il n' y avait pas d' horizon: la forêt se perdait dans l' immatériel - pas de ciel: les faîtes des arbres fendaient comme des étraves une substance imperméable à l' œil. Notre place d' hommes était sur ce sentier qui devait conduire au bout du monde. Nous nous y sommes engagés, renonçant à la carte inutile depuis longtemps. Nous allions à l' aventure, ou plutôt, comme Poucet, à la recherche d' une maison. Souvent mon ami Christian me regardait interrogativement, semblant se demander si j' existais ou si quelque rêve se mouvait devant lui - et je l' apercevais, moi aussi, comme une forme vaporeuse sur un fond de brouillard inconsistant. Pourquoi ne nous parlions-nous pas? Craignions-nous de rompre un charme? Eprouvions-nous pour la vague inquiétude qui nous envahissait une attirance secrète?

Les troncs écailleux suintaient silencieusement, recouverts d' une pellicule gluante, perpétuellement renouvelée, et une végétation énorme, surabondante, noyait de vert les deux rives du chemin que nous remontions péniblement. Les fougères dominaient et nos mains, quand nous les laissions pendre, s' y mouillaient dans un bruit de froissement doux.

Il ne pleuvait pas, mais un air tiède, tendu à l' extrême comme dans l' attente d' un cataclysme, nous baignait d' une expectative extraordinaire comme si, d' un instant à l' autre, un conte eût pu vivre sous nos yeux, une maison en pain d' épices surgir devant nous ou un géant faire plier les arbres sous ses bottes. Dans ce monde légendaire, seul l' essoufflement nous rappelait nos origines humaines. Et ce fut sans un mot que - l' un de nous, je ne sais même plus lequel, s' étant arrêté et ayant tire de son sac un saucisson, du pain et une gourde - nous nous restaurâmes et reprîmes notre route d' un commun accord, prisonniers volontaires d' un envoûtement mystérieux. Un geai passa à d' ailes entre les branches, avec une habileté de prestidigitateur, et ses couleurs habitaient notre rêve sans le briser.

- L' oiseau de feu! s' écria spontanément Christian, et ses paroles - les premières depuis que nous marchions dans la forêt - me parurent à cet instant si justes que, loin de le contredire, je le regardai comme s' il avait trouvé la seule explication vraie.

D' un coup, l' illusion cesse; le soleil perce la brume, un chien aboie, rabroué par la voix de son maître, et nous apercevons la façade d' une ferme-restaurant bien connue. Chaque chose, y compris le chemin que nous avions suivi en chercheurs d' absolu, reprend sa place dans un univers familier, étiqueté par l' homme - un univers de précision, de renseignements pratiques et de vin vendu tant les trois décis - dans lequel nous retrouvons sans trop de peine notre rôle de consommateurs.

Feedback