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La Pointe des Grands

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Roland Lombard, Palaiseau ( France )

Située dans la proche banlieue genevoise, à quelques encablures d' Albert Ier, la Pointe des Grands présente sur les sommets himalayens l' avantage d' une relative proximité. D' autre part, son altitude non négligeable, mais somme toute médiocre ( elle ne dépasse guère les trois mille mètres ), autorise une ascension sans masque à oxygène. Cela diminue sensiblement son prestige en termes d' exploit et limite son exotisme, mais apporte quelques simplifications quand on aborde la montagne en famille.

Guillaume, cinq ans, tient la vedette; le reste de l' équipe a vécu le double ou le triple et nage en plein dans les tribulations scolaires. Quant à moue, comme dit le poète, je balance entre deux âges et ploie sous le sac. L' équipement est impressionnant, du moins pour les badauds qui nous croisent et se fendent d' un:

- Qu' est qu' il marche bien le petit! ( et nous autres alorsVous les emmenez sur le glacier?

- Nous avons fait la Verte avant-hier.

C' en est trop. La brave dame prend mal, son mari, enfin le Jules qui l' accompagne, m' insulte et je ne m' en tire qu' en leur proposant un cognac huppé, plein d' étoiles. D' ailleurs ils ne me laissent repartir qu' après s' être assurés que mes enfants ne boivent pas la goutte.

Au Tour, nous aurions pu prendre la télécabine jusqu' au col de Balme. Mais, quand nous nous présentons devant la coquette bâtisse qui forme la station inférieure pour en chercher l' entrée, l' heure est au sandwich. Pour ce qui est de l' aide mécanique il faudra repasser. Dans ces conditions, on ( je ) décide d' attaquer à pied. Il y a bien quelques ronchonnements et une menace de grève dans les premières longueurs, mais au quatrième lacet la bonne humeur a repris le dessus.

Le chemin contourne l' éperon sous le Picheu pour plonger sur le glacier du Tour. Celui-ci profite des chaleurs aromatiques d' un été vaporeux pour tirer la langue et déverser un surplus de séracs à la barbe des ramasseurs de chanterelles avec des borborygmes profonds et caverneux.

Le sentier se redresse et nous rappelle les exigences de la montée. Nous ahanons au large de vasques sabloneuses richement décorées de rhododendrons et de palétuviers alpestres où, quelque vingt ans plutôt, par une nuit de tempête pas piquée des hannetons, je m' étais vu contraint au bivouac en compagnie de quatre traîne-sommets d' une cuvée d' avant les temps modernes. C' était peu avant Pâques et nous n' avions survécu, enfouis dans la neige, calfeutrés autour d' une bougie et de cataplasmes chauffants, que grâce à une centaine d' histoires gauloises et salées... passons! J' hésite à descendre deux cents mètres pour contempler avec recueillement et gravité le cairn sobre mais distingue, élevé à l' heure de notre salut ( à l' aube naissante ) et qui, aujourd'hui encore, rappelle l' événement.

- Non, mais ça monte toujours avec toi!

Le soliloque commence. Il dure en général une bonne demi-heure. Tout y passe, depuis le fait que j' ai des plus grandes jambes et qu' il est le plus petit, jusqu' aux noms d' oiseaux les plus variés, souvent méconnus voire ignorés du langage officiel. Quand il a fini de râler sec ( le sang genevois parle fort !) Guillaume s' avise qu' il pourrait faire une niche aux filles ou que le soleil s' ébaudit au creux d' une gentiane. C' est le pas de course jusqu' à la cabane. Je n' ai qu' à suivre.

Accueil simple, presque chaleureux, dans le style conférence de presse.

- Utilisez-vous des anabolisants?

Je précise que la pointe du piolet, voire le banal coup de bâton, est au moins aussi efficace et présente moins de danger à long terme.

Aline et Guillaume s' installent devant un triple jus d' orange; ils vont se reposer un brin. J' emmène Catherine pour une petite tournée dans les environs. Un tiers de névé, un tiers de rocher et le reste pour les photos. Un vieux soleil nourrit l' at mosphère; une chaleur tranquille joue dans la caillasse. Escalade sans filet. Exercice léger et souple: l' apéritif.

Il est dix-neuf heures à l' horloge de Salavaux quand nous pénétrons dans la salle à manger. Toutes les places sont prises, et nous trébuchons sur les retardataires qui bloquent les issues. Le « cabanetier » nous indique d' un doigt ferme et d' un ton évasif, l' endroit qui nous est réserve et où nous pourrons jouir de notre plat de nouilles, collantes à première vue, mais qui déplaceraient des régiments de léopards affamés. En nous approchant, nous constatons que notre banquette est occupée par un commando qui semble définitivement attablé. Comme personne n' a envie d' aller dîner sur le rebord extérieur de la fenêtre et que nous ne sommes ni en nombre ni en force, nous choisissons la voie de la négociation. Après quelques tractations sordides, regards défaits et larmes sous-jacentes de mes « gnougnoutons », nous recouvrons un morceau de table flanqué de deux parcelles de banc qui nous donnent l' accès au festin.

Pour qui sont ces saucissons qui sortent de son sac? Après les vœux et prières, les toisements hautains et les amabilités de service, la compagnie qui nous côtoie, et qui nous disputait le coin d' établi, se civilise. Les paroles s' échangent. A la moitié des spaghettis, nous ne sommes plus des étrangers. Au dessert nous échangeons du chocolat contre des fruits secs, et c' est le délire quand les enfants proposent des sugus. Guillaume en profite pour rouler consciencieusement des boulettes de papier qu' il glisse, puis enfourne dans l' oreille de son voisin de gauche...

Impossible de dormir. Le fou rire atteint les trente-sept occupants du dortoir. Inutile de préciser d' où part la stimulation qui déferle en vagues. Le rire est communicatif. C' est le téléphone arabe des cœurs en joie, des fossettes hilares et des rides joviales. Je me tourne et me retourne, consterné, pris entre le surcroît de calories de la couverture, le petit vent glacial qui nous appelle par la fenêtre et les coups de poing ou de pied de mon entourage qui lutte pour un instant de sommeil. Quand le combat s' apaise, il est l' heure d' évacuer les paillasses.

Petit déjeuner peinard. Tous les vrais sont partis depuis trois ou quatre heures. Immense et vide, le réfectoire est à nous. Catherine et Guillaume, qui ont particulièrement peu dormi et ne sont pas trop bien équipés, retournent s' étendre. Aline et moi filons vers la Pointe des Grands.

Le névé a bien durci. Nous nous sentons légers, et le vent d' ouest nous pousse un peu. Quelques traînées nuageuses, attardées de la nuit, finissent de dégager un ciel qui tourne vers le bleu pur et dur, à trois dimensions.

Quand la pente se redresse vraiment, nous nous encordons pour éviter une éventuelle glissade sans danger, mais qui n' apporterait que des désagréments. Bon camarade, le piolet nous accompagne sans rechigner, ni inscrire à son palmarès une quelconque taille historique. Les neiges viennent mourir sur les rochers. Nous y prenons pied et gagnons rapidement l' arête.

Grandiose. Le vent souffle plus fort, presque lancinant dans ses accords stridents. Le soleil bombe le torse. D' un côté c' est l' Europe et de l' autre la France! Enfin, c' est plutôt le glacier des Grands qui, à nos pieds, abrité derrière la crête de rochers sur laquelle nous évoluons, laisse ses « plumes » fondre délicatement dans le moiré des éclairages matinaux. Au fond, les Alpes bernoises. Tout y est. Et par-delà le Jura, en creusant un peu, on pourrait apercevoir... le Spitzberg!

L' arête se déroule comme un circuit de Fontainebleau. Enchevêtrement de gros blocs. Peu de casse. Nous nous offrons tous les gendarmes. Un vrai dessert. De ses dix ans Aline suit, précise dans ses gestes, prompte, le balancement du corps rythmé sur les prises. Grand sourire. Radieux. Quasi inespéré sur ce fil aérien. Qui eût imaginé une si belle frontière! Par endroits, nous prenons pied sur le glacier qui nous accueille avec des moiteurs mitigées.

Aller et retour sans encombre, sans rupture, comblés. C' est le souffle de l' être qui se glisse entre le présent et le devenir.

Grande partie de glissades pour regagner Albert I " où Guillaume s' amuse à lancer des petits cailloux dans un soupirail. Catherine bronze sur un rocher exposé. Le temps de boucler les sacs et nous quittons ce lieu hospitalier, mais soumis à des odeurs qui ne sont pas celles de l' œillet et un flot de touristes terriblement polluant.

Saute-névé, saute-pierre, saute-ruisseau, saute-sentier, saute-fleur. Toute la vitalité des retours joyeux. Un dernier coin d' herbe cache pour le casse-croûte et la sieste. Et le final dans la pente en chantant à tue-tête:

En montant la Poreyrette, Mous étions cinq, nous étions six, En montant la Poreyrette, Nous aurions pu être sept.

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