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Le filar du vieux Vincent

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Par S.W. Poget

Etant enfant, à la fin du siècle dernier, l' auteur a passé plusieurs étés en vacances à l' Etivaz et au chalet de Seron, en haut du vallon de la Torneresse.

Tout au haut du pâturage de Seron, au pied de la Cape au Moine, se trouve une longue pente, parsemée de pierres il est vrai, mais où pousse une herbe douce et de qualité. Les bêtes ayant ailleurs suffisamment à brouter on la réserve à la récolte du foin. C' était Vincent, un des domestiques du chalet, qui en était chargé.

Vincent était un vieil Ormonand, borgne. Malgré ses soixante ans, il était encore actif et résistant. Partant tôt le matin, il rentrait tard le soir, passant toute la journée seul, là-haut, à faucher, « épancher », râteler, faisant consciencieusement sécher son foin. Quand il était à point, il l' entassait dans son « filar », gros filet à fortes mailles où, bien presse et serré, il formait une vaste boule de plus de 50 kg.

Alors, s' asseyant en contrebas, Vincent, passant les doigts dans les mailles du filet, le chargeait sur sa tête, se relevant avec peine, cherchant son équilibre, puis, courbé sous le poids, se mettait à descendre à petits pas et avec précaution la longue pente raide et sans sentier, jusqu' à l' emplacement d' une « meule » qu' il confectionnait là.

Nous l' avions vu maintes fois à l' œuvre en allant chercher du « dzenépi » x dans les rochers de la Tête et faisions en passant un brin de causette avec lui.

Entre nous, nous estimions qu' il se compliquait la vie bien inutilement, le vieux Vincent.

1 Plante du groupe des absinthes, de son nom botanique artemisia spicata, aux petites feuilles très découpées, argentées, très parfumées, fort appréciée des montagnards. On en tire une liqueur exquise, d' un beau vert, très stomachique. C' est une des plantes fondamentales de la célèbre liqueur la chartreuse.

Pourquoi donc, puisqu' il se trouvait - chance inespérée - avec son foin tout au haut d' une si belle pente, ne pas en profiter pour laisser tout bonnement rouler son filar? En une minute il serait parvenu à destination, lui épargnant un travail long et malaisé, dangereux même. En vérité, pensions-nous, il y a des gens qui ne savent pas se créer du bon temps!

Nous aurions, cela va sans dire, donné gros pour voir rouler le filar. Avec l' imagination active des enfants nous nous représentions cette descente comme un spectacle magnifique. Cette boule géante roulant et bondissant, cela vaudrait tous les cailloux du monde! Si seulement il pouvait rouler, pensions-nous!

Une fois ou deux, nous étant touvés sur place au moment précis où Vincent allait charger péniblement son fardeau et commencer la descente, nous lui en avions fait la remarque et lui avions suggéré notre système.

Pour toute réponse le vieux Vincent avait haussé les épaules, nous considérant avec une nuance de pitié et continué sans autre son travail; mais son expression ne laissait aucun doute sur la nature de ses réflexions.

« Ces gamins de ville, pensait-il de toute évidence, c' est plus bête que des escargots! Pas la peine de leur répondre, ils n' y comprendraient rien! » Sur quoi il avait terminé son chargement et entrepris sa descente, peinant dix bonnes minutes sous sa lourde charge, de laquelle on ne voyait sortir que ses jambes maintenant à grand' peine leur équilibre sur cette pente raide et rocailleuse.

Une fois pourtant, nous eûmes l' occasion d' assister au spectacle si désiré de voir rouler le filar.

Vincent venait de se relever, son ballot sur la tête, et s' apprêtait à descendre. Il n' avait pas fait dix pas que, glissant sur une pierre cachée dans l' herbe, il perdit l' équilibre et lâcha son filet qui, tombant sur le sol, se mit aussitôt à rouler, rouler, toujours plus vite, balle géante dévalant la pente. Ah! la belle descente! Nous en jouissions sans arrière-pensée, commentant la course et les bonds du filar. C' était bien ce que nous avions imaginé, un spectacle que nous jugions splendide.

Vincent, lui avait l' air consterné.

« Mais, ne vous en faites donc pas tant, lui disions-nous en voyant sa mine déconfite.Vous devriez au contraire être tout content. Le voilà déjà en bas, votre filar, sans aucune peine pour vous. Voyez comme vous l' aviez bien réussi: il est encore entier. Il n' a aucun mal. Vous devriez les rouler tous. » Haussant les épaules sans répondre, suivant son habitude, Vincent descendit rejoindre son paquet, nous laissant là pleinement satisfaits.

Dès lors, à plusieurs reprises, songeant à cet incident, je réalisai ce qu' il représentait pour le pauvre Vincent.

Laisser tomber son filar! Lui, Vincent, l' homme jadis vigoureux, il avait laissé rouler son filar! L' honnête et consciencieux ouvrier qu' il était se sentait profondément humilié. Lâcher son filar! Il avait lâché son filar !! Douloureuse et impitoyable, cette pensée ne le quittait plus. Comme un maladroit débutant, lui, le vieux routinier, il avait lâché son filar! Et devant témoins encore! Sans penser à mal ces enfants raconteraient sûrement l' aventure. Après cela, on est classé! Il se sentait déshonoré.

C' était en outre une constatation toujours pénible à faire qui, sans doute, brutalement s' imposait à son esprit: le sentiment de la déchéance, la réalisation de la vieillesse qui, sour- noisement, s' est installée. « Autrefois, jamais pareille aventure ne se serait produite, son-geait-il. Je ne suis plus ce que j' étais. Mon beau temps est passé. C' est fini. Je baisse. Je ne puis plus remplir ma tâche. Je suis vieux!... » Sous ce beau soleil de juillet, en face de deux gamins insouciants et rieurs, c' était un drame poignant qui, à coup sûr, se jouait dans le cerveau du pauvre Vincent!

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