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Les Alpes dans la litterature

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Par L. Seylaz.

Dans un conte charmant paru au début de ce siècle, l' écrivain Pierre Louys prétendait — voulant par là donner une chiquenaude aux apôtres par trop exaltés du progrès — que la cigarette fût la seule volupté nouvelle que la civilisation moderne, avec tous ses raffinements, ait ajoutée à celles de l' anti. Pierre Louys n' était pas alpiniste, sinon il aurait pu mentionner aussi les joies que la montagne procure à nos générations, joies que l' antiquité et les dix-huit premiers siècles de notre ère n' ont pas connues, ni même pres-senties. Car l' alpinisme est chose toute moderne. C' est l' un des faits sociaux les plus extraordinaires du 19e siècle. Ed. Rod, essayant de le définir, y trouve « quelque chose de complexe, dont l' explication est malaisée: c' est un goût, une passion, un sentiment, un sport, une mode, une manie, une industrie tout à la fois ». Il aurait pu ajouter: c' est encore une maladie moderne et un remède.

Mais, direz-vous, il ne s' agit pas d' alpinisme; il s' agit des Alpes dans la littérature. Or, si l' alpinisme est chose toute moderne, les Alpes se sont toujours dressées à l' horizon de l' Europe, aussi hautes, aussi belles, aussi brillantes aux yeux des premiers âges de l' humanité qu' à ceux de notre génération. Cela est incontestable; mais non moins incontestable un fait dont j' ai pu, au cours de cette longue randonnée à travers cinq siècles de littérature, éprouver la vérité. C' est celui que Schopenhauer a exprimé dans le célèbre aphorisme: le monde est ma représentation. Oui, les Alpes étaient là, mais les regards de centaines de millions d' hommes se sont posés sur elles, durant des millénaires, sans les voir. Pour voir une chose, il faut l' amour; sans amour on se détourne. Les générations ont passé devant les Alpes, comme elles ont passé devant la mer, devant les cathédrales de France, devant les monuments de l' antiquité, sans en voir ni sentir la beauté. Tels les paysans de Grèce ou d' Asie Mineure brisant à coups de marteau les épaules des statues pour en faire de la chaux, tels les moines d' un couvent du Mont Athos enveloppant leurs olives et leur fromage dans les feuillets d' anciens manuscrits ornés d' inestimables miniatures. Durant des siècles, les Alpes n' ont été, aux yeux des peuples, qu' une région hostile, inutile, et sans intérêt. Loin d' exercer un attrait, le paysage alpestre inspirait aux hommes une répulsion invincible, était fui comme un danger et une laideur. Pour qu' on cessât de les ignorer, il fallait que des nécessités impérieuses — guerres, pèlerinages, commerce, politique — obligeassent à les franchir. Alors elles apparaissaient comme une barrière redoutable, pleine d' embûches et de périls réels ou imaginaires. Les malheureux obligés de traverser la chaîne ne s' y engageaient qu' en tremblant, et ne respiraient qu' une fois de l' autre côté. Au cours de ces passages, ils ne voyaient que précipices affreux, dragons menaçants, et ne jetaient qu' un coup d' œil effaré aux cimes environnantes. Ils ne les distinguaient pas, ne les discernaient pas; tout cela était pour eux montagnes maudites. La preuve est qu' ils n' en parlent pas. Les nombreuses relations de voyage à travers les Alpes parlent des dangers courus, des terreurs éprouvées, mais on y cherche en vain le nom d' une sommité, la description d' un panorama, et le moindre sentiment d' admiration.

Voyez J. J. Rousseau lui-même, à qui l'on attribue l' honneur d' avoir mis à la mode les paysages alpestres. Jusqu' à l' âge de seize ans, il vagabonde autour de Genève, séjourne à Bossey, à Chambéry, et pourtant il ne nomme pas le Mont Blanc dans ses Confessions. Plus tard il s' éprend des rives du Haut Lac, il place à Clarens les héros de la Nouvelle Héloïse, il fait déclamer St-Preux sur les rochers de Meillerie, mais pas un mot de la Dent du Midi, qui est pour nous l' élément essentiel du tableau. « Je n' ai rencontré nulle part paysage plus enchanteur », déclarait, à Montreux même, le célèbre voyageur Tavernier. Mais en disant cela, il tournait le dos à la Dent du Midi.

Veut-on d' autres exemples? En 1762, le fameux aventurier Casanova vient faire visite à Albert de Haller, qui résidait alors au château de Roche. Le site de Roche est d' une grandeur saisissante: par delà vingt kilomètres de landes marécageuses, qui s' abolissent dans une brume bleutée, le regard, contenu entre deux longues murailles abruptes, est attiré et comme captivé par la silhouette éblouissante et majestueuse de la Dent du Midi. Casanova passe trois jours en face de ce merveilleux panorama sans voir la Dent du Midi. Et voici encore plus fort: Wyndham et Pocoke, les deux Anglais qui firent, en 1741, la première excursion touristique à Chamonix, ne mentionnent pas le Mont Blanc dans la relation de leur voyage.

Ainsi donc cet attrait des cimes qui sera l' un des traits caractéristiques du 19e siècle est encore absent au milieu du dix-huitième. On le verra pointer, vers 1770, chez quelques précurseurs. Il fermentera sourdement, jusqu' en 1850, au cœur d' un nombre croissant d' individus d' élite. Il n' ose encore s' affirmer ni s' afficher, et se dissimule sous quelque prétexte scientifique, artistique ou social. Le goût du siècle précédent, son horreur pour la nature brute et sauvage, domine encore l' Europe. Les amants de l' Alpe doivent en quelque sorte justifier leur admiration pour elle et les visites qu' ils lui font par un utilitarisme quelconque: étude de la géologie, de la botanique, de la faune, des phénomènes atmosphériques ou glaciaires. Concurremment à cette passion sincère, la mode et les tendances politiques et sociales de l' époque vont amener aux Alpes, par le canal du sentiment, un autre flot d' admira. Pour ceux-ci, la montagne sera le temple de la liberté et de la pureté des mœurs, l' asile où l' âge d' or a pu se perpétuer.

A partir de 1850, les pionniers de l' alpinisme naissant portent de rudes coups — au moyen de leurs haches qui vont bientôt s' appeler piolets — à la digue qui retenait les instincts de conquête. D' un bout à l' autre de la grande chaîne l' assaut est livré. Les replis les plus cachés des Alpes, les vastes cirques glaciaires voient, pour la première fois depuis toute éternité, des pistes d' hommes couper leurs neiges immaculées; il ne se passe presque pas de jour, durant la belle saison, qu' un cri de victoire ne vienne ébranler l' air des hauts sommets, et que leur crête déchiquetée ne se couronne d' un cairn. C' est Tyndall, Kennedy, Forbes, Whymper, Adam Reilly, Leslie Stephen. C' est la fondation de l' Alpine Club, puis du C.A.S. et de dix autres associations analogues. Par la brèche ouverte, c' est l' afflux toujours plus dense, c' est la ruée vers les Alpes de masses de plus en plus compactes, plus profondes, une sorte de pulsation rythmique qui, en certaines saisons et certains jours de la semaine, jette, avec une force irrésistible, des millions de touristes et d' alpinistes vers les cimes. Et c' est enfin l' audace des grimpeurs croissant avec leur nombre, les progrès réalisés dans la technique alpine, qui font entreprendre à de jeunes hommes énergiques, et mener à bien, des ascensions jugées impossibles il y a trente ans.

Snobisme! Folie dangereuse! crient les gens rassis.

Des snobs! certes il y en a; mais moins qu' on ne le croit dans les sphères étrangères à l' alpinisme. Un enthousiasme simulé ne résiste pas longtemps aux dures fatigues de la montagne. C' est une force autrement puissante qui pousse vers les cimes, année après année, malgré les défaites, les déboires, les expériences douloureuses, les privations de toutes sortes, un nombre sans cesse accru de grimpeurs et de touristes. Quelle est cette force mystérieuse? A quelle source s' abreuve et se renouvelle cette passion?

La réponse à ces questions, je crois la trouver dans le statut de fondation de l' Alpine Club, créé, dit sa charte, en vue de développer le goût de l' aventure le principal, et peut-être l' unique secret de cette attirance. Le goût de l' aventure! Les siècles révolus lui fournissaient d' amples satisfactions. Aux temps où la vie elle-même était déjà une aventure, il y avait les croisades, les innombrables expéditions guerrières. Puis sont venues les grandes découvertes de la Renaissance, les continents nouveaux à explorer, à conquérir, les colonies à créer. Mais avec le développement de la civilisation moderne en Europe, l' industrialisation progressive de tout métier, l' extension formidable de la vie urbaine, avec les tendances à la standardisation et au taylorisme qui s' affirment et s' imposent de plus en plus, l' homme de la fin du 19e siècle s' est vu enfermé dans une voie d' activité toujours plus étroite, plus spécialisée, partant plus monotone, et qui excluait toujours davantage la fantaisie, l' initiative, l' aventure en un mot.

Où voudriez-vous que l' homme d' aujourd, l' employé de bureau, le banquier, le négociant, le professeur, l' ouvrier d' usine, où voudriez-vous qu' il satisfasse à ce besoin, à ce goût de l' aventure? Or tout homme garde au fond de son être des énergies latentes, des forces primitives souvent inemployées, des besoins ataviques de lutte, de domination jamais complètement endormis. Tel événement, en libérant ces puissances obscures, en déchaînant ces instincts inassouvis, révèle chez le plus raisonnable un être insoupçonné. On l' a bien vu lors de la dernière guerre. Ces réserves de force, d' énergie vitale, ne peuvent pas être toutes détournées, canalisées au profit de l' activité manuelle ou intellectuelle. Chez l' homme de notre civilisation policée, asservi au train-train journalier de sa tâche parfois médiocre, elles demeurent inutilisées. La montagne leur fournit l' occasion de se manifester, de s' exercer. Adresse, vigueur, endurance, volonté de surmonter l' obstacle, appétit de vaincre, instinct de lutte, tout cela se réveille. De là vient chez l' alpiniste cette délicieuse sensation de plénitude de vie qu' il éprouve au cours d' une ascension. Plus l' escalade est dure et difficile, plus le grimpeur a dû faire appel à toutes les réserves de son énergie, plus aussi cette impression est forte. Une fois la victoire remportée, le sommet atteint, les muscles contractés par l' effort se détendent, la volonté roidie pour durer et vaincre se repose, et l' alpiniste se sent envahi par une sorte d' harmonie; il sent que l' équilibre est rétabli entre ses forces physiques et ses forces psychiques. Toutes les autres joies qu' il éprouve à la montagne, et dont la riche gamme va des plaisirs sensoriels les plus grossiers aux joies affectives et artistiques les plus délicates, ne font que compléter, renforcer cette joie primordiale, essentielle que j' ai essayé d' analyser.

Voilà pourquoi la passion de la montagne est aussi un remède. Elle constitue un exutoire, une soupape à certains instincts primitifs. Elle permet à l' homme moderne, trop spécialisé, trop limité dans son activité, de se retremper dans l' exercice de ses forces profondes, et comme Antée, de repuiser, dans le contact avec cette rude nature, une vie nouvelle en opérant une manière de transfusion de ses énergies.

Si le goût pour la montagne n' apparaît guère d' une façon marquée avant la fin du 18e siècle, on le voit néanmoins percer, au 16e siècle, en pleine Renaissance, chez certains esprits originaux du temps. Tout d' abord chez Léonard de Vinci, qui ne fut pas seulement un grand peintre, mais encore ingénieur en balistique, en hydraulique, et qui avait pressenti l' alpinisme aussi bien que l' aviation. Les chroniques racontent qu' il fit plusieurs ascensions, dont l' une serait celle du Mont Viso. C' est aussi le savant Conrad Gessner, professeur de grec à l' académie de Lausanne que les Bernois venaient de fonder. En 1555, il fait l' ascension du Pilate; dans une lettre à son ami le médecin Huber de Zurich, il narre son excursion et décrit les plaisirs de la montagne, qu' il oppose aux voluptés et aux raffinements du luxe, et qu' il déclare être les plus parfaits, les plus honnêtes, les plus grands que l'on puisse trouver dans le reste de la nature.

En 1580, les guerres de religion tirant à leur fin, le seigneur Michel de Montaigne se décide à entreprendre un voyage à travers l' Europe et jusqu' en Italie, autant pour les besoins de sa santé — il souffrait de la gravelle — que pour satisfaire son inlassable curiosité. Il s' arrête aux eaux de Plombières, puis aux bains de Bade, continue par Zurich, Schaffhouse, la Bavière, le Tyrol, passe en Italie par le Brenner, puis, au bout d' une année, rentre en France par le Mont Cenis. Il note au passage maintes particularités sur les mœurs des Souisses, comme il les appelle, ces Souisses qui ont des vitres à leurs fenestres, qui balaient leurs planchiers et qui, chose plus remarquable encore, se servent à table de cuillers et de couteaux. « Jamais Souisse n' est sans couteau, duquel ils prennent toutes choses, et ne mettent guière la main au plat. » Voyons-le en face des Alpes: « Le samedy, bon matin nous partismes, et après avoir monté une petite montaigne d' une heure de chemin, nous nous engouffrâmes tout à fait dans le vantre des Alpes, par un chemin aysé et commode. » Il descend la vallée de l' Inn: « Sur nostre costé nous découvrismes dans une montaigne de rochiers un crucifix en un lieu où il est impossible que nul homme soit allé sans l' artifice de quelque corde, par où il se soit dévalé d' en. » Il s' agit de la Martinswand, à trois lieues d' Innsbruck. Ici ce n' est plus seulement l' esprit de chercherie de Montaigne qui se met en campagne, mais on voit pointer l' esprit de grimperie. La remarque de Montaigne ne vous rappelle-t-elle pas, alpinistes mes frères, ce qui nous est arrivé à tous au retour d' une campagne d' ascensions. Du vagon ou de la voiture qui nous ramène à la plaine, nous scrutons les rochers qui bordent la voie; notre œil suit les fissures, recherche les prises, et notre esprit poursuit le problème de l' escalade de la paroi. Je prétends qu' il s' en est fallu de peu que la corporation des alpinistes ne puisse compter, parmi ses précurseurs, l' immortel auteur des Essais. Mais à ce moment les pierres le tourmentaient trop pour lui laisser loisir de s' attaquer aux rochers.

Le 26 octobre, il est au Brenner ( 1370 m .) et il dicte le même soir à son secrétaire: « II y a une extrême sûreté en tous ces passages, et sont extrêmement fréquentés... Nous y eusmes, au lieu du froid de quoy on décrie ces passages, une chaleur quasi insupportable... M. de Montaigne disait qu' il s' était toute sa vie meffié du jugement d' autruy sur les commodités des pays estrangiers... et avait faict fort peu d' estat des avertissemants que les voïageurs lui donnoient: mais en ce lieu il s' esmerveilloit encore plus de leur bêtise, aïant et notament en ce voïage, ouï dire que l' entre des Alpes en cet endroit étoit plein de difficultés, les mœurs des hommes estranges, chemins inaccessibles, logis sauvages, l' air insupportable. Quant à l' air, il remerciait Dieu de l' avoir trouvé si dous... mais que, du demourant, s' il avait à promener sa fille, qui n' a que huit ans, il l' aimerait autant en ce chemin qu' en une allée de son jardin. » C' est ainsi que Montaigne répond aux exagérations des voyageurs du temps, à Jacques le Saige et au Seigneur de Villamont, qui faisaient des descriptions fantastiques de la traversée des Alpes. Ce n' est pas à lui qu' on en fera accroire. Il observe tout et juge de tout sainement, avec son bon sens et sa raison. Le 2 novembre de l' année suivante, il passe le Cenis: « La montée est de deux heures, pierreuse et malaisée à chevaus qui n' y sont accostumés, mais autrement sans hazard et difficulté. Au dessus du mont, il y a une plaine de deus lieues, plusieurs maisonettes, lacs et fonteines; point d' arbres, oui bien de l' herbe et des prés qui servent en la doulce saison. Lors tout était couvert de nege. La descente est d' une lieue, coupée et droite, où je me fis ramasser à mes mesmes marrons. » La « ramasse » était une sorte de traîneau que les marrons, guides spécialisés du Mont Cenis, employaient pour descendre les pentes enneigées du col. Elle se composait d' un fagot de branches de genêt. Le guide se mettait devant, le voyageur s' installait derrière, à califourchon, tenant une cordelette en ses mains. Il nous est parvenu plusieurs récits effrayants de ce mode de locomotion. Montaigne l' apprécie par cette phrase brève et éloquente: « C' est un plesant badinage, mais sans hazard — c' est à dire sans danger — aucun.»Ce goût pour les choses de la montagne, que nous venons de voir s' an, bien timidement il est vrai, disparaît jusqu' au milieu du 18e siècle. La prédominance de la règle et de la culture classiques ne le laisse percer nulle part. En 1760 Buffon déclarera encore: « La nature brute est hideuse et mourante. » Il va réapparaître vers cette époque, confondu et presque noyé dans le courant des tendances sociales, philosophiques et politiques qui aboutissent à la révolution. Qu' est que la montagne peut avoir de commun avec la politique? C' est que l' Europe commence à être fatiguée du joug de la règle classique, de la monarchie absolue, de la vie élégante, policée et factice de la cour. Les écrivains sont les premiers à réclamer pour l' individu le droit de penser, de vivre, de s' organiser à sa guise. J. J. Rousseau donna une voix à ces aspirations inconscientes par son Discours sur les sciences et les arts ( 1750 ). La contrainte que l' Etat et les conventions sociales faisaient peser sur l' individu étant jugée intolérable, on vantera la manière de vivre des peuples qui ont réussi à échapper à cette double autorité; les mœurs des peuples montagnards, des habitants des Alpes surtout, seront donc regardées et célébrées comme celles de l' âge d' or.

Il est convenu, avons-nous dit, d' attribuer à Rousseau l' honneur d' avoir mis à la mode les paysages alpestres. Nous lui rendrons tout à l' heure ce qui lui est dû; mais il faut marquer qu' il ne fut pas le premier. Il ne fit qu' ense un terrain préparé par d' autres. Nous voulons parler surtout de Albert de Haller. Son poème les Alpes ( 1732 ) eut un succès et un retentissement extraordinaires. Il fut immédiatement traduit dans toutes les langues civilisées, à commencer par le français, et n' eut pas moins de trente éditions du vivant de l' auteur. Il créa en Europe, en France tout particulièrement, une profonde impression, et exerça sur les idées une influence décisive. Ce morceau, où les intentions morales l' emportent sur l' élément descriptif, n' est qu' une paraphrase du vers fameux de Virgile: O foriunatos agricolas; il peut se résumer en deux mots: les Alpes, terre de liberté et asile de l' âge d' or. De Haller y chante moins les Alpes que les mœurs de leurs habitants; mais l' esprit trop farci des églogues virgiliennes, il a vu tout en bleu, ou tout en rose. Ses montagnards sont des anges de pureté, de douceur, de bonté, de désintéressement. C' est affreusement conventionnel, et le fleuve mielleux de ces longues strophes nous écœure aujourd'hui. Toutefois, le dix-huitième siècle n' en jugeait pas ainsi et s' y abreuva à longs traits.

Au point de vue sinon de l' alpinisme, tout au moins du goût pour la montagne qui l' a précédé, le poème de A. de Haller fut un événement capital au 18e siècle. Il a fait vibrer une corde nouvelle de la sensibilité humaine. Pour la première fois il opposait la nature à la culture, c'est-à-dire à la civilisation, à l' idéal classique traditionnel. Il a ouvert le chemin à Rousseau et a créé l' ambiance, l' atmosphère favorable où les phrases éloquentes et frémissantes de la Nouvelle Héloïse allaient bientôt retentir si profondément. Il a fait entrer les Alpes dans la littérature européenne.

Néanmoins, à y regarder de près, ce ne sont pas les descriptions alpestres du roman de Rousseau qui ont soulevé cet enthousiasme, mais bien plutôt la conception idéaliste de l' amour qu' il apportait à la société du dix-huitième siècle, rouée et frivole, sceptique et dépravée, railleuse de toute émotion. Les lecteurs ont englobé dans leur engouement le cadre avec le tableau. Les déclarations brûlantes de Julie et de Saint-Preux, on venait les relire au pied des rochers de Meillerie. Tout le cirque des montagnes environnantes fut éclairé de ces flammes et reçut sa part d' admiration. C' est par le sentiment que les Alpes ont pénétré dans la littérature.

Car Rousseau, il faut bien le dire, fut un piètre montagnard. Il a traversé les Alpes à plusieurs reprises, par le Cenis, par le Simplon, il prétend avoir séjourné dans une haute vallée du Valais, mais on cherche en vain dans toute son œuvre la silhouette d' une cime, le reflet d' un glacier. On connaît son idéal d' un beau paysage: « Il me faut, dit-il, des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux à monter ou à descendre, des précipices qui me fassent bien peur. » Cela n' est pas nécessairement les Alpes. Point n' est besoin de monter bien haut pour trouver ce pittoresque. La montagne de Rousseau, c' est l' Ile de St-Pierre, les falaises de Meillerie, les gorges de l' Areuse. Les bosquets de Clarens, le défilé du Pas de l' Echelle, répondent mieux à son idéal que les nobles cimes du Valais ou de l' Oberland bernois. A-t-il seulement vu, pendant son séjour à l' Ile de St-Pierre, ou lorsqu' il débouchait du Val de Travers par la route de Rochefort, a-t-il vu l' incomparable panorama des grandes Alpes neigeuses se dressant à l' horizon. On peut en douter, il n' en dit pas un mot. Etrange de la part d' un amant de la montagne! L' amour n' est pas aveugle à ce point.

Quoi qu' il en soit, à partir de 1760, les Alpes et les bergeries sont furieusement à la mode en France. Le conte de Marmontel, la Bergère des Alpes, fait pleurer d' attendrissement. On en tire une opérette-pastorale que tout Paris va entendre. Si Boucher ne se lasse pas de reprendre le sujet qu' il orne de toutes les grâces enrubannées de son pinceau, c' est que les commandes affluent. Le poète Ducis, dans une ode dédiée au roi de Sardaigne, apostrophe les « rochers majestueux perdus dans les nuages », et « s' élève avec eux par delà les orages ». Quant à Delille, il commence une de ses pièces par cette autre apostrophe pleine d' à:

« Salut pompeux Jura! terrible Mont-Envers! » Mais quelles Alpes! et quelles bergères! Celles-ci sont celles du Petit Trianon; quant aux Alpes, on les représentera désormais par des rocailles dans les jardins.

Les effets de cette mode se rencontrent jusque dans l' œuvre d' André Chénier. Il avait fait, lui aussi, son voyage en Suisse. Il dédia à ses compagnons de route la XXXIX Elégie, qui s' ouvre par une invocation au Hasly.

Il est amusant de rapprocher de Rousseau le Doyen Bridel, qui fut à la fois son adversaire et son disciple. L' austère pasteur de d' Oex détestait en Rousseau le sophiste, le déiste du Vicaire Savoyard, le romancier qui mettait l' amour au-dessus des lois. Cependant il professait les mêmes opinions sur la société, et nourrissait, touchant la pureté des mœurs montagnardes et les vertus régénératrices de la nature, les mêmes illusions aveugles et généreuses. Car ces hommes, en dépit de l' opposition de leurs doctrines et de leurs croyances, ne laissaient pas d' exprimer les aspirations confuses de leur siècle; ils étaient les porte-parole de leur génération. Bridel a beaucoup écrit. Chacun des treize volumes du Conservateur Suisse contient quelque description alpestre, quelque relation de voyage à travers les Alpes, qu' il connaissait fort bien. Il fut le premier à célébrer le joli lac Lioson. Toutefois, sa réputation d' écrivain n' a guère dépassé les frontières de notre pays, et son œuvre ne compte pas dans la littérature française proprement dite.

Tel fut aussi le sort de Senancourt. Il est resté méconnu dans son propre pays, et son livre Obermann, le roman de l' homme supérieur que sa grandeur même isole du reste de l' humanité, passa à l' époque presque entièrement inaperçu. A plus forte raison n' est jamais cité dans la littérature alpestre. Il contient pourtant, outre de fort belles pages, à la fois justes, précises et poétiques, sur les rives du Léman, sur Thièle et les marais du Seeland, le premier récit d' ascension que l'on recontre dans la littérature française d' imagination. Senancourt s' était fixé pour quelques semaines dans une maison de campagne près de Choëx, sur les premières terrasses du plateau de Vérossaz. C' est de là qu' il partit un beau matin pour tenter l' ascension de la Dent du Midi par le versant de St-Maurice. Ne sourions pas trop de constater qu' il s' est arrêté au pied du pic terminal, là où commence aujourd'hui l' escalade proprement dite. Le fait d' être parvenu, seul, à plus de 2500 m ., est déjà méritoire pour l' époque. Ce qui est plus remarquable encore, c' est le sentiment très juste des joies de l' alpinisme que l'on rencontre dans son livre.

Tous les grands écrivains de l' école romantique se sont approchés des Alpes et les ont parcourues, mais le résultat littéraire de ces rencontres est plutôt décevant1 ).

Voici d' abord Chateaubriand. Ce Breton était plus apte à comprendre la mer aux larges horizons, les vastes solitudes du Nouveau Monde, que les Alpes. La première fois qu' il vient à Chamonix, il se sent diminué, écrasé par le Mont Blanc. « Ces lourdes masses, dit-il, ne sont pas en harmonie avec les facultés de l' homme et la faiblesse de ses organes. » Cet orgueilleux ne savait admirer ce qui le dominait. Ne pouvant s' élever à la hauteur du géant, il feint de le mépriser et croit s' en tirer par une pirouette de clown: « Quelle est cette montagne qui me cache l' Italie? » Plus tard, sur le lac de Lucerne, il lance aux monts impassibles cette apostrophe où perce sa vanité blessée: « Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous. Je la peindrais bien encore, la nature, mais pour qui? Qui se soucierait de mes tableaux? » Quant au grand Hugo, il fait dans les Alpes tout aussi piètre figure. Comme tout le monde, il fait le voyage de Chamonix, avec l' inévitable traversée de la Mer de Glace. Ce fut presque un drame, dont Madame Hugo nous a gardé le souvenir: « Le guide de M. Hugo se trompa de sentier et l' aventura sur une langue de glace entre deux fentes qui se rapprochaient de pas en pas. La langue devint bientôt si étroite que le guide s' inquiéta, mais il ne voulut pas s' avouer en faute et alla de l' avant, disant que la route allait s' élargir; elle se rétrécit encore et ne fut plus qu' une mince tranche entre deux abîmes. Le guide saisit la main de M. Hugo et lui dit: ,Ne craignez rien! ' mais il était tout pâle. A quelque distance de là, une des fentes cessait et la banquette rejoignait un plateau... mais il n' y avait pas place pour deux de front; le guide n' avait qu' un pied sur le niveau et marchait de l' autre sur la pente glissante du gouffre. Le jeune Suisse, au reste, ne bronchait pas. Après quelques secondes qui parurent des quarts d' heure à M. Hugo, le guide put enfin le hisser en lieu sûr. » Mais le poète avait eu une belle peur, et il inscrivit sur le carnet de son guide: « Je recommande Michel Devouassoud, qui m' a sauvé la vie. » Ne vous semble-t-il pas entendre une première version du Voyage de M. Perrichon, avec cette différence que Labiche plaisantait, tandis que Hugo est terriblement sérieux. Son récit, car c' est lui qui l' a dicté à Madame Hugo, me rappelle le mot de ces Parisiens rentrant d' un séjour à Chamonix et racontant leurs prouesses au Mont Blanc. « Ah! vous êtes montés au Mont Blanc. Oui, mais nous ne sommes pas allés au sommet, car le guide a dit que le temps n' était pas sûr; nous sommes allés jusqu' au Montanvers. » En 1839, Hugo visite le lac des Quatre-Cantons. De sa chambre d' hôtel, à Lucerne, il entend par la fenêtre ouverte un bruit de clochettes. « Ce sont, écrit-il, les vaches et les chèvres qui errent en secouant leurs grelots dans les pâturages aériens du Righi et du Pilate. » A ce compte, on pourrait entendre de Neuchâtel les sonnailles des troupeaux du Moléson!

A la vue de la croupe verte et boisée que présente le Righi du côté de Kûssnacht, il note: « Devant moi se dresse le Righi, sombre et immense muraille à pic. » Au sommet de cette montagne, car il y est monté enfin, Hugo reste un instant saisi par la magnificence du panorama; il en fait une belle description, mais sa manie de grandiloquence le reprend bientôt: « C' est horrible et c' est beau tout à la fois; ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux... Je me retournai, cherchant un témoin sublime à ce sublime spectacle... O abîme! il y avait en effet un témoin!... Les Alpes étaient le spectacle et le témoin était un crétin. » Ceci l' amène à proposer une théorie inédite et audacieuse sur les causes du crétinisme: « En présence de ce spectacle inexprimable, on comprend les crétins dont pullulent les Alpes et la Savoie. Il n' est pas donné à toutes les intelligences de faire ménage avec de telles merveilles. » C' est aux Alpes qu' il emprunte une de ses métaphores les plus abracadabrantes. Parlant, dans les Misérables, de l' amour de Marius et de Cosette, il écrit: « C' était cet ineffable et premier embrassement de deux virginités dans l' idéal: deux cygnes se rencontrant sur la Jungfrau. » Dans l' immense œuvre poétique de V. Hugo, une seule pièce, le Régiment du baron Madruce, de la Légende des Siècles, a été directement inspirée par les Alpes. La place me manque pour citer les passages caractéristiques de ce morceau, dont je ne veux relever que ces deux vers:

A l' ombre de Melchthal, à l' ombre du Mont Rose, Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement.

Désormais nous voilà classés. Quoi que nous puissions dire, quoi que nous puissions faire, pendant plus d' un siècle, dans l' esprit de beaucoup de Français, nous sommes restés, ceux d' entre nous du moins qui ne sommes pas devenus crétins à contempler les Alpes, nous sommes restés une peuplade de pâtres vivant dans des chalets au bord du glacier, nourris de gruyère d' Emmental, et occupant notre temps, quand nous ne sommes pas en train de traire nos vaches, à souffler du cor des Alpes.

Sainte-Beuve, lui non plus, ne sort pas grandi de son contact avec les Alpes. En 1837, il fait un séjour à Aigle, chez Juste Olivier. Celui-ci rêvait alors d' une école de poésie inspirée par l' Alpe. Les premiers essais de Fred. Monneron, de H. Durand, jeunes poètes trop tôt disparus, nourrissaient ses espoirs. La visite de Sainte-Beuve est une occasion inespérée d' attirer l' atten du grand public français sur cette jeune poésie alpestre. Mais il faut d' abord convaincre le critique, et, pour qu' il soit à même d' apprécier cette poésie, lui faire goûter les charmes de la montagne. Olivier le conduit donc aux Agites. L' enthousiasme du critique reste tiède; il faut l' emmener plus haut. Olivier l' entraîne alors par la Chaux Thompey jusqu' à la brèche entre les Tours d' Aï et de Mayen. Belvédère incomparable. Mais lorsque Sainte-Beuve y parvient, suant, soufflant, maugréant, tremblant de peur, il frappe du pied et s' écrie avec colère: « Non, non, ce n' est pas là vivre! » Deux jours plus tard, à quelques pas du lac Lioson qu' Olivier, tenace, veut à toute force lui faire admirer, il refuse carrément de faire un pas de plus.

Sainte-Beuve remercia son hôte par un sonnet aussi rocailleux que le sentier des Agites, et qui n' ajoute rien à sa mince gloire poétique. Toutefois cette visite a produit, indirectement, un des plus beaux chants de l' Alpe. Parlant dans un de ses Lundis de la jeune école poétique romande, Sainte-Beuve avait écrit: « Tout Suisse porte en son cœur un ranz éternel. » Cette parole a inspiré à Eugène Rambert la poésie intitulée Lioba.

D' où nous vient-il ce vieux refrain! Qui fait pleurer, qui fait sourire? D' où nous vient-il? Que veut-il dire? Ce ranz naïf, grave et serein: Lioba! Lioba!

A suivre. )

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