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La Dent du Midi et le vicaire Jean-Maurice Clément

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le vicaire Jean-Maurice Clément

Par O. Nicohier.

Une tradition, reprise par tous les guides et autres publications consacrés à la Dent du Midi, attribue au vicaire Jean-Maurice Clément, de Val d' Illiez, l' honneur d' avoir fait en 1784, la première ascension de la Haute Cime.

Cette tradition serait-elle fondée sur une erreur? La question nous a paru, voilà près de trente ans, valoir une enquête, à laquelle nous avons procédé à cette époque. On nous suggère aujourd'hui d' en publier les résultats dans cette revue, ce que nous faisons volontiers en espérant qu' ils pourront ajouter à l' histoire de la Dent du Midi un modeste chapitre et provoquer quelque intérêt.

A la fin du XVIIIe siècle paraissait à Lausanne, sous le nom de Journal de Lausanne, une petite feuille, sorte de tribune libre, qui recevait des correspondances sur des sujets divers.

Dans le n° 1 de 1789, du 3 janvier, page 4, fut insérée la lettre suivante du vicaire Clément. Nous en respectons scrupuleusement les termes, nous bornant à souligner les passages propres à ouvrir la controverse:

« Au Valdilliez, en Vallais, le 14 décembre 1788.

Votre Journal, Messieurs, étant destiné à répandre les connaissances utilesvoyant combien depuis longtemps l'on s' occupe des moyens de rectifier l' altimétrie barométrique, j' ai cru qu' il m' était permis de contribuer en quelque chose à ces sortes de recherches, en vous faisant part d' une mesure barométrique que j' ai prise cet été, d' une hauteur assez considérable.

J' abrégerai les détails d' un voyage extrêmement pénible, auquel j' ai sacrifié deux journées, pour parvenir au sommet des pointes ou dents de Tzallen, comme on les appelle vulgairement ici, dans toute la vallée d' Illiez. Ces pointes, que je croyais inaccessibles, forment une chaîne très élevée, qui se voit de fort loin, & qui s' étend de l' Est à l' Ouest, occupant au moins l' espace d' une bonne demi-lieue dans cette direction. Cette chaîne, dont la pointe la plus orientale est connue dans le canton de Berne ( du moins dans le gouvernement d' Aigle ) sous le nom de Dent du Midi, sépare les montagnes de St-Maurice d' une partie de celles de la Vallée d' Illiez. Elle présente cinq pointes principales, dont la plus orientale, soit Dent du Midi, de même que la plus occidentale, sont plus basses de quelques toises que les deux du milieu. J' arrivai au sommet de ces deux dernières, épuisé de fatigue, le 22 d' Août dernier à deux heures onze minutes après-midi; j' en repartis à trois heures; le temps était assez beau. Pendant ce court, mais agréable séjour, sur le pinacle de nos Alpes, le thermomètre y étoit à cinq degrés & demi, échelle de Réaumur, et le baromètre à dix-neuf pouces deux lignes un quart; quoique d' après cette observation j' aye calculé cette hauteur, je désirerais néanmoins que quelque personne instruite et exercée dans ces calculs, voulût bien publier dans votre Feuille le résultat de mon observation; prenant pour base le Lac à Vevey, ou le Rhône à Bex. Quant à l' horizon, depuis cette cime majestueuse, rien n' y bornait ma vue que le superbe Mont-Blanc, dont je voyais une portion très considérable tant en hauteur qu' en largeur. Ces hautes pointes sont formées de grosses masses schisteuses, entassées dans une position inclinée au Sud-Est; au reste, mes lumières en Histoire Naturelle ne sont pas assez grandes, et mon séjour y a été trop court, pour que je puisse détailler d' une manière utile & intéressante les objets qui m' y ont frappé. Il faudrait y faire un second voyage, mais que je ne ferai jamais seul.

J' ai l' honneur d' être, &c,Clément, Vie. » Cette lettre suggère les remarques suivantes:

1° Si, en 1788, le vicaire Clément, d' accord avec la plupart des gens du pays, croyait inaccessibles les pointes de la Dent du Midi, c' est qu' il n' était pas monté à la Haute-Cime quatre ans auparavant, soit en 1784, exploit auquel il n' aurait pas manqué de faire allusion dans la lettre qu' on vient de lire.

2° Ce 22 août 1788, il est donc allé, non pas à cette Haute-Cime, mais « sur les deux du milieu » de la chaîne, plus élevées, a-t-il constaté, que les autres pointes, tant à l' ouest qu' à l' est.

3° Que ce soit là sa première ascension dans ce massif, ce fait ressort de ses lignes finales: « il faudrait y faire un second voyage, mais que je ne referai jamais seul ».

Qu' en pouvons-nous conclure et quelles sont les deux cimes « du milieu » au faîte desquelles il est parvenu?

Les Doigts, la Dent Jaune semblent devoir être mis hors de cause, pour leur accès difficile. D' autant plus que Clément y courait sa chance en grimpeur solitaire et probablement novice. La Cathédrale et la Forteresse auraient été plus abordables, mais, de leurs sommets, il est impossible de se méprendre sur la supériorité d' altitude des cimes voisines, surtout à l' ouest. ( Voir photos 132 et 133. ) Reste l' Eperon. On objectera que, des sommets de la Dent du Midi, c' est le plus bas. Actuellement, oui. Mais qu' en était-il à l' époque du vicaire Clément? Il y a quelques raisons de supposer que des changements se sont produits dès lors et que l' Eperon aurait pu être autrefois beaucoup plus important qu' aujourd. Nous nous souvenons à ce propos d' avoir vu un dessin aquarelle représentant la Dent du Midi vue de Vevey, dessin exécuté vers 1750 et d' une grande exactitude quant au profil des montagnes. Or, la cime principale, la plus élevée, s' y dressait au milieu de la chaîne, sur l' em de l' Eperon.

A plusieurs reprises les pointes de la Dent du Midi se sont en partie éboulées, dans le Val d' Illiez ( 1739 ), sur la vallée du Rhône ( 1635, 1835, etc. ), mais aussi sur le glacier de Plan-Névé. Au mois de septembre 1893, la Dent Jaune avait deux sommets, un mois plus tard elle n' en avait plus qu' un. Dans les dernières années du XVIIIe siècle, un éboulement important atteignit le pâturage de Salanfe où plusieurs chalets furent détruits. Sous l' Eperon, justement, surgissant du glacier, on voit encore une colline de débris, et plus bas la trace de l' avalanche de pierres qui avait dévalé jusqu' à Salanfe. Cet amoncellement de blocs et de pierrailles serait-il ce qui reste de l'«ancien » Eperon? La photographie qui accompagne cet article jettera peut-être quelque lumière sur notre hypothèse.

L' Eperon bicéphale n' est plus qu' une ruine délitée, mais sur cette muraille déchue s' élevait peut-être autrefois l' édifice principal qui couronnait la Dent du Midi.

Il faut évidemment se méfier de l' imagination, surtout lorsqu' on l' appelle à son aide pour colorer de quelque vraisemblance une thèse un peu aven- turée... C' est bien, nous le craignons, ce que nous venons de faire à propos de l' Eperon. Que les savants pondérés nous le pardonnent!

Quelle pouvait être l' altitude de la cime atteinte en 1788 par le vicaire Clément? Nous disposons, pour nous éclairer, des mesures barométriques dont il fait état dans sa lettre. Nous les avions, à l' époque, soumises à M. Raoul Gautier, alors directeur de l' Observatoire de Genève, en le priant de nous donner, pour comparaison, celles que l' Observatoire aurait pu faire le même jour, aux mêmes heures. Fort obligeamment, M. Gautier nous répondit:

« Les anciens documents originaux que nous possédons à l' Observatoire font défaut pour l' année 1788 et une partie de 1787. Heureusement les observations faites à cette époque ont été publiées dans le Journal de Genève de l' époque. J' ai été les chercher pour vous et j' ai trouvé les documents ci-contre pour le jour du 22 août 1788:

Journal de Genève du samedi 30 août 1788.

Observations du vendredi 22 août 1788 ( à l' ancien près de la promenade St-Antoine ):

Lever du soleil2 h, )diCoucher du soleil ( 5 h. 8 min.ÀaPrés-mldl6 h. 52 min. ) Baromètre27 p. 0 lg. 4 26 p. 11 lg. 5 26 p. 10 lg. 14 Thermomètre Réaumur.8° 421° 518° 6 Hygromètre991/6515/668 1/0 Etat du cielsereinsereinserein Pluie 0,0. Température du lac 16° 7.

N. B. Je ne sais si le baromètre est réduit à zéro. » N' étant pas mathématicien, nous avions prié un savant collègue de déterminer pour nous, en se basant sur ces renseignements, la cote d' altitude découlant des mesures comparées du vicaire Clément à la Dent du Midi, et de l' Observatoire à Genève. Les résultats lui ont donné pour la « cime du milieu » atteinte par Clément le chiffre de 3339 m ., ce qui appuyerait, toutes réserves faites et si le calcul est exact, notre supposition d' un sommet dominant les autres pointes de la Dent du Midi.

Revenons à la date de l' ascension. M. Andereggen, curé de Champéry au moment de notre enquête, nous écrivait ce qui suit:

«... La seule opinion existante qui ne donna jamais lieu à contestation, est que M. le Vicaire Clément Jean-Maurice a fait, pour la première fois, l' ascension de la Dent du Midi ou Hte-Cime dans le courant de l' été 1784. De l' historique de cette ascension il n' en reste aucune trace à part la date trouvée dans un des nombreux manuscrits laissés par M. Clément. Cette date de 1784 est donc de toute authenticité. » Nous osons nous permettre de ne pas ajouter foi sans réticence à cette « authenticité ». Que la date de 1784 figure dans le manuscrit, c' est entendu; mais, suivant l' époque de sa rédaction ( le vicaire Clément est mort en 1810, âgé de 74 ans ), il a pu commettre involontairement un lapsus calami et accréditer ainsi cette date de 1784. Nous-mêmes, nous souvenons-nous toujours de la date exacte de nos ascensions anciennes?

D' autre part, n' oublions pas que nous avons affaire, en M. le vicaire Clément, à un familier des sciences exactes. Il parcourait sa contrée le baromètre à la main « pour y observer les hauteurs, ayant formé un recueil de mesures barométriques de la plupart de nos montagnes et de leurs sommités ». ( Manuscrit de J. M. Clément, p. 58. ) Si donc il a écrit le 14 décembre 1788 sa lettre au Journal de Lausanne, où il affirme avoir pour la première fois gravi la Dent du Midi ( les deux cimes du milieu ), le 22 août de cette même année, nous pouvons le croire sans conteste.

Quoi qu' il en soit, nous laissons à d' autres, mieux informés, ou disposant d' autres renseignements, le soin d' étudier et de résoudre ce petit problème.

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