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Le Chapeau

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Par C. Egmond d' Arcis.

Ce soir-là j' étais l' hôte de Peter Almen, un vieux guide de Lauterbrunnen pour qui les Alpes n' avaient plus de secrets et dont les exploits n' étaient pas encore tombés dans l' oubli bien qu' il eût, depuis quinze ans déjà, mis son piolet au râtelier pour vivre tranquillement dans son chalet d' Im Moos. Il m' avait autrefois mené à la conquête des hauts sommets de 1' Oberland —mes premiers « Quatre Mille » —et, depuis, nous nous écrivions de temps à autre. Les circonstances m' ayant ramené à Lauterbrunnen, j' allai lui faire visite.

Il n' avait guère changé, ce brave Peter: l' âge avait un peu blanchi sa grande barbe et ses cheveux frisés, courbé sa haute taille et ridé son visage, mais son sourire était resté jeune, sa démarche était encore alerte. La « Wohnzimmer » où nous rappelions nos souvenirs de jadis était vraiment confortable: autour de la grande table en noyer des chaises sculptées attestaient l' habileté du guide à manier le ciseau; un antique bahut, une armoire géante portant la date de 1756, une vieille commode aux ferrures dorées et un poêle en catelles complétaient le mobilier de la chambre. Mon attention fut attirée par un chapeau que recouvrait un globe de verre pareil à ceux sous lesquels, en certaines contrées, les femmes conservent leur couronne de mariage.

— Mon chapeau vous intéresse, dit Peter; vous ne l' aviez pas encore vu?

— Non, jamais.

— Je vais vous le montrer.

Délicatement, il souleva le globe, prit le couvre-chef et le plaça sur la table avec autant de soin et de respect que s' il se fût agi d' une relique. C' était un vieux chapeau de feutre noir à larges ailes; avec le temps — et les intempéries aidant —il était devenu jaunâtre, verdâtre, comme moussu par places; des taches de graisse le maculaient, il était tout déformé et racorni; sur le cuir une date était inscrite d' une main malhabile: « 16en Juli 1886 ».

— C' est un souvenir, ce chapeau, Peter?

— Oui, il m' a sauvé la vie; il me rappelle aussi qu' il ne faut jamais être présomptueux.

Et Peter me conta comment il avait mené deux Anglais au Tschingelhorn, puis à Ried, dans le Lœtschental où il les avait quittés. Il pensait trouver un client pour rentrer, mais, après un jour d' attente, ne voyant personne venir, il se dit que, tout seul, il pourrait bien traverser le Petersgrat et rentrer à Lauterbrunnen. Il était jeune encore, en pleine force, admirablement entraîné, connaissant les glaciers à fond, aussi l' idée ne lui vint-elle pas qu' il pourrait lui arriver un accident. Quand on est jeune et plein de venin, on ne réfléchit pas à ça. Voilà donc Peter brassant la neige qui recouvrait encore l' immense étendue du Petersgrat. Il marchait depuis cinq heures, encore quatre heures et il serait en vue de sa vallée. A ce moment la neige craqua autour de lui et, sans avoir eu le temps de réaliser ce qui se passait, il dégringola dans une crevasse. Il tomba au fond d' un affreux trou noir et resta coincé entre les deux parois de glace de si malheureuse façon qu' il pouvait à peine remuer. Cependant, au bout d' un certain laps de temps, il réussit à se dégager; ayant retrouvé son piolet il put, en élargissant sa prison, établir un promenoir d' une demi douzaine de mètres de long, où il se mit à aller et venir comme un écureuil en cage, ne cessant de marcher pendant soixante-douze heures d' horloge, soutenant ses forces et entretenant la chaleur de son corps en usant parcimonieusement des vivres qui lui restaient. On s' imagine aisément les souffrances, les angoisses que le guide endura pendant ces heures tragiques, appelant de temps à autre dans l' espoir d' attirer des passants, faisant des efforts désespérés pour ne pas s' endormir.

— Or, dit Peter, mon chapeau, celui-ci même, était resté sur la neige, au bord du trou par lequel j' avais passé. Une caravane l' aperçut de loin, s' approcha: ce fut mon salut. On appela, je répondis et on me retira enfin de ce puits de 16 mètres de profondeur où j' avais pu vivre durant trois jours et trois nuits mortelles.

J' étais assez mal en point: les pieds et une main gelés, des blessures un peu partout, mais grâce au médecin et surtout à ma forte constitution j' étais sur pied quinze jours après. Je vous assure qu' après cette aventure je ne me suis plus risqué seul sur un glacier crevassé et recouvert de neige.

Vous comprenez maintenant pourquoi j' ai conservé précieusement ce vieux chapeau, ce brave compagnon, mon sauveur; non seulement je lui dois la vie, mais il me rappelle encore chaque jour que rien n' est plus fou que de trop se fier à ses forces et de s' aventurer seul à travers la montagne. » Nous nous séparâmes tard dans la soirée et je ne revis plus Peter Almen. Il mourut l' année suivante de sa belle mort. Selon son désir on l' ensevelit dans dans son costume de guide, sa corde en bandoulière et, sur la tête, son vieux chapeau qui l' accompagna dans la tombe après l' avoir jadis sauvé du sépulcre glacé du Petersgrat.

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