L'Aiguille Noire de Peuterey.
Il est des montagnes maudites qui, durant des années, défient les efforts du grimpeur. Alors que des cimes redoutables sont emportées au premier assaut et presque sans préparation spéciale, celles-là, et souvent ce ne sont pas les plus difficiles, se font comme un malin plaisir de le narguer. Les routes du sommet sont connues, décrites, cataloguées; l' alpiniste s' est documenté; il a lu tous les récits d' ascension, étudié les chemins, scruté les photographies à la loupe: pourtant, chaque fois qu' il s' en approche, le mauvais temps ou quelque accident imprévu viennent faire échouer son projet.
Telle fut pour moi la Noire de Péteret. La première vision que j' en avais eue, en 1911, m' avait laissé au fond du cœur la semence d' un désir qui devait germiner sourdement durant plusieurs années. C' était près de La Vachey, dans le Val Ferret italien, par une radieuse matinée succédant à une nuit d' orage qui avait lave le ciel. L' incomparable arête de Péteret, éclairée par le soleil matinal, mettait des reflets dorés dans la transparence bleutée de l' air. Le profil audacieux de la Noire, flanquée des clochetons aigus des Dames Anglaises, se reflétait avec une extraordinaire netteté dans la mare au bord de laquelle nous étions arrêtés. Notre jeune impatience, cette fois-là, nous entraînait vers des cimes plus célèbres. Mais lors de ma seconde visite au col du Géant, en 1920, après les longues années de guerre, je passai des heures, de la terrasse du Refuge Torino, à étudier cette merveille de l' archi alpestre. Des lors, elle fut l' objet principal de mes plans de campagne. Tous mes projets étaient élaborés en vue de cette ascension.
Mais en montagne plus que dans tout autre domaine, l' homme propose et Zeus dispose. En 1921, nous n' allâmes pas plus loin que le glacier d' Argen. En 1922, après une formidable tempête qui nous bloqua trois jours au Couvercle, nous traversons le col du Géant pour trouver cinquante centimètres de neige fraîche sur le versant italien et jusque sous le Mont Fréty. Jugeant la partie perdue, nous rentrons par Aoste et le St-Bernard. Toutefois, arrivés à l' hospice, nous avons honte de notre abandon. Ayant allégé nos sacs de tout le superflu, nous nous lançons, à cinq heures du soir, dans une course folle à travers les cols de Fenêtre et du Grand Ferret, talonnés par la nuit. Mais à 2 h. du matin, la pluie crépitait de nouveau contre les vitres du refuge de Pré de Bar, et nous devions repasser le Chantonet, penauds et trempés.
L' été 1923 nous retrouve au col du Géant, en route pour Courmayeur et la Noire. Cette fois l' affaire parait sûre: caravane solide et bien entraînée, beau temps établi, la montagne en excellente condition. Faut-il pas que l' un de nous se luxe la cheville en descendant du Torino. Ne voulant pas l' aban, nous rentrons avec lui par la cabane du Dôme, non sans jeter des regards navrés, en traversant les douces prairies de la Purtud, aux superbes escarpements du Fauteuil des Allemands.
En 1924, nous allons presque directement à pied d' œuvre. Le ciel, superbe au passage du Chantonet, se brouille déjà quand nous redescendons de l' Aiguille du Triolet. Le lendemain il pleut; et c' est sous un véritable déluge que nous attaquons les parois abruptes du Fauteuil, où descendent en cataractes de vastes nappes d' eau. Nous finissons toutefois par atteindre le refuge. Nous devions y demeurer trois longs jours, à regarder par l' étroite fenêtre les colonnes d' eau s' écrouler dans le Val Veni et les nuées bouillonner dans cette chaudière titanesque avant de monter à l' assaut du Fauteuil, tandis que des ruisselets dégoulinant de la paroi du Mont Noir de Péteret chantent une mélopée infernale et exaspérante sur le toit de zinc de la cabane. Au matin du troisième jour, nous constatons que la neige est descendue au-dessous de 2300 m. et nous abandonnons. Mais à peine descendus à la cantine de N.D. de la Guérison, réconfortés par un vin généreux et encouragés par les sourires du ciel rasséréné, nous remontons en toute hâte. La nuit est splendide lorsque nous nous mettons en route, le lendemain; mais au moment où nous atteignons l' arête, le ciel se brouille, des rafales de neige nous assaillent et nous sommes obligés de rétrograder, sans avoir vu de près ni de loin le sommet de cette Noire farouche, enveloppée de neige et de nuées comme un Mont Sinaï.
Loin de nous décourager, ces infortunes successives et persistantes ancraient plus solidement en nous la tenace volonté de vaincre. Ces défaites, ces désillusions sont coutumières dans la carrière des grimpeurs. Elles font partie des heurs et malheurs de la vie de l' alpiniste, où S' il est des jours amers, il en est de si beaux!
Nous n' en voulions pas à la belle ténébreuse de faire la coquette et de nous tenir rigueur. La psychologie d' un amant de la montagne n' est pas si différente qu' on le croit de celle d' un amant tout court. Elle est si belle, cette reine incontestée des satellites du Mont Blanc, celle qu' on a appelée à juste titre le Cervin de Courmayeur. Du Cervin, elle a l' isolement grandiose, la simplicité et l' audace incomparable d' architecture, la sombre nudité de ses parois. Loin de l' écraser, son puissant voisin ne fait que mieux ressortir la sveltesse et l' élancement de ses formes. Elle se présente comme une pyramide triangulaire, reliée au plus haut sommet des Alpes par la fine crête neigeuse de l' Aiguille Blanche. Descendue du Mont Blanc de Courmayeur, cette arête prélude par les flèches effilées des Dames Anglaises, puis elle lance en plein ciel cette Aiguille dominatrice et fascinatrice, qui tourne vers les plaines d' Italie son noir visage de Sphinge rêvant accoudée sur les contreforts jumeaux, le Mont Rouge et le Mont Noir de Péteret. Qu' on la contemple du col du Géant, du Val Ferret ou du lac Combal, ou que, des villages couverts de pampres de la vallée d' Aoste, on caresse du regard son torse brun et souple comme celui d' une robuste négresse, on ne se libère plus du charme, de l' envoûtement qu' elle crée en nous.
Les arêtes S. E. et S. O. de la Noire, qui forment, avant de plonger en une ligne vertigineuse dans les prairies de la Purtud et du Fresnay, les Mont Noir et Mont Rouge de Péteret, enferment, creusé au flanc méridional de la montagne, un cirque verdoyant et sauvage, quasi inaccessible, qui a nom Fau- teuil des Allemands. Toutefois, bien avant que les premiers touristes parussent, sur les pas de Bourrit et de Saussure, dans la vallée de la Lex Blanche, ce site était connu des gens du pays. Les paysans d' Entrèves et de la Saxe y hissaient, au début de la saison, des troupeaux de moutons qui broutaient tout l' été, à la garde de Dieu, les herbes fortes et dures du cirque. Les chasseurs y venaient poursuivre le chamois dans les couloirs du Mont Noir, et guetter le passage du gibier au col qui porte leur nom, et qui fait communiquer le Fauteuil des Allemands avec les crêtes herbeuses du Châtelet. Ils avaient aménagé, au pied de la paroi du Mont Noir, une niche qui constituait un bivouac très confortable pour l' époque. C' est de là que partirent, en 1877, Emile Rey et Lord Wentworth, pour faire la première ascension de la Noire. Pendant un demi-siècle, les rares caravanes qui entreprenaient cette escalade réputée dangereuse n' eurent pas d' autre gîte, le bivouac du retour se faisant parfois beaucoup plus haut, sur l' arête, ainsi que l' attestent les nombreux murets que l'on y rencontre.
En 1923, grâce à la générosité de Signor Mario Borelli, de Turin, le Club Alpin Académique de cette ville put construire sur l' emplacement de l' ancien bivouac une mignonne petite cabane, très confortable, à condition que le nombre des hôtes ne dépasse pas six. Ce qui devait arriver arriva: depuis la construction du refuge, les caravanes affluent au Fauteuil des Allemands, et l' ascension de la Noire est en passe de devenir une escalade aussi populaire que celle de l' Aiguille du Géant.
M. Cl. Wilson, racontant dans l' Alpine Journal ses Minor Climbs from Courmayeur, dit: « La meilleure route pour la Noire n' est peut-être pas très facile à trouver, mais une fois trouvée, la plus grande partie de l' ascension est facile. Cette montagne a une vilaine réputation à cause de ses chutes de pierres, souvent délogées par les chamois dans le couloir montant du Fauteuil. Il est e tainement plus prudent de ne pas s' encorder pendant cette partie de la grimpée. Wicks, Morse et moi y montâmes en 1893 avec E. Rey, qui lança quelques joyeuses huchées avant d' attaquer les rochers, afin d' éloigner les chamois, et qui, sauf à une dalle peu commode où il nous tira un à un à la corde, refusa d' encorder la caravane sous prétexte que sur une montagne aussi facile la corde n' était qu' un embarras inutile. Nous ne partagions pas tout à fait son point de vue, et nous insistâmes pour nous encorder avant de commencer la descente.
Il est très douteux que cette cime soit jamais gravie par une autre route que l' arête S. E., mais il est étrange qu' un pic si abrupt et si impressionnant possède un chemin d' ascension aussi facile1 ). » Ce que dit M. Wilson de l' unique voie d' accès à la Noire est encore vrai aujourd'hui, sauf que la variante découverte en 1902 par M. Allegra permet d' éviter, sur un parcours de près de trois heures, la partie la plus dangereuse du fatal Couloir Rey où Signor Poggi fut assommé le 30 août 1893. Aussi y eut-il dans le monde des grimpeurs un moment d' émotion lorsque, à la fin de l' été 1923, les journaux annoncèrent que les frères Tom et Jacques de Lépiney venaient d' effectuer la première traversée de l' Aiguille Noire de Péteret. Sous cette forme, la nouvelle était inexacte. Ce n' est pas la Noire, mais le Mont Rouge de Péteret ( 2951 m .) que les célèbres grimpeurs français ont traversé le 30 août 1923, descendant sur le col des Chasseurs par la terrible lame de scie qu' est l' arête N. du Mont Rouge. C' est déjà une belle prouesse. Toutefois les jours sont comptés pour la hautaine fierté de la Noire. Les alpinistes sont patients et tenaces. Leur audace croît avec leur nombre et la somme de leurs exploits. Déjà l' année dernière, un jeune étudiant de Milan, M. Albertini, parvint à gravir le large couloir qui raye la face sud de la Noire d' un immense Y, et rejoignit la route habituelle au haut du Couloir Rey 1 ). Je ne serais pas surpris d' apprendre un de ces jours qu' on est monté à la Noire en partant du glacier de la Brenva, en attendant qu' à grand renfort de cordes de rappel on réussisse — cela se fera — à descendre du sommet dans la brèche méridionale des Dames Anglaises. Il ne restera plus que la dernière conquête, mais la plus formidable, celle de l' arête S. O., en tournant les fantastiques gendarmes qui s' alignent sur le Pic Gamba.
Les escarpements qui soutiennent le Fauteuil des Allemands sont une sorte de Pierre Cabotz. Leur aspect rébarbatif est bien fait pour décourager les indécis. Trois ou quatre torrents y échevèlent leurs cascades en temps ordinaire, mais en cette journée du 2 août 1925, toutes les dalles ont leur nappe d' eau, toutes les cheminées ont leurs cascatelles. Le chemin habituel dessine sur cette falaise un large Z inversé. Arrivé au haut du grand cône d' éboulis tacheté de pins rampants, il faut s' engager à droite sur une large vire, coupée de bancs rocheux. On rencontre ici le premier obstacle: une dalle lisse que l'on escalade en son milieu, mais que l'on peut aussi bien tourner par la droite ou par la gauche. On continue vers l' est jusqu' à un boqueteau de mélèzes accroché au milieu de la paroi. De là, brusque crochet à gauche, pour attaquer, sous une cascade rafraîchissante, une suite de cheminées obliques. Vers le haut, une corde qui pend sur une plaque indique que l'on est dans le bon chemin. Du reste, voici les gazons. Il faut appuyer encore plus à gauche, jusqu' au dernier torrent, pour éviter de longues dalles gluantes où nous nous sommes fourvoyés l' an dernier, et qui nous avaient fait passer un vilain moment, puis revenir finalement à droite vers la cabane que l'on aperçoit, blottie au pied de la sévère paroi du Mont Noir.
Nous en prenons possession avec joie; nous sommes chez nous. Vienne le temps qui voudra, nous ne nous laisserons pas démolir.
Après le repas, mes compagnons, l' un après l' autre, vont s' étendre sur les couchettes, et je reste seul à fumer une pipe mélancolique. Le chant de la pluie sur le toit de zinc du refuge réveille en moi le souvenir de l' effroyable monotonie des heures de l' année précédente, heures dont toutes les secondes, martelées par ce bruit exacerbant, semblaient nous ronger le crâne. Comme l' an dernier, les moutons bêlent lamentablement en cherchant un abri contre L' AIGUILLE NOIRE DE PÉTERET.
l' averse drue et glaciale. Comme l' an dernier, je vois par l' étroite fenêtre le désespérant cortège des nuées déferler par la trouée du col de la Seigne, et bouillonner dans la cuve du Val Veni avant de monter à l' assaut du Fauteuil. L' année qui sépare le moment présent de ma dernière visite est comme abolie. Il me semble que je suis ici de et pour toute éternité, condamné à voir ruisseler l' eau d' un ciel plombé. J' ai beau me secouer, consulter la carte, feuilleter le livre de cabane, une force invincible me ramène coller mon nez à la misérable lucarne.
Je m' en fus m' étendre à côté de mes amis sur les durs matelas. L' ombre s' épaissit; le soir vint; nul ne parla de souper, et nous nous endormîmes tout à fait, bercés par le tintement plus mat du zinc, qui annonçait que la pluie avait fait place à la neige.
Il est grand jour quand nous réussissons à nous dépê- Aiguille Noire de Péteret ( face sud ) et Fauteuil des Allemands.
Route Allegra. X X X X Couloir Rey.
trer de nos couvertures. De larges pans de ciel bleu apparaissent entre des loques de nuages roses; le soleil glissant A Refuge.
B Balme aux Chamois. N' est pas visible sur la photographie, étant masquée, de même que la section de l' itinéraire marqué en pointillé, par les contreforts du Mont Noir.
dans la vallée fait briller la façade de la Visaille. Tout est blanc de neige à partir de 1800 mètres. Mais il fait beau.
Nous occupons notre journée à une promenade au col des Chasseurs. Par l' échancrure sud du col, nous gagnons la Tête aux Chasseurs, où nous restons une longue heure à admirer ce royaume fantastique: les dentelures fauves du Mont Rouge, les gorges où le glacier du Fresnay précipite ses vagues figées entre les parois ocreuses de l' Innominata et de la Noire, l' antre titanesque d' où sort le glacier du Brouillard, le recoin le plus sauvage et le plus perdu de toute la chaîne des Alpes. Nous descendons par une corde de rappel dans la Brèche nord, et rallions le refuge pleins d' espoir pour le lendemain. Le soleil a fait merveille en cette longue journée. Toute neige a disparu au-dessous de 3000 mètres; la Noire est redevenue noire, ou plutôt elle est vêtue L' AIGUILLE NOIRE DE PÉTERET.
de pourpre magnifique par le soleil couchant. L' aurons cette fois? Demain! demain!...
A 2 h. 15 nous partons.
Il est souvent parlé, dans les récits d' ascension, de varappées faites, de nuit, la lanterne aux dents. J' ai toujours envié l' appareil buccal de ces grimpeurs, car le système s' est révélé, pour moi, à chaque tentative, si riche en inconvénients que je me hâtais de reprendre ma lanterne en main. Ce n' est pas drôle non plus quand il s' agit de vraie varappe où les deux mains sont indispensables. Nous en faisons une fois de plus la détestable expérience. Arrivés au haut des éboulis du Fauteuil, près d' un petit névé qui marque le point d' attaque de la paroi, il faut gagner un talus gazonné on l'on retrouve de légères traces. Le pied du tertre est une falaise abrupte et polie par le névé; viennent ensuite les premières touffes de gazon, mouchetant des dalles fort roides. La lanterne s' avère ici très encombrante, et son secours illusoire, car elle est incapable de nous renseigner si nous sommes à la bonne hauteur pour effectuer à droite la traversée horizontale qui doit nous amener au pied du Couloir Rey. De plus, à chaque pas — on marche ici à quatre pattes — elle nous brille abominablement le poignet. Après avoir tâtonné un peu, nous finissons par avancer et trouvons enfin la piste au moment d' arriver à la Balme aux Chamois. Il est 3 heures et demie; une légère pâleur du ciel annonce l' aube. Nous éteignons les falots, qui ont laissé sur nos avant-bras des ampoules plus longues à guérir que les morsures du granit.
Une vingtaine de mètres à l' est de la Balme aux Chamois se creuse un second couloir, plus étroit, plus encaissé que le Couloir Rey, une vraie cheminée par endroits. C' est la route Allegra, moins exposée et moins dangereuse que celle découverte par Emile Rey. Les parois en sont limées par l' eau, la neige et les pierres. De temps à autre, un énorme bloc arrondi obstrue le fond du canal, mais le beau granit procure une adhérence si parfaite que l'on surmonte aisément ces obstacles. Au bout de cent cinquante mètres, la cheminée s' évase en entonnoir. On en profite aussitôt pour appuyer à droite, sous un banc de rocher, puis on traverse à gauche sur l' épaulement d' une crête secondaire où l'on est en sûreté.
Tout près de nous, l' arête allonge son échine tourmentée, tailladée, hérissée de pals. Semblable au dos d' un gigantesque dragon, elle s' incurve d' un large mouvement pour aller rejoindre là-bas le sommet du Mont Noir. Un de ses gendarmes incline sur le glacier de la Brenva sa tête recourbée et dorée comme un épi mûr. Plus près de nous, deux obélisques sont plantés droit, gris et sévères comme le clocher vieux de Chartres. Il faut refréner l' envie d' aller s' y agripper pour jeter des regards avides et ravis sur les précipices de la Brenva. Lors de notre tentative de l' année dernière, cette erreur nous coûta une heure de dur travail. Mais à gauche, sur le versant du Fauteuil, monte obliquement une bande moussue et fleurie, qui court sous l' arête et l' accompagne dans son mouvement ascendant. C' est comme une cravate qui lierait le faisceau des flèches de granit, une ceinture qui retiendrait les plis craquelés de la roche. Une vire? Oh! à peine; c' est si raide. Le piolet est fort utile ici pour assurer l' équilibre. Cette bande aboutit à une petite encoche latérale, d' où l'on redescend de quelques pas pour longer le pied de grandes dalles lisses. De nouveau on s' approche de l' arête jusqu' à la toucher. Mais on ne la touche pas encore. Il faut gravir une petite cheminée, puis chercher son chemin sur un entassement de blocs énormes. Un de ces monstres forme un tunnel par où, cette fois, on atteint la crête, au pied d' un monolithe aigu. On le tourne par la droite, en s' insinuant dans une profonde crevasse. Les sacs coincés grippent aux parois et provoquent d' ardentes exclamations.
A partir de ce point, l' arête court presque horizontale sur près de cent cinquante mètres. Elle est ici peu accidentée, mais tranchante et barbelée. Nous évitons le plus possible ce parapet de tessons où nous laissons un peu de nos habits et de la chair de nos mains.
Voilà cinq heures que nous marchons, et nous ne sommes guère qu' à 3200 mètres. De hautes murailles nous séparent encore du pic terminal, qui apparaît très loin, très haut, tantôt se détachant en ocre sur un panache traînant de nuées bistres accroché au Mont Blanc, tantôt à demi-noyé dans leur rideau mouvant, ce qui le fait paraître plus éloigné encore qu' il ne l' est en réalité.
Une grande tour grise et lisse dresse devant nous un mur infranchissable. Une bonne vire permet de tourner par la gauche cet obstacle formidable et nous amène au pied de la dernière section du Couloir Rey. Il monte en ligne droite sur environ deux cents mètres. Ses flancs rabotés, polis, élimés disent éloquemment que sa mauvaise réputation n' est pas usurpée. Aussi, malgré la neige fraîche, malgré le traître verglas qui vernisse ses bosses et ses creux, nous y grimpons vivement, heureux de gagner enfin de l' altitude et de voir la ravine creuser son vide sous nos pieds.
Vers le haut du couloir, au lieu d' effectuer à gauche une sortie facile, je conduis la caravane, par crainte du verglas, sur de belles dalles sèches et chaudes, mais terriblement inclinées et pauvres en saillies. Elles nous procurèrent le seul passage vraiment difficile de la journée. Une fois sortis de ce guêpier nous tournons, toujours sur le versant sud, par des escarpements exigeant parfois quelque effort, une vilaine tour qui présente au midi une face régulière, grise et ridée comme la peau d' un lézard. Les escarpements se muent en précipices; il faut remonter à la crête pour gravir la dentelure suivante. L' arête dessine un dernier épaulement, avant de s' élancer en un jet fantastique pour former le pic terminal. Nous rencontrons ici les seules corniches que porte la montagne. Sans être méchantes, elles réclament cependant toute notre attention, et je regrette aujourd'hui de ne m' être pas arrêté pour contempler, pendant qu' il en était temps, les belles murailles dorées du dernier pic, la crête sinueuse et aérienne de l' Aiguille Blanche toute proche, et surtout cette face italienne du Mont Blanc labourée de rides profondes et ignorées. J' essaye en vain de reconstituer le tableau avec les bribes qu' ont glanées quelques furtifs coups d' œil.
L' arête vient buter contre la muraille par un mouvement tout pareil à celui de la crête Tyndall contre la Tête du Cervin. Ici se trouve le passage le plus impressionnant et le plus beau de toute l' ascension. Le guide Kurz le décrit en ces mots: « Effectuer une traversée difficile sur le versant sud par une grande plaque très inclinée... ». Cette phrase laconique me hantait depuis deux jours. L' imagination — toujours cette folle — me montrait une immense dalle, dans le genre de celles de la Dent du Géant, et, avec toute la neige fraîche qui couvrait la montagne, cette traversée ne laissait pas que de me rendre soucieux. La réalité diffère à tel point de ce tableau préfiguré que je franchis les deux tiers du passage avant de me rendre compte que c' était ça. Au lieu d' une plaque, je vois un long mur rougeâtre tantôt s' approchant de la verticale, tantôt même la dépassant, en ce sens que certaines sections sont à encorbellement. Ses assises horizontales, faites d' un gneiss talqueux couleur sang de bœuf, forment sur la paroi des cimaises, des bandeaux plus ou moins saillants, le plus n' excédant pas, à mon souvenir, la largeur de la semelle. Tout cela d' une admirable solidité, donc facile et sans danger. Mais quel vide sous les pieds! Le regard tombe à pic le long de la paroi, glisse avec un frisson sur quelques dalles grises, puis plus rien jusqu' aux pentes verdoyantes du Fauteuil, douze cents mètres plus bas, qui nous apparaissent tout ensoleillées à travers des tampons de brume collés à la paroi. Tandis que nous avançons, face à la montagne, par une suite de pas de côté, en glissant les mains le long des linteaux rouges, nous essuyons notre première averse de la journée, averse passagère, pluie et grésil, encore toute baignée de soleil. Elle cesse bientôt, mais les nues se referment plus épaisses, agitées de violents remous. On entend le vent qui s' écorche aux arêtes.
Le mur traversé, on se trouve en plein dans la face sud, dans une sorte de creuse évasée qui est l' origine d' un couloir. La pente est encore forte, mais bien pourvue de vires, de saillies, et la neige est ici en excellente condition. Deux cheminées, l' une de schiste roux, l' autre de beau granit pâle, conduisent hors de cet entonnoir sur l' épaulement d' une nervure latérale. Cette fois nous sommes sur le toit du donjon. La pente s' adoucit de plusieurs degrés, ce qui a permis la formation d' un petit névé. On sent le but tout proche. La nuée recommence à nous cracher au visage son grésil cinglant. Je vais d' une allure qui fait crier grâce au dernier de la cordée, sur la neige d' abord, puis par des rochers solides. Tout à coup, crépitements, picotements dans les cheveux, et de la pointe du piolet sort un chuintement aigre comme celui d' une eau sous pression s' échappant d' un robinet djiii tac!...
Nous percevons simultanément la lueur violette sur l' arête S. O., à notre gauche, la détonation sèche et sans écho, et une forte secousse. Diable!... Les piolets disparaissent prestement dans la neige, et nous nous tapissons dans une encoignure, haletants et mornes. Pas de paroles entre nous. Nous n' avons pas trop de souffle pour le gaspiller en jurons, et chacun sent que les mots donneraient un corps à certains sentiments de défaitisme qui s' insinuent sournoisement en nous, et qu' une discussion amènerait la déroute. Si l' orage se prolonge, ce sera la retraite inévitable, à cinq minutes du sommet que l'on devine derrière cette ultime crête. Burnier fait preuve de sagesse en produisant sa gourde de Fendant: si ces lampées hoquetantes ne nous procurent pas le plaisir accoutumé, elles font une diversion salutaire au train de nos pensées. Un moment se passe, et comme le coup de foudre demeure sans successeur, que la brume s' est arrachée de la cime, nous décidons de continuer. Aussitôt nous voilà presque courant sur la dernière pente, puis le long de la crête, courbés sous la rafale déchaînée et hurlante.
Adieu la fête que je m' étais promise et que je savourais par avance depuis cinq ans; adieu le plaisir de fouiller d' un regard émerveillé les replis les plus secrets de la formidable falaise du Mont Blanc de Courmayeur, d' explorer les antres mystérieux cachés derrière les flancs de l' Innominata, les hauts vallons glaciaires du Fresnay et du Brouillard. Tout ce qui me reste, c' est la vue du cairn d' où émergent deux courts bâtons blanchis comme des ossements, que je serrai un instant dans mes deux mains comme pour rendre plus réelle cette prise de possession fugitive; c' est encore un long vaisseau de brume blanche qui s' éventrait aux crocs effilés des Dames Anglaises, et dont les épaves partaient en dérive vers la Brenva. Une vision rapide et fantasmagorique, et j' étais déjà loin, laissant la place à mes compagnons de cordée qui vinrent l' un après l' autre, comme on accomplit un rite, toucher la perche magique qui marque le sommet.
Tandis que nous reprenons sacs et piolets, un ordre est crié dans la bourrasque: « Descendons! nous ferons halte quand nous serons à l' abri. » Nous dégringolons à toute vitesse, attentifs aux piolets qui font mine de vouloir recommencer leur chanson inquiétante. Quand nous repassons le mur, la tempête a complètement cessé; elle ne rageait que sur le pic terminal. Les corniches qui viennent ensuite n' offrent aucun emplacement convenable pour une halte, si bien que, de crête en corniche, nous descendons jusqu' aux escarpements abrupts au haut du Couloir Rey, où nous nous installons tant bien que mal, les jambes ballantes sur le vide, pour faire le premier repas sérieux de la journée. Mais nous étions déjà trop fatigués pour manger avec appétit.
Le reste de la descente, sous un ciel bas et sombre pleurant des bruines intermittentes, nous parut long et monotone. Quelques sections se montrèrent plus commodes qu' à la montée; d' autres, en revanche, particulièrement la vire moussue au début de l' arête, exigèrent un redoublement de précautions. Nous fûmes heureux de quitter la paroi et d' enlever la corde qui nous liait depuis l' aube.
Telle qu' elle est, l' ascension de la Noire par le Couloir Allegra et l' arête S. E. est un rude morceau. Elle exige une quinzaine d' heures de travail, et de travail ardu. Si elle ne présente aucun passage difficile, en revanche on compterait sur les doigts d' une main ceux où l' attention peut se relâcher un instant. C' est pourquoi, malgré les dangers très réels du Couloir Rey, des caravanes prennent encore ce chemin pour gagner du temps. C' est surtout à la montée qu' il doit permettre une sérieuse économie de forces et d' heures. Par contre, la route Allegra est indubitablement plus variée et plus pittoresque.
Horaire: Départ de la cabane 2 h. 20 Sommet11 h. 20 Retour au refuge19 h.
L. Seylaz.