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La paroi nord du Mont Blanc de Cheilon

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Par Jacques Rossier

( Sion ) En souvenir de mon regretté ami et camarade Etienne Wolff, tombé à l' arête nord de la Dent Blanche le 6 juillet 1953.

Le dimanche 15 juillet 1951, je faisais en compagnie de mon ami Etienne Wolff la traversée des Aiguilles Rouges d' Arolla. En face de nous, au fond du Val des Dix, se dressait la masse imposante du Mont Blanc de Cheilon; la face nord, presque verticale, s' élevant d' un seul élan du glacier, était particulièrement impressionnante et semblait presque inaccessible.

Mon ami Tiénot, se souvenant d' une suggestion que lui avait faite l' année précédente Nicolas Dayer, gardien de la cabane des Dix, fit la remarque que les conditions d' ascen de la face nord semblaient être cette année particulièrement favorables par suite du gros enneigement existant encore en ce moment. Je répondis que cette paroi était rudement raide et qu' il fallait bien être un peu fou pour se lancer dans une telle aventure.

Mais l' idée émise par mon camarade fit peu à peu son chemin et, dans le courant de la semaine, la face nord n' étant plus devant nos yeux pour nous inspirer le respect, nous décidions de tenter son ascension.

Le samedi 21 juillet, dans l' après, nous partons de Sion, par un temps splendide, ce qui fut très rare durant cette saison, en compagnie de trois autres membres .du groupe de Sion, qui avaient l' intention de faire la traversée du Mont Blanc de Cheilon par le chemin ordinaire. A Mott, nous quittons la voiture et traversons les chantiers gigantesques de la Grande Dixence dans le fracas assourdissant des perforatrices, pelles mécaniques, bulldozers et autres. Après avoir franchi le barrage actuel de la Dixence - qui sera complètement submergé par le nouveau barrage en construction - nous longeons tranquillement le lac artificiel, mais pas moins sympathique pour autant, de la Dixence.

Courte halte au fond du vallon, à Cheilon, où nous constatons avec effarement les proportions gigantesques qu' aura le lac lorsque le nouveau barrage sera terminé. Bientôt apparaît la face nord du Mont Blanc de Cheilon éclairée par le soleil couchant. C' est un spectacle vraiment impressionnant qui refroidit un peu mon enthousiasme et me permet de mieux me rendre compte de la hardiesse de notre entreprise.

Arrivés à la cabane, nous examinons d' un œil plus critique la paroi que nous convoitons de gravir: somme toute les conditions paraissent être très favorables; la paroi est en effet absolument blanche; la neige semble être bien dure, sans qu' il y ait cependant de la glace, et nous espérons pouvoir monter sans avoir trop à tailler.

Nous sommes gentiment reçus à la cabane par le gardien Nicolas Dayer, qui nous prépare un excellent souper. Il nous raconte les péripéties de la première ascension de la paroi nord: c' est en septembre 1938 que deux alpinistes allemands ont pour la première fois vaincu cette paroi; il y avait probablement beaucoup de glace, car ils traversaient la paroi d' un côté à l' autre pour pouvoir s' assurer aux premiers rochers des arêtes Gallet et Jenkins. Leur progression fut lente et ils durent bivouaquer un peu en dessous du sommet. Les conditions paraissent être bien plus favorables aujourd'hui, et si nous avons perdu l' espoir de prendre part à la raclette à laquelle nous sommes invités le lendemain à 13 heures au mayen de Pralong, nous espérons bien ne pas avoir à bivouaquer en pleine paroi, ce qui ne nous enchanterait guère.

Là-dessus nous allons nous coucher, mais, par suite de l' altitude, de la tension nerveuse et, pourquoi le nier, de l' appréhension, je n' arrive pas à fermer l' oeil, et lorsqu' à 2 heures du matin le gardien vient nous réveiller, c' est presque un soulagement de pouvoir me lever. A 2 h. 45, après un rapide déjeuner, nous sommes prêts au départ, alors que nos camarades sont encore plongés dans les bras de Morphée. Dayer nous recommande la prudence, nous souhaite bonne chance et nous partons.

Miracle, toute mon appréhension de la veille a disparu et je me sens en excellente forme. Le temps est magnifique, la lune nous éclaire suffisamment et nous avançons sans difficultés dans le silence de la nuit, trouble par le seul bruit de nos pas. A 3 h. 45, après une montée désagréable dans un pierrier, nous sommes au pied de la paroi.

Nous fixons les crampons et nous nous encordons. Entre temps, le jour s' est levé et à 4 heures nous abordons la paroi haute de 600 mètres qui sans un seul replat conduit au sommet. Cette paroi ressemble assez à un triangle isocèle dont le petit côté serait constitué par la base de la paroi, les deux grands côtés par les arêtes Jenkins et Gallet. L' inclinaison moyenne, calculée sur la carte, est de 50 à 60%; la pente est assez régulière jusqu' aux deux tiers de la montée, puis elle se redresse pour atteindre presque la verticale.

Nous traversons d' abord une rimaye bien couverte et qui n' offre pas grande difficulté, puis nous attaquons la montée. Mon ami Tiénot prend la tête de la cordée et constate avec satisfaction que, conformément à nos prévisions, les crampons mordent bien dans la neige dure et qu' il n' est pas nécessaire de tailler des marches. Arrivé au bout de la corde de 30 m ., il m' assure, et je le rejoins sans peine; puis il repart, pendant que je l' assure avec mon piolet profondément enfoncé dans la neige. De cette manière, sans nous arrêter, si ce n' est pour nous assurer mutuellement, nous montons rapidement en zigzags et le vide devient de plus en plus profond en dessous de nous. Nous avançons même si bien, qu' au bout de deux heures de montée nous estimons avoir gravi les deux tiers de la paroi et espérons être au sommet vers les 7 heures, si nous pouvons continuer cette cadence. Mais à peine avons-nous fait ces savants calculs, que l' état de la neige commence à changer; elle devient poudreuse et les pointes de nos crampons ont de la peine à mordre dans la glace sous-jacente. La marche devient beaucoup plus lente et délicate, le précipice toujours plus profond et la pente plus forte, si bien qu' à environ 50 mètres au-dessous du sommet nous décidons d' attaquer les rochers à notre droite pour atteindre le sommet par l' arête Gallet.

La sortie s' avère délicate. Les rochers sont en effet encore recouverts de la neige fraîche tombée il y a quelques jours, de la glace s' est formée en maints endroits de sorte que nous continuons encore un bout avec les crampons; la roche est très délitée et il faut faire très attention avant de s' appuyer sur une prise. J' en fis la cruelle expérience en dégringolant avec un gros bloc que j' avais empoigné sans m' assurer préalablement de sa solidité. Heureusement que mon compagnon m' avait solidement retenu, non sans qualifier un peu vigoureusement mon imprudence. Encore quelques fissures et dalles délicates, puis nous arrivons sur des rochers faciles qui nous conduisent au sommet.

Il est 8 heures du matin; nous avons une heure d' avance sur l' horaire que nous nous étions fixé et que nous pensions ne plus pouvoir tenir. Notre seul regret est de n' avoir pas pu monter intégralement par la face et d' avoir du bifurquer sur l' arête Gallet 50 m. au-dessous du sommet, ceci d' autant plus que, vues d' en haut, les difficultés ne semblent pas augmenter beaucoup sur cette dernière partie et que la sortie sur l' arête semble même être plus facile. Le temps est d' une luminosité extraordinaire et la vue s' étend extrêmement loin. Nous savourons en pensée la raclette qui nous attend avec d' autant plus de délices que nous en avions déjà fait le sacrifice.

A 8 h. 45, nous commençons la descente sur le Col de Cheilon, descente sans histoire et par d' excellentes conditions, de sorte qu' à 10 heures, soit six heures et quart après notre départ, nous sommes de retour à la cabane des Dix.

Le gardien qui a suivi toute notre montée à la jumelle nous accueille avec l' exclamation: « Ah! les bandits... »

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