La nuit de la mi-été | Club Alpino Svizzero CAS
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La nuit de la mi-été

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Marguerite Gos, Genève

Mon premier « service de bouèbe » en Perche II fut dramatique, et son souvenir m' en revient lorsqu' en août éclate un de ces orages fracassants où tous les éléments naturels semblent brasses dans une chaudière infernale. Je revis alors cette marche nocturne ordonnée par le « Vieux », le maître fromager, puis le spectacle qui m' attendit au retour et qui fit un adulte du gamin de quinze ans que j' étais, ignorant jusqu' alors la souffrance poussée à l' extrême.

C' était la mi-été. Cette fête du milieu de l' esti réunit à date fixe, après la visite des étables et l' examen de la gestion de l' entreprise, dans les lieux traditionnels, les bergers des alpages environnants, les propriétaires du bétail et les fervents de coutumes montagnardes.

Les quatre hommes de notre chalet s' étaient donc rendus à Bretaye où un « pont de danse », dressé, attendait les visiteurs. Un orchestre champêtre animait la fête joyeuse. Les bergers y rencontraient des filles et aussi des amis quittés en bas quatre ou cinq semaines auparavant. On trin- quait lors des pauses et l'on échangeait des « nouvelles » à propos des derniers événements locaux, politiques ou d' intérêt général.

J' aimais bien mes compagnons. A mon étonnement, ils m' avaient d' emblée accueilli comme un des leurs, quoique je fusse bachelier et fils de marchand de bétail et non de paysan; de plus, novice enbesognes ménagères et laitières. Ils m' initièrent avec patience et bonne humeur à ma tâche, surtout les frères jumeaux, Max et Aimé. C' étaient deux solides gaillards, des Bernois de pure souche paysanne, aux éclats de rire fusants, aux « you-tzées » sonores, aux plaisanteries anodines et inattendues, jamais grossières. Ils avaient fait amitié avec deux animaux qui circulaient librement durant la journée dans la « cuisine-salle », et qu' ils entouraient de tendres soins: un petit chat trouvé et recueilli et une poule enlevée du poulailler paternel, au village, à un coq trop empressé. L' un dormait sur un des lits ou sur un chiffon par terre; l' autre, perchée sur un rayon de l' étagère à vaisselle, au-dessus du bassin d' écoulement du babeurre pour les pores. Leur sommeil n' était nullement trouble par les « concerts » de nos bergers, duettistes et improvisateurs, qui jouaient avec entrain sur leurs musiques à bouche quelques mélodies folkloriques plus ou moins reconnaissables, mais qui animaient nos brèves veillées.

Ils m' apprirent donc à manier le jet pour nettoyer l' étable commune aux cent vingt têtes de bétail après leur départ pour les pâturages, à couper « les vernes » dans les taillis des pentes voisines, à alimenter le feu sous le gros chaudron de sept cent cinquante litres dont le cuivre luisait, astiqué après usage, et où se « fabriquait » le fromage, à écrémer, à l' aide de plates cuillères de bois, le lait repose dans les larges jattes, à tourner la manivelle de la baratte jusqu' à la formation du beurre qu' ils tenaient à extraire eux-mêmes, à laver sous l' eau, à pétrir dans leurs fortes mains rouges, et qu' ils moulaient en grosses mottes, alignées près des meules de fromage, dans la « remise », qu' au moment du partage final entre les ayants droit.

Pour les aider, il y avait le Jean ( Lejean ?) chargé surtout de mener aux alpages, dans une carriole, le fumier évacué de l' étable. Il l' épandait toujours plus loin et on voyait deux fois par jour sa silhouette, déformée avant Page, se profiler sur le fond du ciel. Quel attelage vernissé et cahotant il conduisait! Il était fort réservé, n' imposait sa présence qu' à table, aux repas et, le plus souvent, restait confine dans « la chambre », assis sur son « lit ».

Le quatrième, Alphonse, un Italien ou un Savoyard, ou peut-être un Corse, s' exprimait en un parler si incompréhensible qu' il en était inclassable, et serrait entre des lèvres minces un brûle-gueule tout noir. C' est lui qui nettoyait les ustensiles ayant servi à la « fabrication » du fromage, du beurre, les jattes et nos couverts. Il lavait la vaisselle dans le petit-lait bouillant, tiré du grand chaudron et qui, chacun le sait, est un excellent désinfectant! Il balayait aussi la « cuisine-salle » on nous évoluions, mangions et nous réunissions le soir. Une presse à fromage en occupait un coin et un long pan de mur; son bras droit, fait d' une poutre de bois foncé, crissait quand il écrasait la meule enveloppée dans la toile et enserrée dans le cercle de bois amovible; la corde attenante, lâchée, se balançait de-ci, delà, serpent de chanvre entortillé. Au centre de la pièce régnait le chaudron, et tout le jour brûlait dessous, dans le foyer, un feu qui nous éclairait.

Donc chacun accomplissait une tâche déterminée que le « Vieux » avait à surveiller. Celui-ci, je le craignais; les autres, peut-être aussi, qui subissaient son autorité. J' éprouvais pour lui un éloignement réel, même de la répulsion. J' évitais de me trouver sur son passage et me tenais à l' écart de son rayon visuel. Etaient-ce son aspect extérieur négligé, ses regards glissants, sa barbe peusoi-gnée, ses moustaches jaunâtres à la gauloise qui me l' avaient rendu peu sympathique? Pourtant, je reconnaissais ses qualités professionnelles et je l' admirais quand il travaillait. Armé d' un « balai » court, fait de branchages, il brassait la masse lactée que la chaleur, mesurée exactement, devait coaguler. Il tenait à deux mains le manche qu' il serrait, arc-bouté, tel un sorcier dans l' exer de ses manigances, attentif à obtenir une pâte parfaite. Il peinait, pourtant maître de ses gestes, creusant avec son instrument des sillons étroits ou soulevant des vaguelettes, des remous, vite calmés, rythmant ses mouvements sans précipitation ni arrêts, jusqu' à la juste et désirée consistance. Puis, d' un seul élan, il lançait la toile à fromage, déroulée d' un bâton, et ramenait vers lui, en un tournemain donné de haut en bas, la masse entière prise dans le filet. Il en tordait les coins sur le rebord du chaudron et le petit-lait retombait en partie dans le vase ou coulait sur les bottes de l' opérateur. Affublé d' un tablier de cuir noir, d' un pantalon de drap raidi d' éclaboussures de lait ou de purin, chaussé à l' épreuve du feu et des « eaux », il passait la saison sans faire toilette. Je l' ai toujours vu mal rasé, vêtu de tristes effets salis, tandis que mes compagnons se préparaient pour le dimanche et les visites possibles.

Lui n' attendait ni ne recevait personne; nous ne savions pas s' il était marié, veuf, célibataire, s' il avait une famille, et nous n' osions le lui demander. Sa vie privée nous était fermée. Au chalet, il travaillait avec exactitude et méthode et exerçait une ferme autorité sur nous tous. Il semblait avoir du plaisir seulement quand il « soignait » ses meules. La « fromagerie-remise » avait été aménagée au milieu des cabanes à chèvres et à cochons, non loin de la longue étable communale et de notre chalet d' exploitation et d' habitation. Les fromages rangés sur des rayons devaient être sales et lavés soigneusement et le maître procédait seul à ces opérations. Il s' attardait parfois dans l' exécu de sa besogne, car, le nombre des pièces augmentant chaque jour de deux ou trois unités, il lui fallait toujours plus de temps pour effectuer son travail. Parfois, je devais aller l' appeler pour le repas. Je le trouvais alors, avec en main un chiffon humide, égalisant le sel sur la surface supérieure d' une meule déjà devenue brune. Il la saisissait ensuite à bras-le-corps, la serrait contre lui, et la tournait. Il la glissait sur l' étagère, à sa place, à côté des autres déjà soignées et rangées par degré de maturation. Je sentais bien que ma présence lui était plutôt désagréable, et je quittais bien vite la pièce, car il ne disait mot, semblant même n' avoir pas entendu mon avertissement...

Il ne venait à table que le « salage » complètement terminé, et nous l' attendions pour commencer à manger.

C' est lui qui notait dans un cahier spécial le poids des meules, du lait, du beurre, au nom de chaque propriétaire de vaches, et lorsqu' il m' arri de voir en passant ces pages, j' en admirais la disposition, la propreté. Il usait d' une fine écriture anglaise aux élégantes majuscules et les colonnes dessinées à la règle avaient été tracées droit sous les en-têtes bien formés.

Donc, ce samedi-là, je dus rester au chalet avec lui. J' étais un peu inquiet, ne sachant comment j' allais passer la soirée en sa compagnie, et comment me comporter. Après notre frugal repas, et les rangements qui m' incombaient, j' essayai toutefois d' amorcer une conversation:

- Ils s' amuseront joliment, ils pourront danser dehors, il fait assez chaud.

Le « Vieux », tout particulièrement sombre, grommela quelque chose. Je ne compris que les mots«orage », « douleurs »... Puis après un silence:

a pince! » Je ne saisissais pas les rapports que pouvaient avoir entre eux ces balbutiements... Il dit encore, mais distinctement:

- Va te coucher. Tu seras réduit.

Alors je regardai cet homme qui, brusquement, s' intéressait à moi et je vis une figure maigre aux traits tirés, une silhouette affaissée. De quoi souffrait le « Vieux »? Je fus conscient tout à coup que la « fabrication » du fromage avait été confiée à Max, ces derniers jours. Le « Vieux » s' était donc fait remplacer et était resté dans la « chambre »... Une bouderie peut-être? Quelque caprice subit? Pourtant cela ne ressemblait pas à l' image que je m' étais faite de notre chef. Je ne me risquai pas à lui poser une question, ni à ne pas obéir. Après un bref « Bonsoir », je me glissai, dans la pièce exiguë, meublée de six caissons, nos lits, garnis chacun d' une paillasse et d' une couverture. L' air était lourd, l' endroit mal aéré. Une petite lucarne s' ouvrait sur un ciel qui se plombait soudainement. Elle ne laissait passer qu' un souffle chaud, et j' en étais, de plus, éloigné, car j' occupais la dernière couche du fond. Max s' était installé d' autorité sous la petite ouverture, dès le premier soir, déclarant qu' il ne pouvait dormir que sous les étoiles...

J' entendis encore le « Vieux » remuer des ustensiles dans la cuisine, soupirant, gémissant peut-être; il semblait procéder à des ablutions exceptionnelles et, ma perception s' aiguisant, je compris qu' il avait puisé du petit-lait encore chaud dans le bac, qu' il avait attisé le feu et dressé un marmite sur l' âtre. Je perçus aussi quelques profondes respirations, puis je m' endormis d' un sommeil lourd, plongé dans la touffeur épaisse de la chambre basse et m' inquiétant de ce qui pouvait être arrivé au « Vieux ».

Tout à coup, je fus réveillé par une présence au chevet de ma couche. C' était lui:

—Va chercher le docteur, prends le falot, je n' y tiens plus.

Je bondis, enfilai mon pantalon, une chemise et me précipitai dans la salle. Je vis le « Vieux » debout contre la presse, les traits décomposés. Il me tendit, chancelant, le falot allumé, et je remarquai alors sa main. Elle était gonflée, et le pouce, jaune, rouge, violacé, monstreux, comme ayant sa vie propre. Une infection? Un panaris énorme? Je saisis ma pèlerine et, muni de la lanterne, je m' élançai dans la nuit étouffante. Les nuages couraient dans le ciel, les bêtes ne remuaient pas dans l' étable, je n' entendis que le vent hurler sur les alpages et l' eau couler par giclées dans la fontaine. La route? Il me fallait la deviner. Elle sinuait, tantôt grise, tantôt révélée par un éclair, puis plus sombre après. Les masses célestes accélérèrent leur galopade. Je pensai courir, mais ma lumière flanchait et j' avais peur de glisser ou vers la gauche ou vers la droite de la route et, tombé dans les haies ou les ravins des bas-côtés, de devoir y rester sans secours jusqu' au lever du jour...! J' en voulais à mes compagnons qui m' avaient laissé seul au chalet, je regrettais mon insistance auprès de ma famille pour obtenir de passer fete en vrai berger à la montagne. Je m' en prenais au « Vieux » qui justement ce soir avait besoin du docteur... Quel montagnard je faisais, submergé de frayeur, appréhendant la tempête, sursautant au bruit du vent, imaginant des monstres dans les formes révélées par les éclairs ou le rayonnement de ma lampe. Je voyais aussi la main du « Vieux », cette main enflée et surtout ce pouce malade...

La pluie se mit à tomber, d' abord en larges gouttes auxquelles je tendis mon visage brûlant. Puis elle s' intensifia et c' est par traits continus qu' elle m' atteignit, tandis que je cherchais à me protéger dans ma pèlerine et à abriter la lanterne. Je dus alors marcher très précautionneusement et poser mes pieds en prenant soin de rester sur la route. Ainsi occupé, j' éprouvais moins d' angoisse, mais je grelottais, et mes effets devenaient pesants de pluie. J' avançais pourtant et finis par arriver au Sépey où, dans la rue centrale, je découvris la demeure du docteur.

Hélas! il s' était rendu auprès d' une parturiente et monterait au chalet des son retour... Combien j' étais déçu et triste aussi, on peut se le figurer! J' avais lutté contre l' orage et ma peur, j' avais affronté, de nuit, les éléments déchaînés, j' étais trempé, transi, et je devais m' en retourner seul et retrouver le « Vieux », qui attendait du secours, qui souffrait, et qui devait encore attendre et encore souffrir.

L' orage avait cessé et de m' être entretenu avec la femme du docteur m' avait fait retrouver une vision réelle des choses. Je voyais des arbres, des buissons, des rochers qui étaient vraiment des arbres, des buissons, des rochers, et non des êtres créés dans la terreur. Des ruisselets, que je sautais, passaient entre mes jambes, et j' aimais leur clapotis. Je pensais à l' aube proche, aux besognes qui m' attendaient au chalet, et j' escomptais le retour de mes compagnons. J' entendais déjà leurs rires, et j' imaginais leurs récits de la fête, sans doute célébrée à l' abri, dans une vaste grange. Je voyais aussi le « Vieux », peut-être soulagé. Il avait continue à « baigner » sa main dans le petit-lait chaud, l' abcès avait crevé et j' allais retrouver le « maître » presque remis.

J' atteignis bientôt notre chalet qui me parut comme tassé dans le pli du vallon. Aucune fumée ne montait de la cheminée dans le ciel encore un peu barbouillé, aucune lumière ne passait par la lucarne étroite. Le « Vieux » s' était couché? Il avait ajusté à la porte le volet de bois, qui ne la fermait que jusqu' à mi-hauteur. Où se tenait le maître? Veillait-il ou dormait-il? Une peur nouvelle me saisit, je poussai pourtant la partie supérieure du battant pour me glisser dans l' ouverture basse, comme il m' était arrive de le faire quand Max, par plaisanterie, rabattait le volet, pour m' empê de pénétrer dans le chalet. Je rampai et réussis à entrer dans la cuisine, en projetant le rayon de mon falot dans le noir. Alors, immobile et ramassé en un paquet informe, il m' apparut, le « Vieux », comme l' ombre de lui-même. Etait-il endormi, évanoui, mort peut-être? Devais-je le toucher pour voir? Je fis un pas et il leva la tête.

Je vis alors son visage, la couleur de ses joues entre les poils de sa barbe, blêmes, vertes, et puis ses yeux pleins d' eau, de larmes qui ne coulaient pas... Il se redressa un peu et je remarquai un pansement fait d' une toile à fromage, sommairement enroulé autour de sa main, taché de sang, et par terre il y avait du sang aussi, et le rouge allait jusqu' au billot on je fendais le bois, et la cognée aussi était rouge, et je regardai encore le « Vieux » qui pleurait sans verser de larmes, accablé de douleurs...

Il avait osé se mutiler... et, de la main gauche, il avait sectionné une phalange du pouce malade. Dans une crise de folie courageuse, exacerbé de souffrance, il avait fait cela... Je m' enfuis dans la « chambre » et je me mis à pleurer aussi, sans bruit, comme lorsque, puni, je ne voulais pas qu' on me sût malheureux. Une grande pitié me venait pour cet homme qu' il me fallait tout de même admirer; mais son geste irréparable me donnait des frissons.

Nous restâmes longtemps, réfugiés dans notre peine, lui dans la salle, moi, assis sur ma couche. Et je voyais le jour grandir par la lucarne et j' en espérais la fin de mon chagrin solitaire... J' enten bientôt aller et venir mes compagnons et parler le docteur. Je n' osai me rendre auprès d' eux mais je sus que le maître fut bien soigné, réconforté et que malgré l' os mis à nu, le pouce n' était pas tranché en entier.

Max prit la charge du fromager jusqu' à la fin de la saison, et nous nous partageâmes les autres besognes. Le doigt guérit vite et le moignon se forma normalement.

Pendant son repos forcé, mes compagnons lui montrèrent de l' amitié et s' efforcèrent de ne pas lui causer de contrariétés. Ils furent aussi bons pour moi, qui venais de vivre une expérience atroce. Dès le matin, ils firent comme si rien de grave n' était arrive et se livrèrent à leurs travaux en m' entourant toutefois d' attentions. Max faisait des allusions à la fête, me parlait de ses danseuses, des gens qu' il avait rencontrés... Il me surveillait discrètement et promit de me mener dans les « bons coins à champignons » qu' il connaissait.

- Après cet orage, il y en aura, tu verras. Là, sur la pente, sous les sapins, on en trouvera des masses.

Et comme je ressentais du dégoût à toucher la hache, il me dit avec un gros rire:

-Allez, prends donc le « coupe-doigt », pense au feu, il nous faut beaucoup de petit bois après cette nuit!

Je sus que le « Vieux » revint plusieurs étés encore au chalet et qu' il assumait toujours la tâche de maître, qu' il pouvait tenir ses « comptes » comme auparavant et qu' il finit ses jours à Isenau, dans un chalet qui lui appartenait.

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