Le pilier inattendu (Mont Blanc du Tacul) | Club Alpino Svizzero CAS
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Le pilier inattendu (Mont Blanc du Tacul)

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Yvette Vaucher, Genève

II y eut d' abord le projet de l' ascension hivernale du pilier Martinetti au Mont Blanc du Tacul; puis, en y regardant bien, Steph repéra juste à sa gauche un pilier qui commençait plus bas et finissait plus haut. Quelques lignes dans les publications alpines, mais rien sur une hivernale. La route restait donc à ouvrir, c' était inespéré. Plus engageant encore, le beau temps, argument principal qui oblige au départ, même en hiver, même quand la forme est « moindre ». Qu' at? s' impatientait Michel.

* Face est du Mont Blanc du Tacul. Ce texte a paru dans le bulletin de la section Genevoise du CAS, et nous avons publié la description technique de cette première ascension hivernale dans le bulletin mensuel des Alpes d' août 1976 ( pp. 138—139 ).

S' il en avait le temps, lui n' hésiterait pas!

Jeudi matin 26février igj6: brassant jusqu' aux genoux la neige de la Vallée Blanche déserte, nous arrivons au pied de la grande face sud du Mont Blanc du Tacul, rayée horizontalement par la neige accumulée sur chaque vire et terrasse. Tout ce qui est vertical semble sec et les fissures dépourvues de glace. Les sacs sont pesants: matériel d' es, de bivouac, nourriture pour quatre à cinq jours, le réchaud, les recharges, quelques vêtements supplémentaires... nous sommes de vraies tortues!

Nous levons lentement les yeux vers les piliers que nous reconnaissons, le Boccalate, les Trois Tours, le Gervasutti, son couloir, le couloir Jaeger, puis tout à droite l' avant pilier un peu déchiqueté qui sera le nôtre, et le Martinetti avec sa tour carrée bien rouge. Plus bas, la pointe Lachenal. Dans l' immobilité matinale, personne. Avec une âme de pionnier, nos pas se dirigent péniblement vers « la première » que la montagne nous offre. Steph fait la trace. Il enfonce parfois jusqu' aux cuisses. Je marche dans ses trous. A mon tour maintenant de tracer. Je fais au moins deux cents mètres, mais c' est tuant. Comme Steph est plus lourd que moi, il enfonce encore un peu dans chacun de mes pas.

La découverte commence. Au-dessus de la rimaye fragilement fermée, un étroit couloir de glace, de neige et de rocher nous amènera en haut de la première tour. Nous avions décidé de tirer un sac marin contenant une partie du matériel. Ce système se révèle assez peu pratique, le sac libère des pierres enchâssées dans la glace, s' ac à chaque piège, et nous ne gagnons pas de temps. Finalement, un nouveau tri et le surplus reste suspendu en haut du couloir. Nous le récupé-rerons en « faisant » une vallée Blanche à ski.

L' exploration continue. Steph trouve un cheminement logique dans ce magnifique terrain mixte. Il évolue avec aisance et conviction. Aucun geste n' est hésitant. J' aime regarder ceux qui grimpent. La montagne, c' est un peu la vérité de l' homme. Ici, inefficace l' illusion du dandy bien mis et fauché, inutile aussi l' arrogante d' un parvenu.

Il est midi et nous sommes sur la première tour. De là, nous passerons sur le flanc gauche du pilier dans un rocher peu solide, mosaïque verticale de granite et de glace. Il faut être très expert en pitonnage pour équiper des relais sûrs. Des sangles autour de blocs garantissent notre sécurité. Dans quelques minutes, le soleil passera à l' ouest. Déjà, un petit vent glacé nous fait remettre les pullovers, les gants. Les piliers voisins nous donnent le point de notre " progression. Peut-être avons-nous fait trois cents mètres aujourd'hui. Il est 17 heures. Au pied d' une belle tour, voici un emplacement de bivouac à ne pas manquer. Un piton ici, un piton là, pour suspendre le matériel et pour nous assurer même pendant la nuit. Nous déballons prudemment les sacs de couchage, les vestes de duvet, le réchaud, la nourriture. Qu' il va être bon cet arrêt prolongé! Il y a bien dix heures que nous ne nous sommes plus assis.

Le réchaud chuinte, les choucas ne tournoient plus autour de nous. Une dernière tache de soleil s' attarde contre la face ouest des Drus, les petites bennes de la traversée Aiguille du Midi—Pointe Heilbronner sont arrêtées. C' est l' heure bleue de la première ombre. C' est aussi le froid mordant d' un crépuscule hivernal.

Vendredi, vers 8 heures, la chaleur du soleil nous réveille doucement. Nous retardons le moment de sortir de nos sacs de couchage... nous prendrons le petit déjeuner dans les duvets. Sous les fesses, une fine couche de mousse synthétique nous a isolés parfaitement du sol glacé. Nous devons quitter toute cette chaleur pour reprendre, encore engourdis, les gestes de l' escalade. Un peu maladroits, nous grimpons sur le fil de l' éperon, puis le quittons et le reprenons pour arriver à une brèche où se précipite un vilain petit courant d' air. Steph taille une courte traversée en glace et atteint un mur de rocher vertical. C' est peut-être la sixième longueur de la journée. Au-dessus, sur le fil de l' éperon, un grand replat enneigé. Il est 14 h 30, le soleil a tourné.

Nous posons les sacs, ouf! J' ai l' impression de grandir! La suite? Un grand ressaut très raide; trouverons-nous plus haut un si bon bivouac? Nous logerons ici cette nuit et comme il est encore tôt, Steph va équiper le premier ressaut du lendemain. Tout en assurant, je rêvasse... Oui, ils sont nombreux ces grands garçons tels que Steph à suivre leur idéal: la montagne. Ils préfèrent vivre chichement en ne travaillant qu' une partie de l' année et avoir juste le temps et l' argent nécessaires pour faire ce qu' ils aiment... Les obligations viendront assez tôt et les rhumatismes aussi. Tout de même, à 23 ans on ne peut penser sérieusement à la retraite, aux congés payés. Evidemment, s' ils gravissaient avec acharnement les degrés de l' échelle sociale, peut-être seraient-ils mieux considérés, tandis qu' ils préfèrent la haute voltige sur les échelons de leurs étriers. Leur ambition ne nuit à personne et reste saine.

Quatre mètres de corde.

- Ohé! Steph! cherche un relais! Il fait froid à rester immobile.

Un avion passe, le silence vibre. Maintenant, la corde est fixée 80 mètres plus haut. Steph redescend sur les jumars. J' ai froid et je me plonge voluptueusement dans les duvets. En bas sur le glacier une caravane de sept alpinistes se dirige vers la Fourche. Seraient-ce les Tchèques qui vont continuer leur voie directe commencée l' été dernier sur la face est du pilier d' Angle? Tiens! des traces vers le couloir du Diable. Que d' animation! L' alpinisme hivernal est entré dans les mœurs.

Dans le sac de bivouac, nous recommençons les gestes de la veille. Sur le réchaud, du bouillon, du thé, puis du bouillon, puis encore du thé accompagné de fromage aux herbes, d' amandes, de chocolat, de dattes, menu varié riche en calories. Les sacs de couchage sont encore humides de la nuit précédente à cause de la condensation dans le sac -le bivouac, et pourtant nous avons relativement chaud.

Nos pieds se refroidissent plus vite que la veille. Au milieu de la nuit, nous faisons du thé pour nous réchauffer et, stupéfaction! venant de Torino, des lampes avancent sur le glacier. Ça a l' air d' être une cordée qui va au couloir Gervasuti, comme en été. Il est une heure du matin, et nous rentrons la tête dans les plumes jusqu' au prochain réveil. Nous sommes chatouillés sur le visage par le givre qui tapisse l' intérieur du sac de bivouac et nous tombe dessus. Nous nous rendormons pour attendre le soleil levant.

Samedi 28 février: les premiers skieurs de la vallée Blanche glissent au pied des montagnes, s' arrêtent et les contemplent. Nous regardons les skieurs... sans envie. Le grand ressaut rougeâtre est pénible. Steph grimpe sans gants. J' ai gardé les miens et les coince souvent dans les mousquetons. Quatre longueurs de IV et V en granite, un matin d' hiver, à presque 4000 mètres, c' est essoufflant!

Il me semble que le grand sérac dominant le couloir Gervasutti se rapproche. Nous sommes plus haut que le sommet du pilier Martinetti à notre droite. Notre pilier va-t-il enfin se coucher? Steph, de toutes ses forces, pitonne maintenant de l' A I, en été peut-être du V... Ciel! Qu' ils sont durs à récupérer, ces pitons! Qu' on ne me parle pas de l' égalité des sexes!

- Relais, ça se couche! me crie Steph plus haut, et je le rejoins par un dièdre difficile qui débouche sur une arête enneigée, limite entre l' ombre et le soleil. Au relais, je me retourne comme devant l' âtre d' une cheminée. Encore une longueur aérienne sur le fil. Mon compagnon marche avec des gestes de danseur de corde et fait un nouveau relais. La suite, je ne la vois pas et je n' entends plus Steph. Que se passe-t-il? Tout à coup, je redoute une énorme brèche à descendre qui nous ferait perdre l' altitude si bien gagnée. La corde reste immobile. Je retiens mon souffle et du regard je fais en sens inverse nos trois jours de montée... ah! mince, si ça ne sortait pas!

La corde me secoue et fait tomber mon bonnet; elle file vers le haut par grandes brassées énergiques. J' enlève l' assurage et donne tout le mou, puis me voilà partie pour quarante mètres de mystère. Au sommet d' un petit gendarme on il a posé un anneau de rappel, Steph m' attend. Mon regard plonge profondément à droite, à gauche... évidemment, s' il le fallait... De la joie pourtant dans les gestes de mon compagnon: il n' y a que cinq mètres à descendre du côté invisible du gendarme pour rejoindre la fin de l' éperon. Trois à quatre longueurs faciles qui se perdront dans les pentes de glace terminales du Mont Blanc du Tacul. Au-dessus des grands séracs brillants à notre gauche, la neige tourbillonne gaiement, seul mouvement de la montagne. Pour nous, l' explo est terminée. Notre joie intense reste silencieuse et chasse toute autre pensée.

Tout à coup, nous prenons conscience de l' ombre et du froid. Par où descendre? Par le sommet du Tacul, avec le vent qui souffle là-haut et bivouaquer dans la neige... Nous préférons perdre de l' altitude en rejoignant par les pentes de glace le sommet du pilier Martinetti. De là, nous savons que la descente est équipée de rappels et même qu' une belle terrasse bien exposée sera notre dernier bivouac. Nous nous y étalons, nous nous y éparpillons. Depuis trois jours, nous n' avons jamais eu autant de place, et depuis trois jours, pas un nuage. Nous sommes tout à notre belle réussite, égoïstement, sans pensées charitables. Demain, nous philosopherons.

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