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La montagne, d'utilité publique

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Par Samivel

Nous remercions très vivement le comité de rédaction de La Montagne et M. Samivel de nous avoir autorisés à reproduire les pages suivantes, tirées d' un article paru l' an dernier dans La Montagne ( n°3B7 ). Cette publication nous a été demandée par plusieurs membres du club.

Il ne semble pas actuellement inutile de chercher à situer la pratique de la montagne dans l' ensemble des activités contemporaines.

Nous assistons et participons depuis quelques années à un nouveau « Retour à la Nature ». Mais le retour à la nature XXe siècle n' a rien de commun avec celui du XVIIIe sur son déclin, qui résultait essentiellement d' un engouement littéraire et sentimental. Le nôtre apparaît de plus en plus comme une réaction de défense de l' espèce.

En effet, les conditions de la vie moderne et plus particulièrement de l' existence citadine sont telles qu' elles privent l' individu d' éléments essentiels à son développement normal, physique et psychique: pas d' air, pas d' espace, pas de soleil, pas de silence, pas de contacts avec l' univers vivant, suppression des rythmes cosmiques, pas de possibilité d' action gratuite et d' aventure, c'est-à-dire d' expérience personnelle.

Tout être normalement constitué et particulièrement tout être jeune ne peut que souffrir d' une telle situation et se sentir plus ou moins brimé par un milieu qui ne lui offre pas de possibilités naturelles d' expansion. Cette souffrance, dont la cause réelle demeure d' ailleurs plus ou moins consciente, est en tous cas un signe de bonne santé. Nous connaissons tous d' innombrables individus chez lesquels cette sonnette d' alarme ne fonctionne même plus. Ce sont des intoxiqués, au sens complet du mot, et il n' y a pas grand' chose à faire pour eux. Ils vivent, ou plutôt survivent, vaille que vaille, à côté de leur destin physique et mental, et ce décalage est l' une des causes profondes de la crise où se débat l' Homme du XXe siècle. La civilisation contemporaine est caractérisée par ce fait qu' un nombre croissant d' individus y exercent des activités contraires à leur tempérament et à leurs dons, dans un milieu qui ne leur convient pas. D' où désordre grandissant et généralisé, sur tous les plans.

Le développement formidable des sports de plein air dans les dernières décades peut être interprété comme une réaction spontanée. Aucun snobisme, aucune propagande commerciale ou politique n' aurait pu déclencher ce vaste mouvement s' il n' avait correspondu à de profondes et secrètes nécessités. En effet tous les sports de plein air tendent plus ou moins à compenser les déficiences de l' existence citadine: 1° en replongeant l' individu au sein de la nature vivante ( grandes formes naturelles, vie végétale et animale, rythmes cosmiques ); 2° en restituant les possibilités d' aventure, de choix, d' expansion; 3° en fournissant l' occasion d' une action gratuite, compensatrice des innombrables actes obligatoirement intéressés qu' impose l' existence moderne. Les sports de plein air apparaissent en somme comme un contrepoids ( artificiel, puisque c' est la vie « courante » elle-même qui devrait favoriser le déve- Die Alpen - 1948 - Les Alpes16 loppement normal de l' être ), mais contrepoids tout de même, et type d' activité compensatrice et équilibrante. A ce titre ils constituent un phénomène social important et caractéristique de notre temps. Et, dans la mesure exacte où ils autorisent une cure de désintoxication et de régénérescence physique et mentale, ils deviennent d' utilité publique et doivent jouir d' une protection officielle.

Parmi tous les sports de plein air, l' alpinisme — dont le développement, remarquons-le en passant, est historiquement lié à celui de la civilisation urbaine et machinique — occupe une place absolument eminente, car c' est sa pratique qui permet de réaliser, si vous voulez bien y réfléchir, l' inversion la plus complète de l' existence citadine en projetant l' individu dans le milieu naturel le plus sauvage et le moins domestiqué qui soit, et d' autre part l' aven qu' il propose est plus complète que les autres, étant susceptible d' en tout l' homme, physique, mental et sentimental. Il peut être considéré comme une pointe extrême de réaction compensatrice. C' est à ce titre que la pratique de la Montagne, y compris le danger de mort qu' elle comporte, se trouve justifiée sur le plan social. Elle est l' une des activités qui tendent actuellement à rétablir l' équilibre dangereusement compromis des individus, et à maintenir une notion humaniste de l' Homme.

Ce fait d' expérience — que la pratique de la montagne pouvait avoir d' heureux effets physiques et mentaux — a suscité récemment un vaste mouvement de propagande en faveur des sports alpins. Mais ses animateurs doivent se rendre compte actuellement qu' ils se heurtent irrémédiablement au problème des contraires. S' il apparaît en effet comme logiquement souhaitable qu' un nombre de plus en plus élevé de jeunes gens s' adonnent à l' alpinisme, il est clair également que la montagne perd ses pouvoirs équili-brants et régénérateurs dans la mesure précise où elle est envahie par la foule. La principale vertu du Désert alpin... c' est justement d' être un désert. La nature des choses sanctionne ici impitoyablement toute démagogie irréfléchie. Il existe un certain rapport entre la dimension des espaces alpins et le nombre d' individus appelés à les parcourir, au delà duquel non seulement disparaissent les sensations de solitude et de silence si précieuses par les réactions qu' elles entraînent sur le plan mental, mais encore se trouvent gâchés les effets de la cure montagnarde: envahissement irrésistible des territoires d' altitude par la mentalité et les besoins artificiels du « citadin moyen ». L' histoire du ski, à partir du moment où il est tombé dans le domaine public, fournit une preuve éclatante de cette assertion.

Les magnifiques possibilités qu' offre la pratique de la montagne sont menacées sur différents plans:

1° La vulgarisation progressive des sports de montagne a provoqué une infiltration regrettable de la mentalité « citadine » dans la pratique de l' alpinisme.

La présence du péril doit être acceptée consciemment et comme un élément indispensable à l' efficacité éducative du jeu ( culture de l' énergie, valeur et portée de la décision ). L' homme n' a qu' une manière de se définir à ses propres yeux, c' est de se confronter volontairement à l' univers extérieur.

Si ce heurt comporte une menace de destruction, l' expérience devient particulièrement complète, efficace et lumineuse. Mais la recherche systématique du péril et de l' extrême difficulté n' est plus qu' une inclinaison négative et morbide. Elle est le fait d' individus dont le système nerveux ébranlé par les tristes conditions de la vie urbaine réclame perpétuellement de nouveaux chocs qui fournissent ( à bon compte ) au sujet l' illusion de « vivre ». En réalité c' est une drogue comme une autre. Le grimpeur qui se précipite sans transition des labyrinthes et des escaliers automatiques du métro dans les passages désespérés du « sixième », réduit à 0 la cure de détente physique et mentale de l' altitude.

2° D' autre part, l' exaltation de la notion de compétition dans la pratique de l' alpinisme constitue une erreur régressive.Voici pourquoi: l' ex alpine réellement efficace est par essence personnelle et incommunicable. Chaque montagnard est à lui-même son propre juge car il est seul, absolument seul, en mesure d' évaluer la valeur réelle de son exploit en fonction de ses propres possibilités et des difficultés relatives de l' obstacle. C' est cette solitude mentale qui confère ses vraies lettres de noblesse à l' alpinisme et permet, sans trop d' outrecuidance, de la rapprocher d' autres expériences intérieures telles que la scientifique, l' artistique ou la mystique. Son acceptation témoigne d' un désintéressement initial, d' un louable mépris pour les tentations de la vanité, et d' une personnalité bien centrée. C' est la position de presque tous les grands montagnards de l' époque classique, qui paraît s' être achevée dans l' entre.

A vrai dire, comme les hommes sont les hommes, l' esprit de compétition — c'est-à-dire le désir de confronter les résultats sportifs bruts de manière à faire reconnaître par « les autres » sa propre supériorité — a toujours existé à l' état latent au sein du petit monde alpin. Mais il était resté jusqu' à présent discret dans ses manifestations. Chacun percevait plus ou moins clairement que son étalage ravalerait une expérience intérieure à la classe du pugilat1. Ce qui comptait en effet essentiellement, ce n' était pas que telle ou telle paroi fut « vaincue », mais que le grimpeur se vainquit lui-même. Nuance.

Malheureusement le juge intérieur n' a plus suffi à certains qui ont cédé à la tentation de l' approbation collective, à celle de la « décoration », comme a dit quelque part, je crois, Valéry. La confrontation des résultats exigeait la création d' une échelle de mesure commune qui fut réalisée avec le système des degrés, d' une apparente précision objective. Son emploi a permis de classer les alpinistes les uns par rapport aux autres et donc de distribuer des lauriers. Mais en peu d' années le système s' est révélé insuffisant par suite de la dévalorisation constante des ascensions. Telle entreprise qui conférait la notoriété à ses auteurs en 1935 n' attire plus du tout l' attention du public montagnard en 1947 parce qu' elle a cessé d' être exceptionnelle. Trop de cordées parcourent actuellement trop d' itinéraires ci-devant « extraordinaires ». C' est un inconvénient sérieux pour « l' esprit de compétition ». Il faut trouver à tout prix une nouvelle mesure de classification, et c' est alors que se présente 1 « La compétition est le nerf de l' alpinisme, mais il ne faut pas le dire », a écrit Tezenas du Montcel. Remarque d' une fine psychologie.

celle du temps. On tirera gloire de parcourir dans le moindre temps possible l' itinéraire le plus difficile possible, et les revues alpines s' enrichiront du vocabulaire des courses cyclistes. Quant à la Montagne, à ses fastes, ses prestiges, ses suggestions mentales, sentimentales, esthétiques; pas question! Elle pourrait être remplacée avantageusement par un grimpoir en ciment armé, et le grimpeur n' est plus considéré comme un homme complet, mais comme une mécanique à grimper, une sorte d' automate ( de qualité d' ailleurs inférieure ).

Il faut être capable d' aller vite et très vite en haute montagne dans certaines circonstances déterminées, mais cultiver la vitesse pour elle-même est une hérésie stérilisante, au premier chef. Parce qu' elle annihile ipso facto tous les résultats bénéfiques qu' il est permis d' attendre raisonnablement d' un contact de l' Adam XXe siècle avec le Cosmos alpin. La vitesse se solde en effet en tous lieux pour l' être humain par une perte de conscience. Sur le plan physiologique, la parole est aux médecins. Nous verrons s' ils approuvent le petit jeu qui consiste à entraîner de jeunes sujets à une allure d' enfer sur un sommet quelconque, et à sacrifier, je le répète, tous les bienfaits physiques et mentaux de la cure de détente alpine, pour la satisfaction ridicule — et disons carrément le mot: imbécile — d' inscrire au retour un « temps record » sur un livre de refuge.

On voit donc par quel processus logique une certaine conception particulièrement étroite du jeu alpin en arrive à sombrer dans l' absurde, tout en neutralisant complètement les bienfaits éventuels de l' action alpine. Or les nouveaux cadres de l' alpinisme ont besoin de toute autre chose. De nombreux jeunes gens ressentent avec plus ou moins de perspicacité ce qui leur manque dans les villes, et ils se dirigent vers la montagne avec l' espoir d' y trouver un certain nombre de réponses et de compensations. Il appartient aux plus expérimentés de leur indiquer clairement au moins les erreurs qu' ils doivent éviter de commettre afin de les redécouvrir à leur tour.

Initiation trop rapide, exaltation brutale et unilatérale des résultats sportifs, inattention mentale et sentimentale à l' égard de l' univers alpin sont des procédés infaillibles pour bousiller et annuler en profondeur toutes les vertus de l' expérience alpine...

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