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L'arête nord de la Dente Blanche, 1re ascension

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ire ascension: 20 juillet 1928 Par Dorothy p|||ey

ire ascension: 20 juillet 1928 Par Dorothy p|||ey Avec 3 illustrations ( 71—73Traduit par L. S. ) Il y a des cimes qui hantent le grimpeur comme une passion ou une obsession, à tel point qu' on ne sait s' il faut les plaindre ou les envier. Ils semblent liés à leur montagne favorite comme par un sortilège. C' était le cas de Whymper avec son Cervin, et il en a été ainsi d' innombrables alpinistes de moindre renom pour des buts moins grandioses.

La Dent Blanche est certainement une sorcière; rien que son nom l' in déjà. A celui qui est sous son charme, aucune autre sommité des Alpes ne peut donner, et il s' en faut de beaucoup, l' impression de douce cruauté que produit cette cime éblouissante. I. A. R.2 avait subi son enchantement qu' il n' était encore qu' un collégien, et qu' il s' imaginait pouvoir y monter en vingt minutes de Bricolla. Le charme opéra pour la 3e fois d' une façon définitive et irrévocable en cette journée de 1921 où, les rochers inférieurs du Grand Cornier étant recouverts d' un pied de neige fraîche, nous passâmes toute une matinée à flâner sous le nez même de la face N. de l' enjôleuse. A partir de ce moment elle fit partie de notre destinée. L' ensorceleuse se dressait à l' ar des projets de chacune de nos campagnes, les contrecarrant ou les favorisant, ordonnant notre activité de grimpeurs.

L' histoire de l' arête nord est enveloppée de mystère. La montagne s' offre trop complaisamment aux regards, soit de Zermatt, soit du Val d' Hérens ou de Zinal, pour qu' une de ses arêtes maîtresses ait pu échapper à l' attention des alpinistes. Dans le monde des grimpeurs circulaient maintes rumeurs pariant de tentatives et de reconnaissances. Mais les expéditions manquées s' entourent généralement d' un silence qui ne fait qu' exciter la curiosité, et la mienne était insatiable.

Vint la grande année 1928. Ce jour-là nous étions déjà dans la voiture avec les bagages prêts à descendre à la gare Victoria, nos billets pour Grenoble en poche. Une minute avant le départ arriva un facteur du télégraphe avec un message de Joseph 3 disant que vu la sécheresse exceptionnelle de cette saison on pourrait peut-être penser à la Dent Blanche. Le trajet jusqu' à la gare fut juste suffisant pour libeller notre réponse, et nous avions encore le sentiment d' avoir agi en êtres déraisonnables alors que nous étions en train de déambuler en compagnie de Joseph à l' ombre des Veisivi.

« Toutes choses considérées, a dit Théophile Ribot, on peut se demander si, dans toute grande passion, il n' y a pas autant de souffrance que de joie. » Depuis quelques années nos projets n' avaient pas fait la moindre mention 1 Tiré de Climbing Dags ( London, 1935 ) par Dorothy Pilley ( now Mrs. I. A. Richards ). Nous remercions très vivement l' auteur de nous avoir autorisé à publier ce récit.

2 Ces initiales désignent le mari de l' auteur, le Prof. I. A. Richards, Fellow of Magda-lene College, Cambridge ( England ) and of Harvard University, Cambridge ( U. S. A. ).

3 Joseph George, dit le Skieur.

de la Dent Blanche. En fait, officiellement, nous avions totalement abandonné cette idée. En 1925, pendant que j' étais au Canada, I. A. R. avait passé plus de la moitié de son séjour de vacances aux Haudères avec Joseph, à considérer d' un air renfrogné la chape de nuées qui s' appesantissait sur les pâturages de Bricolla. Sous des rafales de neige, ils construisirent un abri en pierres au Col de la Dent Blanche, juste pour faire voir à la montagne que c' était sérieux. Quand cet abri fut terminé, il y faisait même plus froid dedans que dehors. Le vent sifflait si lugubrement par les interstices que bien avant qu' il fût achevé, chacun d' eux en son for intérieur avait déjà abandonné l' idée d' y passer la nuit dans n' importe quelles circonstances. Aussi bien sacs de couchage, cordes de réserve, fourneau, casserole, tout le fourniment fut redescendu dans la vallée, et ce fut la fin de cette saison.

Cette même année, au début de l' été, une forte équipe suisse avait campé deux jours au col et déclaré l' arête nord impossible. Plus tard, en 1926, N. Kropf et les deux guides anniviards Jean Genoud et Marcel Savioz en avaient effectué la descente, la plus grande partie en rappels, et avaient dû bivouaquer en pleine paroi dans une situation fort peu enviable 1. Nous paraissions maintenant tous bien convaincus qu' on avait suffisamment sacrifié à cette folie. qu' il en soit, nous avions l' un et l' autre pris grand soin d' éviter toute allusion, même détournée, à ce projet lorsque nous rentrâmes de notre tour du monde. Et pourtant voici que nous remontions vers la belle coquette, par les prairies embaumées et le tapis ondulant des campanules et des marguerites...

Nous prîmes deux jours de repos complet à Bricolla. Antoine, le frère de Joseph, vint nous y rejoindre, car nous avions décidé, pour gagner du temps, de faire deux cordées, sauf sur le glacier et dans les passages difficiles. Une cordée de deux va en effet plus vite qu' une cordée de trois ou quatre; il suffit de penser à une chenille arpenteuse pour s' en convaincre. Antoine George a été dispensé du service militaire à cause d' une déficience physique passagère, et de ce fait il ne pourra jamais obtenir son diplôme de guide. Malgré cela, c' est l' homme le plus sûr qu' on puisse souhaiter à la montagne. Il a un délicieux sens de l' humour et une foi sereine dans le génie de son frère. Pendant la grimpée, sa bonne humeur imperturbable dans les passages les plus scabreux fut un soutien considérable pour la caravane. Notre première soirée à Bricolla fut inquiétée par l' apparition de quelques grimpeurs en qui, sans aucune raison, nous crûmes voir des rivaux. Le deuxième jour fut morne. Nous avions les nerfs tendus comme avant une grande compétition ou un examen redoutable. Nous restâmes au lit aussi longtemps que nous pûmes y tenir, après quoi nous allâmes nous étendre sur l' herbe, à l' ombre, au soleil. Mais où que nous fussions, une étrange agitation nous possédait. Théoriquement, nous étions supposé dormir, ou du moins nous reposer. En fait, nous étions en train de nous tracasser à en être malades. Nous pouvions presque sentir les regards de chacun de nous attirés comme par une force magnétique vers le ressaut surplombant de l' arête. Antoine, considérant avec un bon sourire nos trois visages graves, exprima exactement notre état d' esprit: « Ah! demain soir on chantera! » Nous partîmes d' un éclat de rire de nous voir si bien devinés.

1 Voir le récit de cette descente dans Les Alpes, 1927, pp. 347 et sq.

Le 20 juillet, une heure après minuit, nous étions en route à la lueur des lanternes. Tout laissait espérer une journée parfaite. Joseph qui, aux premières heures de la course, montre habituellement une amabilité prévenante, gardait ce matin-là une réserve austère. Nous l' avions déjà vu ainsi lors d' ex extraordinaires. La réserve indique chez lui une concentration des forces; il acquiert par là un équilibre mental aussi remarquable que celui de ses forces physiques. Contrairement à ce que l'on voit chez certains brillants exécutants, il n' est jamais impulsif lorsqu' il est aux prises avec les difficultés. Son excitation prend la forme d' une sévère maîtrise de soi-même.

L' aube nous trouva au Col de la Dent Blanche, crête rocheuse séparant deux bassins glaciaires. La matinée était limpide et glaciale; les géants de Zermatt — Weisshorn, Rothorn, Gabelhorn — dressaient leurs majestés rigides et figées entre nous et le jour croissant. Après un léger déjeuner ( 05.45 à 06.15 ) nous nous séparons en deux cordées, puis nous grimpons pendant deux heures dans des roches de composition variée, deux heures qui, rétrospectivement, me semblent avoir passé comme deux minutes. Nous rencontrons ensuite la seule zone de mauvais rocher de toute l' ascension, des feuillets délités et pourris qui cèdent sous la main si on ne les traite pas avec précaution. Cela aussi est bientôt derrière nous et nous arrivons au pied des grandes dalles.

Ce sont de grandes plaques massives plongeant fortement vers l' ouest, semées de menu gravier et éclaboussées, même dans les années sèches, de minces pellicules de verglas traître et transparent. Pas un bec où l'on puisse assurer la corde. Leur tranche inférieure surplombe, et tandis que nous nous glissons le long de ces encorbellements, les petits cailloux que nous balayons du pied afin d' obtenir meilleure adhérence pour nos semelles de caoutchouc disparaissent après quelques sautillements; leur musique à travers mille mètres d' air nous parvient des profondeurs comme une plainte voilée. Les morceaux plus gros produisent une sorte de rugissement sauvage. Ces sons étranges nous rappellent éloquemment le précipice invisible. Parvenus à l' ex ouest de cet auvent nous reprenons la montée directe, et par deux cheminées scabreuses, pauvres en prises, nous prenons pied sur une sorte de vire intermittente qui longe le pied du ressaut, dominée immédiatement par les effrayants escarpements de l' arête nord. Ici, en effet, la muraille surplombe littéralement les dalles. Elle est coupée de plusieurs cheminées qui, vues d' en bas, peuvent avoir tenté l' imagination de bien des grimpeurs. Vues de près, leurs proportions gigantesques et leur verticalité sont plus impressionnantes. Le soleil met une auréole au sommet d' une tour rocheuse détachée, agrippée à l' extrême bord des dalles, et qui dessine à cet endroit l' échancrure que l'on voit si bien soit de Bertol, soit du Mountet. Tout le reste de ce versant NW. de la montagne est encore figé dans une ombre profonde et glaciale. Nous escaladons cette tour pour étudier le terrain; nos projets et nos espoirs vont maintenant subir l' épreuve décisive: nous chances semblent désespérées.

Il serait difficile d' imaginer quelque chose de plus décourageant que l' arête nord vue de ce point. Il y a d' abord le fil de la crête étroite qui surplombe nettement en plusieurs endroits. A gauche, une faille profonde semble L' ARÊTE NORD DE LA DENT BLANCHE offrir de meilleures possibilités, mais elle va buter trente mètres plus haut sous un avant-toit bien pire. Au-dessus pend une corde effilochée, témoin de la descente de la caravane suisse. Secouée par les tempêtes, elle est restée finalement accrochée aux rochers et flotte au vent glacé du matin. A droite c' est le flanc lisse, effroyablement raide du vaste couloir qui sillonne le versant nord-ouest jusqu' au Glacier de la Dent Blanche. A un certain moment, nous avions envisagé de traverser ce couloir pour revenir à l' arête au-dessus du ressaut. Un seul coup d' œil sur ces parois écorchées et balayées par les pierres suffit pour écarter cette idée. Il y avait toutefois sur cette muraille lisse quelque chose qui pouvait à la rigueur passer pour une fissure possible, laquelle, malheureusement, au point critique, se dérobait à la vue pour aboutir dans l' inconnu Accrochés aux rocs glacés de notre perchoir, grelottant sous la bise pénétrante, nous avions les yeux rivés à cette falaise qui se détachait en noir sur le ciel maintenant embrasé de soleil. Nous étions juste dans son ombre, et une ou deux touches dorées marquaient l' endroit où l' inclinaison de l' arête s' atténuait. Si nous réussissions à atteindre cet îlot ensoleillé et réchauffant, à 50 mètres au-dessus de nous, les plus grosses difficultés seraient derrière nous, mais pour l' instant elles semblaient insurmontables. Quel que soit le jugement que les futures caravanes puissent porter sur ce passage, il restera certainement toujours un spectacle impressionnant au plus haut degré.

Joseph s' engagea alors dans des reconnaissances qui nous parurent toucher à la limite de ce que l'on peut oser dans le rocher. Il commença par explorer la paroi du grand couloir à droite de l' arête. Moments de vive anxiété pour nous, car il fut bientôt hors de vue, et le mouvement de la corde, qui avançait centimètre par centimètre, indiquait un terrain extrêmement difficile; nous ne pouvions pas faire grand' chose pour l' assurer tandis qu' il gagnait lentement de la hauteur. Cependant la foi tranquille et réfléchie d' Antoine dans l' habileté de son frère, son air de trouver cela tout naturel, renforçait notre confiance dans le jugement de Joseph. Dans de tels moments l' amateur a conscience de sa responsabilité, et ce sentiment peut facilement devenir une torture. Aussi ce fut avec un mélange de déception et de soulagement que nous commençâmes à ramener les 30 mètres de corde, et nous fûmes heureux de le voir revenir vers nous. Il s' en était manqué de quelques pieds qu' il réussisse à forcer le passage, mais ces quelques pieds s' étaient avérés insurmontables.

Après un moment d' arrêt pour ramener le sang dans ses mains glacées et rendre aux doigts engourdis force et souplesse, Joseph s' en fut reconnaître l' autre possibilité, soit la cheminée à gauche de l' arête. L' entrée en était extrêmement difficile; par des prodiges d' habileté, Joseph réussit à l' escalader sur une hauteur de plus de trente mètres, mais tous ses efforts pour tourner le surplomb qui barre la sortie au sommet furent inutiles. A un certain moment, on aurait dit un lézard collé au plafond; mais l' être humain, évidemment, ne possède pas les organes nécessaires pour cela, et nous dûmes assister à une série de mouvements de retraite qui, comme témoignage des capacités de Joseph dans le rocher, étaient très rassurants. Lorsqu' il nous rejoignit sur notre belvédère, il raconta qu' il était arrivé à un ou deux mètres d' une suite de prises qui l' auraient amené en haut.

Restait le tranchant de l' arête elle-même; cela paraissait une aventure désespérée. Quelques cannelures aplaties sillonnaient la roche, serpentant entre les bosses arrondies, mais tout cela était impitoyablement lisse, et aussi loin que le regard pouvait atteindre on n' apercevait aucune saillie bien taillée. Sur trente mètres au moins, il n' y aurait pour le premier de cordée aucun repos ni ancrage possibles. Et, pour commencer, la base du « nez » était en encorbellement; le départ même semblait impossible. S' il parvenait à se hisser sur le bout du nez, le chef se trouverait aux prises avec un rocher redressé à l' extrême, avec mille et quelques mètres de vide sous la plante des pieds. Franchement, ce fut avec un peu d' angoisse que nous vîmes Joseph, après l' avoir examiné d' un air pensif, s' en approcher.

Le premier pas consistait à surmonter le surplomb initial. Il se trouva qu' il y avait une fente sous l' auvent, dans laquelle on pouvait introduire le manche du piolet, la tête de l' outil débordant sur le vide comme un tremplin de plongeoir. Nous nous assurâmes que le piolet tenait bon, mais se hisser sur la hache vacillante sans l' aide d' aucune prise n' était pas chose facile. Une fois sur cette pédale on pouvait aborder le surplomb. Le pas suivant, à ce qu' il nous sembla par la suite, dépendait d' une protubérance arrondie. La main, le genou, puis le pied s' y appuyèrent, tandis que les doigts devaient assurer l' équilibre uniquement par des pressions sur la roche. Haletants, nous suivions les mouvements de Joseph; gestes souples, qui ne paraissaient exiger aucun effort. Pendant tout le temps qu' il s' éleva ainsi le long de cette étrave, il ne cessa d' envoyer à Antoine un flot de remarques en son patois. Bientôt il ne fut plus qu' une silhouette informe sur le ciel éblouissant. Il semblait inconcevable qu' il pût se tenir sur un rocher aussi lisse et aussi vertigineux, bien moins encore qu' il réussît à progresser. Cependant la corde continuait à couler, sa voix nous parvenait affaiblie par la distance, et nous le perdîmes enfin de vue dans l' éclat aveuglant de la lumière. Soudain, une exclamation aiguë, quelque chose comme « Chè chouquelh qu' Antoine, aussi calme que jamais, traduisit: « Il y est! » L' affreuse tension se relâcha; ou plutôt elle changea complètement d' objet. C' était maintenant notre tour!

Pour moi, j' effectuai la plus grande partie de cette grimpée par la plus étrange suite de pressions et de contre-butées que j' aie jamais exécutées, cela sur une pente trop forte pour permettre aucune des marges d' équilibre habituelles. Un occasionnel « gratton » était un luxe. Le plus souvent il fallait se contenter de l' adhérence d' une semelle crêpe ou de la paume de la main sur quelque minuscule surface désagréablement inclinée. Ce fut avec une très curieuse sensation d' irréalité — comme dans un rêve — que j' arrivai auprès d' un Joseph jubilant, perché sur pas grand' chose ou rien du tout, amarré au rocher au moyen d' un lacis de cordes dont il m' avait fait une main courante supplémentaire. Le point d' atterrissage, où je rejoignis I. A. R., était une niche de la grosseur d' une assiette, avec une seule prise pour les mains. Il faut quelque expérience pour arriver à se caser à deux commodément dans un endroit pareil. Les contorsions du corps humain sont heureusement plus faciles à exécuter qu' à décrire. Pendant un moment, nous eûmes fort à faire 1 En patois de la vallée: chè = je suis; chouc = en haut.

à résoudre le problème de nous y tenir à deux tout en empêchant les sacs — ils avaient été hissés à la corde — de dégringoler. La place manquait pour les reprendre sur les épaules. Mais une vieille maxime d' alpinisme dit des relais de stationnement que « quand il y a de la place pour un, il y en a pour deux »; ce qui est vrai sur une paroi de rocher mais pas dans une cheminée. Le deuxième grimpeur peut toujours se tenir sur les pieds de l' autre.

Pendant ce temps Joseph s' occupait d' Antoine, à qui incombait la tâche de ramener le dernier piolet et qui devait par conséquent surmonter le surplomb initial sans l' aide de cet étrier. Il préféra gravir le ressaut en souliers à clous, et c' est pour moi encore un mystère comment il y est parvenu. Le surplomb l' obligeait à se lancer volontairement dans le vide; nous n' eûmes pas de peine à le croire lorsqu' il déclara que cela lui fit « une drôle de sensation ».

Il surgit au-dessus du dernier renflement de l' arête aussi calme qu' à l' ordinaire, avec un large sourire: « Ah! les amoureux! » lança-t-il en nous apercevant agrippés tous deux à notre unique « becquet ». A partir de ce point, le reste de la paroi n' était que rapide, et les prises nous semblaient magnifiques en comparaison du passage inférieur. Joseph disparut de nouveau, il y eut un autre arrêt pendant que sacs et piolets montaient à la corde, et enfin, tout à coup, nous franchîmes le parapet d' un mur de rocher jaune et rugueux pour prendre pied sur une vire en plein soleil.

Ah! pouvoir enfin s' étendre et se détendre, manger et se laisser tiédir au soleil. La suite de l' arête n' annonçait rien d' autre que ce que l'on rencontre habituellement sur un grand sommet alpin. Ses beaux rochers massifs, rugueux et dorés, très accessibles, enchantaient nos regards par leur contraste avec les parois inférieures, noyées d' ombre hostile. Les placages de glace et de neige qui les décorent ne présenteraient cette année aucune difficulté sérieuse. L' heure était maintenant notre seul adversaire. Il était 1 h. 30, et il nous restait un long bout de chemin à faire, aussi, pour cheminer plus vite et plus commodément, nous nous séparons de nouveau en deux cordées. De temps à autre, dans les replis du grand couloir à notre droite, des blocs descellés par le soleil de l' après s' ébranlent, glissent sur une plaque de neige, puis hop! une culbute et ils disparaissent en tournoyant avec un vrombissement sinistre; mais ici, sur notre arête, nous sommes en parfaite sécurité. Sous le ciel limpide, les Alpes sont baignées dans une brume de chaleur. Le chalet de Bricolla, d' où nous sommes partis ce matin, brille dans le vert des pâturages, pas plus gros qu' une tête d' épingle.

La victoire nous donnait des ailes, et les rochers étaient vraiment enthousiasmants. Ils rappellent les plus beaux passages de l' arête sud habituelle. Mais notre crête s' allongeait; le jour était déjà bien avancé — nous avions mis trois heures vingt pour franchir le passage-clé — et le sommet ne fut atteint qu' à 5 heures passées. Nous n' y fîmes qu' une brève halte, et la descente fut menée rondement. En fait, nous prîmes au pas de course les rochers de l' arête sud, car le soleil plongeait avec cette rapidité caractéristique que l'on constate lorsqu' on s' enfonce soi-même. Les vallées étaient déjà envahies par l' ombre crépusculaire quand nous abordâmes les neiges molles du glacier. Là, rien ne nous pressait plus; nous n' avions plus qu' à marcher à loisir vers le gîte et le lit. Alors seulement la fatigue me tomba dessus comme une sombre chape, à tel point que je trébuchais sur la croûte granuleuse regelée du glacier dénudé et à travers l' enchevêtrement des moraines où le sentier se tortille vers Bricolla. Mais un flot de béatitude somnolente coulait dans nos veines. Je ne sentais pas même le poids de mon pied droit que, par inadvertance, j' avais chaussé d' un soulier de mon mari, et que j' avais traîné tout au long de cette journée! Un charme était exorcisé; un rêve avait fait place à une réalité qui le dépassait. Dans toute la force du mot, nous étions comblés. Cette fois encore, à peine glissée dans mon lit, je sombrai si soudainement dans le sommeil bienfaisant que la bougie continua de brûler toute seule, et s' épuisa en larmes ignorées.

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