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La chasse aux chamois

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Par C. Egmond d' Arcis.

Cédant aux sollicitations de mon guide, Christian Felber, de Kippel, j' avais accepté de me joindre à lui pour chasser le chamois dans les parages du Lœtschenpass.

Un beau matin de septembre, je reçus une carte de Christian qui m' écrivait dans son français pittoresque: « Très Honoré Monsieur le Redaktor! Il y a beaucoup du chamois sur le montagne, les fuçils sont prettes, la famille va bien, nous attendons tous sur vous le plutot que possible. » Plantant là mes affaires, je gagnai rapidement Kippel où Christian m' attendait avec impatience; à ma vue, un large sourire épanouit sa bonne figure basanée qu' ornait une phénoménale barbe rousse étalée en éventail.

L' automne effleurait à peine de son pinceau d' or cette nature grandiose et charmante à la fois. Cependant, la veille, une crachée de neige avait saupoudré les alpages inférieurs, il faisait frais, et, le soir, des fumerolles de brouillard blanc, cotonneux, s' élevèrent des eaux fougueuses de la Lonza que l'on croyait voir fumer.

Assis autour du poêle en pierre olaire, nous passâmes une délicieuse soirée en famille, dans ce vieux chalet qui, depuis tantôt deux siècles, abrite les Felber de père en fils. J' écoutais attentivement les explications que me prodiguait le guide car, novice dans l' art de la chasse, il me fallait apprendre comment on traque les chamois et comment on les tire. Puis, comme nous devions partir à 3 heures du matin, nous gagnâmes la chambre que je partageais avec Christian. C' était une pièce spacieuse, basse de plafond, lambrissée en mélèze, décorée de gravures pieuses, et où se trouvaient deux souvenirs de famille dont le guide était très fier: une vieille épée à deux mains, qu' un de ses ancêtres avait brandie sur le champ de bataille de Marignan, et un haut shako à plumet blanc, qui coiffait son grand-père lorsqu' il était au service du roi de Naples.

Je me hissai dans le vaste lit, un meuble vénérable, monumental, haut perché sur un coffre recélant une sorte de grand tiroir que Christian fit sortir et dans lequel se trouvait un lit tout préparé: il s' y coucha en me disant: — Tâchez de ne pas faire de mauvais rêves, monsieur; et surtout ne sautez pas du lit sans regarder où vous mettez les pieds parce que vous pourriez m' écraser la figure!

A 3 heures et demie, nous quittions le chalet endormi. Un dédale de venelles obscures, tortueuses, qui me parut interminable, nous conduisit hors du village assoupi où l'on n' entendait que le glouglou de la fontaine et quelques grincements de chaînes dans les étables.

Tout de suite la montée commença, très raide, par des prés coupés de bouquets d' arbres et semés de mazots bruns. Un dernier croissant de lune, légèrement voilé par de minces nuées, éclairait notre marche. Après avoir traversé une forêt de mélèzes barbus, nous débouchâmes sur le pâturage où se groupent les chalets de pierre de l' Hockenalp. De là, nous montâmes droit vers l' Hockenhorn dont la masse rocheuse se découpait en noir sur le fond laiteux du ciel où, fuyant l' aube naissante, les étoiles pâlissaient déjà.

Après une grimpée rude et fastidieuse dans des éboulis, des rochers délités et des plaques de gazon saupoudrées de neige, Christian me fit appuyer à l' ouest, et nous fûmes bientôt au sommet d' une crête de roc au bas de laquelle se creusait, noire et mystérieuse, une profonde dépression.

Il était 6 heures. Le jour s' était levé gris et terne. Des brumes traînaient sur l' arête des Lonzahörner, et, empanachant le Bietschhorn invisible, elles le suivaient en une haute colonne de vapeurs blanches dans son ascension vers les cieux. Nous prîmes nos dispositions pour la chasse après avoir mangé un morceau.

— Ces derniers matins, expliqua Christian, j' ai observé un troupeau de chamois au fond de cette combe; je les ai suivis à la lunette; ils broutaient les gazons que vous apercevez là-bas, sous ces parois noires. Plus tard, je les ai vus descendre par le col qui est à nos pieds. Comme le vent est propice, je vais aller jusqu' au fond, et, en m' approchant le plus possible de la vire où ils se tiennent, je tâcherai de tirer un chamois. Peu importe que je touche ou que je rate: ils se sauveront par ici et c' est à vous que reviendra le beau coup de fusil de la journée; en vous embusquant derrière ces pierres, vous les tiendrez au bout de votre canon lorsqu' ils déboucheront derrière cet éperon de rocher.

— C' est bien, j' ai compris, dis-je en prenant ma carabine.

— Pas si vite, monsieur, du calme! Ayez patience, ne vous agitez pas. Du reste, mon coup de feu vous dira quand ce sera le moment d' ouvrir l' œil. Allons, au revoir, bonne chance... Vous m' attendrez ici.

— Bonne chance, Christian.

J' entendis les cailloux grincer sous les pas du guide qui s' éloignait à grandes enjambées. Je le suivis longtemps à la jumelle, puis je regardai autour de moi.

Poussés par la bise, les brouillards s' effilochaient et se dissipaient dans l' air bleu, tandis que le soleil s' amusait à caresser les névés et les glaces qui étincelaient de mille feux. La mince couche de neige tombée l' avant fondait rapidement: j' entendais le choc métallique des gouttes d' eau tombant des pierres et le friselis des ruisselets qui se formaient dans les moindres creux.

Des choucas tournoyaient dans la combe avec d' aigres croassements; le sifflet strident d' une marmotte déchira le silence. Avec mes jumelles, j' apercevais les chamois qui, pleins de confiance, broutaient tranquillement en se chauffant au soleil. Soudain, je les vis déguerpir, s' égailler et disparaître; je crus en voir tomber un. Christian avait-il manqué son affaire? Les chamois l' avaient éventé avant qu' il ait pu faire feu? Mais, un instant après, je perçus une détonation qui roula dans la montagne et que les échos des parois répétèrent en l' amplifiant. Le guide avait donc bien tiré, mais, à cause de la distance, j' avais vu les animaux détaler avant d' entendre le coup de feu.

Je saisis mon arme et, l' œil sur l' éperon de rocher, le doigt, un peu tremblant, sur la gâchette, j' attendis. Par moments, mon cœur palpitait, ou bien semblait cesser de battre; j' étais oppressé, je me sentais agacé jusqu' au bout des ongles: pensez, mon premier chamois que j' allais tenir au bout de ma carabine!

Cette attente me parut interminable. Je m' impatientais de ne rien voir venir, l' énervement me gagnait: des picotements irritaient mes muscles crispés, et mon regard, à force d' être rivé sur l' éperon de roc, finissait par ne plus le discerner...

A un certain moment, il me sembla voir bouger quelque chose au-dessous de moi: je détournai les yeux, et, bien à découvert, devant un roc éboulé, je vis une ravissante chevrette et son petit qui se pressait contre elle. La robe fauve des deux gracieuses bêtes se confondait avec les pierrailles, mais on distinguait nettement leurs cornes fines et recourbées, leur museau allongé, taché de blanc, et leurs jambes fines et nerveuses aux minuscules sabots noirs. Le petit, ignorant du danger, délicieusement câlin, frottait affectueusement son mufle soyeux contre le flanc de sa mère qui, inquiète, regardait de tous côtés, relevant la tête et humant l' air.

Je ne pensais plus à mon fusil. J' avais oublié que j' étais chasseur. J' étais fasciné par ce groupe sculptural, par ce tableau pittoresque. Puis il me souvint de mon rôle de destructeur: mais quoi, tirer sur cette maman ou sur ce petit? Abattre de sang froid un de ces animaux si confiants, si inoffensifs? Pourquoi faire? Pour mon plaisir? Ou bien pour en tirer une vaine gloire?

« Assassin! » me dis-je en moi-même. Et, prenant un caillou, je le lançai dans la direction des chamois en poussant de grands cris, en agitant mon chapeau: les deux bêtes s' enfuirent précipitamment et, au même instant, à ma gauche, sept ou huit autres chamois — le reste du troupeau — filèrent en trombe et, en quelques bonds, se dérobèrent à ma vue.

Très satisfait de moi, presque fier, le cœur léger, sans éprouver le moindre regret d' avoir manqué un si beau coup de fusil, je m' étendis entre deux rochers pour attendre le retour du guide. En pensée, je suivais les sveltes chamois dont j' aimais à me figurer le bonheur: mais, en somme, s' en rendaient-ils compte de leur bonheur?

J' étais là depuis une heure environ, regardant la course des nuages dans l' azur du ciel, lorsque Christian, hors d' haleine, un chamois attaché par les pattes sur son sac, surgit de derrière les rochers.

— Alors? Qu' est arrivé?

— Rien du tout.

— Comment? Rien? Vous n' avez pas vu les chamois?

— Mais si, très bien, de très près même.

— Vous n' avez pas tiré?

— Non. Justement parce que je les ai trop bien vus. Ils m' ont fait pitié, Christian: il y avait une pauvre mère et son petit, si jolis, si affectueux... Je n' ai pas eu le courage de les tuer... J' ai même fait du bruit pour qu' ils se sauvent.

Christian me dévisagea d' un air étonné: il ne comprenait pas: — Vous les avez fait partir? Mais... vous êtes fou! Dire que je vous ai amené jus- qu' ici pour que vous fassiez une bêtise pareille! Vous êtes malade! Je n' ai jamais rien vu de semblable! Puis, haussant les épaules en signe de dédain, il me dit: — Descendons, il n' y a rien d' autre à faire ici.

Quand nous atteignîmes Kippel, vers 3 heures, Christian, renfrogné, plein de mépris pour le piètre chasseur que je faisais, n' avait pas une fois desserré les dents. Il se dérida quand, sur la place du village, des amis le félicitèrent de sa chasse.

— Ne leur dites rien de votre histoire, me souffla-t-il, ils se moqueraient trop de vous!

Nous rentrâmes au chalet. Au souper, il me fallut bien conter mon aventure qui amusa toute la famille; Christian, souriant dans sa large barbe, me dit en matière de conclusion: — Voyez-vous, monsieur, vous avez trop de sentiment, ce n' est pas avec ça qu' on fait son chemin dans la vie, car elle est brutale, fourbe, cruelle, la vie; elle exige de nous de l' énergie, beaucoup d' énergie; la pitié rend faible, il ne faut pas se laisser gagner par elle... Où serions-nous, nous autres gens de la montagne, si nous n' étions pas rudes, impitoyables pour nous-mêmes et pour les autres?

— Alors, Christian, vous n' auriez pas de pitié pour ces cinq frimousses qui avalent leur soupe à grands coups de cuiller? Vous les tueriez froidement?

— Ah, mais, dites-donc, ce sont mes enfants, ceux-là!

— Eh bien, je crois, depuis aujourd'hui, que les chamois sont un peu mes enfants aussi!

Christian rit de toutes ses dents, puis, posant familièrement la main sur mon épaule, il ajouta: — C' est égal, nous avons fait une jolie excursion; mais je ne vous inviterai plus à chasser, vous risqueriez de déteindre sur moi. Vous accepterez peut-être bien un gigot de chamois? Puisque ce n' est pas vous qui l' avez tué.

à, je veux bien. Je le mangerai en pensant à vous et en me rappelant la bonne action que j' ai faite aujourd'hui.

— Croyez-vous que les deux animaux que vous avez épargnés vous auront de la reconnaissance?

— Peu importe. Doit-on compter sur la reconnaissance des bêtes quand on ne peut pas même compter sur celle des hommes?

Le lendemain, Christian me fit la conduite jusqu' à Ferden où nous prîmes congé l' un de l' autre.

— Alors, me dit-il, à l' été prochain, sur les montagnes.

— Nous irons visiter le royaume des chamois.

— Mais vous n' en tirerez pas!

— Soyez tranquille.

Et, de fait, il ne m' est plus jamais arrivé de faire la chasse à ces charmants animaux que j' aime à voir gambader parmi les rocs gris, à l' aube, quand, d' aventure, j' ai la chance de les surprendre au cours d' une incursion dans leur domaine alpestre.

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