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Les merveilles des Grisons à skis

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Par Henri Béguin.

6 mars 1937. Une pluie fine et pénétrante bat impitoyablement l' asphalte de la rue et lui donne un aspect triste et froid; cependant cette humidité grise n' arrive pas à ébranler ma bonne humeur; tout au contraire, mes soucis professionnels s' en vont comme se perd le son de l' immense horloge qui vient d' annoncer midi. Mes pensées étaient déjà bien loin dans la montagne où j' allais chercher la paix et des heures de bonté lorsque je pris place dans un compartiment de l' express de l' Engadine. Dès Coire un soleil radieux baignait la vallée entière. Toutes les petites stations: Thusis, Tiefencastel, Filisur, Bergün, dans leur style caractéristique ressemblant à des jouets, défilent devant les yeux du voyageur. Soudain ce fut la grande nuit: nous nous étions engagés dans le tunnel de l' Albula; mais bientôt la lumière du wagon jette ses reflets sur l' épais duvet de neige de l' Engadine. Bevers. Je sors; au ciel brillait une étoile.

Le lendemain la journée paraît devoir être superbe; c' est pourquoi de bonne heure je quitte Bevers pour me rendre aux Berninahäuser. Quelques nuages de formes bizarres jouent dans le massif de la Bernina et tentent d' envelopper les arêtes, et à peine sommes-nous descendus de wagon que les- conditions atmosphériques deviennent mauvaises; une neige fine rase les visages du petit groupe qui se rend à la cabane de la Diavolezza. La montée fut assez monotone, le brouillard étant notre seul compagnon. Pendant que nous prenons quelque nourriture au refuge, un courant d' air perce la barrière de nuages et démasque les lignes fascinantes du Palü jusqu' à la Bernina. Je suis du regard l' immense glacier de Pers jusqu' aux derniers séracs qui dans leur couleur de bleu acier brillent au soleil. Tu n' es pas dans mon itinéraire cette année, Palü majestueux; pourtant tes neiges éblouissantes, tes cimes s' élevant dans le bleu turquoise du ciel me mettent au cœur le désir de faire ta connaissance.

La descente à skis de la Diavolezza compte parmi les pistes les plus classiques des Alpes; à part le passage de l' Isla Persa qui constitue un obstacle pour bien des skieurs, le parcours est relativement facile. La neige, ce jour-là très abondante et poudreuse, permettait une descente rapide. En enlevant mes skis à la station Morteratsch, je lance un dernier regard sur le massif du Palü; un petit nuage blanc s' abattait sur la Bellavista. Je me hâte de rentrer à Bevers, où mon compagnon Werner devait me rejoindre. En effet, à l' heure fixée, je le trouve armé jusqu' aux dents de tous les objets indispensables pour un voyage dans la neige.

Lundi à 6 heures et demie nous nous trouvions prêts à partir; le thermomètre marquait —14° C; un soleil riant inonde l' Engadine que balaye le souffle de la brise. Cette grande paix matinale n' est troublée que par le bruit du train qui franchit toute l' Engadine jusqu' à Schuls-Tarasp. Le parcours le long de l' Inn est des plus jolis dans ce doux tapis de neige étincelante. Des deux côtés la vallée est flanquée de tous les « Piz » de l' Engadine et des gentils villages de Zuoz, Zernez, Sils, Fetan, etc., se réchauffant à ce beau soleil de mars. Nous avons juste le temps d' admirer le fier château de Tarasp, et tandis que notre car descend en suivant le cours de l' Inn nos regards s' arrêtent un instant sur la belle structure du Piz Lischanna. Vers 10 heures Weinberg était atteint. Avant de s' introduire dans la vallée du Samnaun, le chemin s' élève tout d' abord assez rapidement; les sacs sont lourds et il faut quelque temps jusqu' à ce que nos muscles aient compris leur devoir à accomplir; la piste devient moins inclinée, d' immenses sapins retiennent la lumière. Soudain un petit bruit de grignotage attire notre attention sur un écureuil dans son pelage brun foncé, effrayé par le craquement produit par nos skis dans la neige; il saute de branche en branche et bientôt sa belle queue en panache se perd dans le vert de l' arbre. Au fur et à mesure que nous montons, la vallée devient de plus en plus étroite, le chemin longe le Schergenbach qui sépare la Suisse de l' Autriche. De nombreux tunnels taillés dans le roc empêchent les avalanches d' attaquer la route; à chaque contour s' offrent les perspectives les plus diverses d' un tranquille tableau d' hiver. La rivière est toute proche, ses eaux cherchent leur cours sous les roches recouvertes d' une neige fraîche; cependant la vallée s' était élargie; au-dessus de nous les toits de Compatsch semblent s' écrouler sous le poids énorme de la neige. A l' extrémité du village un petit vallon part vers le nord, c' est celui de Vanal. Il faut d' abord franchir une partie très raide; entre temps le crépuscule est venu, il passe par dessus les sommets, monte toujours plus haut à la rencontre des astres. Soudain la trace dans la neige tourne vers le nord-ouest entre l' Obere et l' Untere Alp; la montée est maintenant de moins en moins inclinée. Le regard s' enfonce dans cet immense océan de neige de l' Alp Trida entourée d' un cirque de montagnes qui, à cet instant même, prenait une couleur orangée tendre en passant lentement au bleu gris. Devant nous la Skihütte Alp Trida ( 2263 m .), installée de la façon la plus confortable que l'on puisse désirer, répandant de ses fenêtres une douce lumière sur les pentes neigeuses. De Weinberg on atteint facilement cette fameuse cabane en cinq heures environ.

Nous restâmes deux jours dans ce paradis de neige qui offre aux skieurs débutants comme aux plus exigeants les plus belles parties de plaisir.

Le lendemain la gloire d' un jour merveilleux, d' un ciel sans nuages, nous mobilise de bonne heure et nous nous engageons sur la route du Greit-spitz ( 2874 m. ). Elle part directement de la cabane vers l' ouest par de jolis monticules; doucement on s' élève sur un plateau; le nombre de cimes qui s' offrent au regard augmente de plus en plus. La neige est excellente, poudreuse, brillante; un petit souffle très froid montant du Fimbertal nous reçoit à l' Äusseres Viderjoch. De ce point il suffit de longer l' arête qui conduit au sommet que nous touchons vers les 10 heures. La dernière montée est prise d' assaut; ah! quel spectacle! le panorama ne semble pas avoir de fin; le regard plonge dans le versant opposé de la montagne, vers l' immense Muttler que le brouillard cherche lentement à ensevelir; il se défend cependant, laissant ses dernières hauteurs briller dans le soleil déjà très haut; sur sa droite la pyramide du majestueux Stammerspitz lui tient compagnie. Dans le lointain des dentelles blanches, la Silvretta barre l' horizon, à l' ouest.

Ces instants sur les sommets sont incomparables; aucun murmure ne trouble la paix du cœur, l' esprit se libère, un sentiment puissant de reconnaissance élève notre moi intime. Je restais ainsi pendant quelque temps plongé dans mes pensées. Mais mon camarade se préparait à la descente, il fallait bon gré mal gré le suivre: d' autres cimes nous attendaient.

Le premier « Schuss », qui part immédiatement en dessous du sommet, nous procure une sensation exquise; c' est, rapidement franchie, une différence d' altitude d' environ 300 m ., l' élan que l'on peut développer sur cette pente est fabuleux. Des parties moins inclinées se succèdent, les skis courent toujours sans cesse dans la neige poudreuse jusqu' au bas de la montagne.

Une faible lumière grise pénétrait par la petite fenêtre du dortoir; à peine permettait-elle de distinguer quoi que ce soit au dehors. Il neigeait. Pourtant, lorsque la matinée fut avancée, ce nous fut une agréable surprise de constater que le temps était en train de prendre une tournure favorable. Un vent vif et très froid s' était levé et descendait de la montagne. Les nuages fuyaient et revenaient, quittaient les précipices pour regagner les sommets. L' arête rocheuse du majestueux Bürkelkopf fumait. Finalement le soleil triompha dans cette lutte acharnée.Vite nous préparons nos « Hickory », et comme nous dûmes, vu l' heure tardive, renoncer à l' ascension du Bürkelkopf, nous nous engageâmes dans la direction du Grübelkopf, 2897 m. Cette sommité est très facilement atteinte de l' Alp Trida en deux heures et demie; selon moi elle offre aux skieurs la descente la plus remarquable dans la périphérie de ce point de départ. Il faut tout d' abord franchir le Westliches Visnitzjoch par de grands zigzags sur une pente fort inclinée qui conduit dans le charmant vallon de Jochblaisen que l'on suit jusqu' à l' östliches Visnitzjoch. Les nuages avaient presque entièrement disparu; quelques-uns rôdaient encore dans la voûte bleue du ciel descendant sur l' alpage blanc recouvert de cette neige toute fraîche que nous traversions silencieusement. C' est ainsi que nous atteignîmes l' arête sud où nous déposons nos skis. Elle s' élève rapidement d' une cinquantaine de mètres et s' achève dans une mauvaise rocaille qu' il faut franchir avec quelques précautions. Ce petit obstacle fut cependant vite surmonté et nous gagnâmes le sommet vers les 15 heures et demie. Deux immenses oiseaux du genre des choucas s' étaient envolés avec un cri aigu. Ils montaient, montaient toujours plus haut dans l' infini par-dessus l' ombre que projette soudain sur les pentes neigeuses la grande et sombre paroi du Bürkelkopf.

De retour vers nos « Hickory » qui semblaient nous attendre avec impatience, nous nous préparâmes pour la descente qui s' annonçait merveilleuse, car, en suivant du regard les larges bases de l' Alp Bella avec sa neige poudreuse, nous pûmes facilement nous faire une idée de ce qui nous attendait. En effet cette longue glissade est de toute beauté; des parties très inclinées succèdent à des pentes plus douces pour retomber dans un vallon inconnu. O quel plaisir unique que cet élan dans le blanc irrésistible, dans cette fine neige toute scintillante! Nos bois semblent augmenter leur vitesse, toujours plus bas jusqu' au moment où le disque solaire descendit à l' horizon et se cacha derrière un grand nuage couronnant l' élégante silhouette du Flimspitz.

Un soleil radieux s' est levé et embrasse de ses rayons le cirque entier des montagnes lorsque nous passons l' Alptrider Eck pour gagner les terrasses des Planer-et-Raveischer-Salas qui nous séparent du Zeblesjoch. Il nous fallait tracer la piste, ce qui évidemment ne permettait pas d' avancer rapidement car la neige était très profonde. Tout en longeant la face sud de l' Inner Viderjoch, nous avons le loisir de contempler le merveilleux panorama des Alpes du Samnaun s' étalant devant nos yeux. Le soleil monte, chauffe; nous transpirons; cependant le passage de Zebles n' était plus éloigné; il fut traversé vers midi. Une très jolie petite descente conduit sur les bases de Vesil que l'on remonte au sud-ouest jusqu' au point 2753 m. A ce moment un vent froid et d' une force formidable se déchaîna; il venait par secousses, apportant avec lui des tourbillons de neige; parfois même il nous obligeait à nous courber afin de ne pas risquer de tomber. Le soleil disparut de plus en plus; à peine parvenait-il à glisser quelques faibles rayons à travers l' immense barrière de nuages qui collait sur les crêtes. Il fallait se hâter de fuir devant cette tempête. Soudain, après avoir contourné le Piz Davo Sassé, nous fûmes heureux de distinguer tout au fond la Heidelbergerhütte qui marquait notre étape de ce jour.

Nous étions partis du refuge; la nuit régnait encore dans toute sa majesté; elle remplissait les abîmes que la lanterne ne permettait guère de distinguer. Nous étions partis à la rencontre de l' aurore. Nos skis n' avançaient que lentement car il fallait observer toutes précautions dans cette nuit mourante. Un petit souffle sec et léger courait sur les pentes neigeuses pour aller s' écraser contre la muraille toute proche du Fluchthorn. Il nous annonçait le spec- tacle immortel de la naissance du jour. En effet les ténèbres meurent et descendent toujours plus bas pour faire place à l' aurore livrant une bataille acharnée à la nuit qui s' enfuit. La lueur grandit, passe toute la gamme du jaune au rose. Tout à coup une lumière blanche éclatante, pleine de gloire, inonde cette mer de neige, les cimes dans toute leur splendeur, elle pénètre l' âme de l' homme et la remue en l' illuminant jusque dans ses profondeurs. Homme désespéré, viens en ces lieux souverains, ne crains pas l' effort, absorbe ces puissants rayons, puise de cette lumière animante jusqu' à l' optimisme; tu en auras souvent besoin dans la vie, elle te donnera la force nécessaire pour surmonter les difficultés qui se présenteront sur ton chemin, elle t' aidera à ne pas retomber dans la nuit de la plaine. Lumière du petit jour sur les hauteurs, source de la vérité, culte solennel, prière suprême de la nature; jamais les vers de Gœthe:

Und solang Du dies nicht hast, Dieses Stirb und Werde, Bist Du nur ein trüber Gast Auf der dunklen Erde.

ne m' ont paru si vrais que pendant ce moment inoubliable. Ce jour fut réservé au repos.

Tout était tranquille dans la cabane, on y dormait encore; sans bruit nous mîmes nos affaires en ordre, et silencieusement nous nous engageâmes vers le sud à la conquête du Piz Tasna, 3183 m. Pour gagner le glacier Fenga, il y a lieu de longer d' abord l' Aua da Fenga jusque dans le fond du vallon Davo Diou. La paroi presque verticale du puissant Fluchthorn se détache dans le bleu incertain du ciel que menacent quelques nuages. Le froid est terrible, les rayons d' un soleil peu généreux ce matin réchauffent à peine nos membres engourdis. Un beau lacet marque à intervalles réguliers nos traces dans la neige abondante sur le glacier paisible; il conduit à la Fuorcla Tasna que nous laissons sur la droite. L' ombre fabuleuse provoquée par un long cortège de nuages court sur les sommets de la Silvretta orientale, l' arête de la Krone semble pleine de vie et ce jeu de la nature lui donne comme un étrange sentiment de volupté. Tandis que nous contournons une immense crevasse béante du glacier Faschalba, le temps devient de plus en plus menaçant; la cime du Tasna se cache dans une bataille de brouillards. Pourtant il faut avancer, nos traces aboutissent à l' arête rocheuse qui conduit au sommet en s' élevant très rapidement. Nous n' y avons rien vu, hélas, de cette beauté qui rend l' alpiniste heureux; mais par contre, nous assistons à la lutte redoutable des forces de la nature car le fœhn tout puissant s' était déchaîné. Il nous oblige à battre en retraite; à tout prix il faut chercher un abri malgré tous les obstacles. Nous descendons en tâtonnant la route du glacier Davo Lais; soudain un mince faisceau solaire nous permet de prendre quelques points de repère. Il faut continuer à descendre jusqu' au Tirai; nous perdons énormément de temps, car nous ne pouvons avancer qu' avec la plus grande prudence; ici, un gouffre nous guette; là, un précipice se perd dans un rideau tout gris. Enfin Tirai est atteint; cependant le regard est trompé par cette couleur uniforme qui rend toute orientation incertaine. Nous arrivons à un immense bloc de rocher entouré d' une muraille de neige très dure; quel soulagement d' y trouver un refuge si convenableQue faire maintenant? tenter la traversée du Val Laver me semble trop risqué à cause des avalanches possibles; monter à la Fuorcla Champatsch serait possible à la boussole, mais dans cette nuit de brouillard les risques sont trop grands. Attendre, passer la nuit dans ces lieux, toutes ces idées se succèdent dans mon esprit. La tempête souffle, hurle, au-dessus du rocher; mon camarade ne perd pas courage et, en dépit de notre situation peu commode, il se livre à la philosophie. Tu sais, me dit-il, que je trouve la Heidelbergerhütte internationale à sa façon, car souviens-toi qu' elle est située sur territoire suisse, qu' elle appartient à la section de Heidelberg du D. Oe. A. V. et que l'on y paye en monnaie autrichienne. Je ne puis m' empêcher de sourire et j' approuve ses réflexions.

Que se passe-t-il? est-ce que vraiment le vent déchire le mur affreux de nuages, ne serait-ce pas qu' une fata morgana qui se moque de nous? Non, c' est la vérité! Presque éblouis nous contemplons le Piz Soer sortant des nuages que les rafales chassent à toute vitesse; il semble grandir encore dans sa blancheur baignée du soleil victorieux qui nous apporte le salut. En avant! Nous ne risquons rien; prudemment nous glissons dans la neige, gravissons la pente fort raide qui conduit à la Fuorcla Champatsch. Quelle joie d' admirer l' Engadine lorsque nous l' atteignons! Au soleil du soir elle brillait d' une splendeur merveilleuse. Qui aurait cru que nous étions encore tout à l' heure prisonniers du brouillard! Vite nous enlevons nos peaux de phoque, déjà nous filons tout au long du Champatsch, l' atmo est curieusement douce, le paysage paisible, il se prépare à la nuit. Le regard reste fasciné par l' architecture autoritaire du Piz Lischanna qui lutte de beauté avec son frère le Piz Triazza. Toujours plus bas à belle allure, nous passons les premiers sapins étonnés de ces tardifs visiteurs, toujours plus bas... plus bas... se poursuit cette fuite dans la neige. Schuls. Nous y sommes! Il nous a fallu dix heures pour cette traversée; évidemment le temps horrible par moments en était la cause. Nous étions fatigués, cette étape avait marqué nos corps de sa dure empreinte.

Un groupe d' enfants aux yeux foncés et graves joue sur le pont, ce vieux pont de bois qui conduit de l' autre côté de l' Inn. Il neige, des milliers de flocons tourbillonnent autour du clocher de l' église de Schuls, le timbre sonore de l' horloge annonce lentement 13 heures alors que nous longeons le grand contour du chemin enneigé de la forêt. Soudain ce chemin s' aplanit et part tout droit dans une sorte de gorge. De lourdes traînées de brouillard se répandent paresseusement dans les ravins; un angoissant silence persiste. Une formidable avalanche avait recouvert la route, elle s' était ouvert un chemin jusqu' au fond du cours d' eau de la Clemgia, elle avait emporté dans sa coulée terrifiante tout ce qui barrait sa route; ses bras avaient saisi la forêt qui protège la vallée; des arbres dépouillés de leurs branches avaient été arrachés et projetés la tête en avant. II fallait franchir ces masses de neige serrée; je pars le premier guettant tous mouvements possibles dans la pente. A un certain endroit quelques chamois s' élancent dans cet affreux chaos à la recherche de leurs frères écrasés à jamais par ce flot mortel.

Nous continuons notre montée avec quelque mélancolie; les « Hickory » grincent; un vent terrible se faisait l' allié de la neige qui ne cessait de tomber. A peine pouvons-nous distinguer le relief de notre parcours; quel abandon, quelle solitude! Pourtant il faut avancer, les heures nous paraissent longues. Scarl ne doit plus être très éloigné. Tout à coup surgit des ténèbres une façade basse et grise, puis une seconde, puis une troisième, d' où sortait une faible lumière. C' était Scarl.

Il ne faut jamais oublier qu' au mauvais temps peut succéder le jour le plus merveilleux. C' est pourquoi notre joie est sans limite lorsque nous constatons que ce 16 mars s' annonce si beau. Scarl qui hier était apparu si lugubre repose dans son bel habit d' hiver, dans un air pur et froid. Les fines arêtes toutes blanches des Piz Mingèr, Zuort et Pisoc se détachent avec une netteté exquise sur le bleu foncé du ciel. Il m' est très difficile, impossible presque, de trouver les mots nécessaires pour exprimer les beautés que cache ce simple mot de Scarl, hameau formé de quelques maisons, situé à l' entrée du Parc National à une altitude de 1813 m. On a vraiment la certitude de trouver ici un coin de notre chère patrie où la technique systématique de l' industrie hôtelière n' a pas encore pris pied. Cela ne veut cependant pas dire qu' on n' y trouve pas à se loger; au contraire, quiconque se rendra dans ces lieux à la recherche de la paix de la nature sera accueilli de la façon la plus charmante; il ne les quittera qu' avec regret en emportant dans la plaine un souvenir inoubliable.

La neige cède délicatement sous le bois des skis, alors que nous longeons le Val Sesvenna entre les arolles semés sur cette route dont la surface uniformément blanche luit d' un reflet éblouissant. Le plus grand silence nous entoure, nous pénètre; il permet à la pensée de suivre un cours tranquille. Soudain un gémissement plein d' angoisse, un roulement terrible déchire la paix reposante, c' est le fracas d' une immense avalanche de neige poudreuse qui s' élance dans l' abîme le long du Val dell' Aua. Un nuage de poussière blanche part, monte dans l' infini, cache pour un instant le soleil et se disperse. Puis, comme si rien ne s' était passé, l' alpage reprend après quelques minutes ce doux aspect qui tout à l' heure nous avait tant ravis. En face de nous la majestueuse paroi toute ensoleillée du Piz d' Immez s' impose; nous tournons légèrement au sud-est; quelques-uns des derniers arolles, les plus hardis, se baignent au gai soleil. On gagne rapidement du terrain en s' élevant dans un petit vallon qui conduit tout droit à Marangun. Dans le fond une barrière de Die Alpen — 1937 — Les Alpes.39 rochers que nous devons atteindre en traversant la vallée semble infranchissable; pourtant cet obstacle ne présente aucune difficulté, on le contourne simplement par le sud en montant un petit couloir qui va s' achever dans la moraine du glacier de Sesvenna. Le début exige quelque peine, après quoi on arrive sur les hautes bases du glacier. La distance qui nous sépare de l' arête orientale du Piz Sesvenna 3207 m. diminue; en une grande ligne courbe nous approchons; le névé est très dur et permet d' avancer rapidement jusqu' au moment où il faut déposer les skis. Le sommet est juste au-dessus de nos têtes; il ne nous reste plus qu' à franchir la crête inclinée; encore un assaut final et nous atteignons la cime après cinq heures et demie d' efforts.

Dès notre arrivée nos regards pleins de curiosité plongent dans le vide, puis vont se perdre plus loin vers toutes ces chaînes qui se succèdent. Ils s' attachent enfin à toutes ces pointes des Dolomites qui s' élancent vers les cieux, à toutes les grandes sommités des Grisons qui, semblables à une prière ardente, se dressent dans le bleu pur que ne trouble aucun nuage.

Nous nous abandonnons aux douceurs d' un repos bien mérité. Tandis qu' une lueur étrange pleine de satisfaction brille dans les yeux de mon camarade, je le laisse à ses idées et m' isole sur un rocher du sommet. Je vais dans les profondeurs du ciel silencieux à la recherche de la naissance de ce rayon qui pénètre toute mon âme, à la recherche de ces forces invisibles de la nature qui m' offre en cet instant toute cette beauté suprême avec une telle abondance. Hélas! Qui sait si ailleurs pendant ces mêmes minutes tes caprices sans limite ne ravagent pas quelque contrée, ne sèment pas le malheur sans pitié, ne font pas souffrir des êtres jusqu' à la détresse. Pourtant c' est ta grande loi que tu nous imposes, cette loi devant laquelle nous ne pouvons que nous incliner.

A l' appel de Werner je repris contact avec la réalité; une vapeur transparente remonte les remparts blancs du grandiose Ortler.

Le sac bien assuré, mon camarade s' envole comme une étoile filante en bas le glacier; il disparaît et reparaît dans un nuage de neige fouettée soulevée par la vitesse des skis. Déjà il n' est plus qu' un petit point perdu dans cette immense mer blanche. C' est à mon tour de partir, de participer à ce plaisir de la descente; mes « Hickory » hurlent, les yeux coulent, je le rejoins dompté par cet étonnant sentiment de sensation qui traverse corps et âme. La fuite se poursuit, elle conduit à travers les larges bases qu' étale le fascinant Piz Sesvenna, elle nous remplit d' un sentiment d' aisance extrême procurant une joie d' un éclat incomparable. Toujours souples et frais, il nous semble que ce « Schuss » n' a pas de fin. Le soleil descend avec nous toujours plus bas; soudain nous touchons les dernières limites de la zone des arolles dont les formes sauvages attestent la lutte constante avec les événements de la nature. Nous les contournons avec maîtrise; les chauds rayons solaires avaient libéré de neige leurs branches vert-foncé d' où partait un étrange murmure provoqué par le léger souffle du soir.

II est 21 heures; à la douce lueur de la lampe à pétrole nous faisons notre récit plein d' enthousiasme sur ce jour glorieux; Madame Barth qui tient l' au « Edelweiss » le suit attentivement, telle une mère qui écoute ses enfants.

Tandis que nous remontons l' Engadine dans le train qui devait nous conduire à Zuoz, je revis ainsi les événements du jour. Quelques heures seulement nous séparaient de ce silence du sommet qui fait plier l' orgueil. La même atmosphère qui nous avait charmés au Piz Sesvenna, nous l' avions retrouvée ici au Piz del Gaier 2811 m. La vue sur les Piz Foraz, Tavrü, d' Astras qui se dressaient pleins de noblesse, était merveilleuse. On ne se lasse pas de les admirer, de les discuter, toutes ces montagnes solides et pures d' où part la vérité. 0 magnifique vision de ce qui devrait être!

Je revis cette croix de bois toute perdue dans la neige qui se détache du bleu des cieux en dessus de l' Alp Schambrina, cette charmante église de Scarl qui se baignait dans le soleil du soir, à laquelle nous avions adressé notre dernier salut. Il fallait repartir; nos lattes aux pieds nous étions redescendus le cours de la Clemgia. Cette fois le soleil nous faisait honneur, il ne nous avait pas caché dans cet après-midi qui tirait sur sa fin les mystères de cette vallée unique. Et voici Zuoz; des milliers d' étoiles scintillaient au-dessus de l' Engadine.

Le jour suivant il pleuvait; le fœhn donnait son coup de balai; les sapins d' un noir foncé courbés par la tempête pleuraient. Tristement nous songeons à battre en retraite, car dans d' aussi mauvaises conditions nous devions en effet renoncer au Piz Kesch qui pourtant en belles lettres figurait comme point final dans notre programme. En direction de Bevers sur la grande route toute droite, nous avançons dans cette neige fondante; le ciel est bouleversé, de longs gémissements traversent l' air.

Werner qui aurait tant voulu faire la connaissance du Piz Kesch est quelque peu vexé de devoir être obligé de le contourner. Veux-tu que je t' en parle un peu? lui fis-je. Affirmativement il inclina la tête. C' était, dis-je, un de ces jours d' avril qui ne permet pas de prévoir le temps qu' il va faire.Venus de la cabane Grialetsch, nous étions en train de descendre dans un mauvais brouillard le glacier Valorgia pour gagner le Val Fontauna. Nous ne vîmes pas grand' chose; cependant quand nous arrivâmes dans le Val Tschuval, le vent avait dissipé les brouillards qui allèrent se masser de l' autre côté du Piz Kesch. La vision soudaine de cette magnifique cime m' avait fortement impressionné. Le jour qui suivit était d' une clarté transparente, le croissant d' une lune mourante se cachait derrière l' arête rocheuse du Piz Kesch, l' immense glacier Forchabella rêvait encore paisiblement lorsque nous quittâmes le refuge du Kesch pour le Col de Sertig. Ce fut d' abord une descente silencieuse à cette heure du petit jour; or, lorsque les premiers rayons de soleil commencèrent à jouer sur la crête du Hochducan nous ne pûmes nous empêcher de pousser un cri de joie. Les premières parties opposées du Col de Sertig sont très inclinées et exigent du skieur de la maîtrise et de la prudence. Nous avions passé le joli village de Sertig, plus bas le jeune printemps marquait déjà son empreinte; quelques crocus nous saluèrent. Tout en causant nous avions atteint Bevers, mais l' air triste de mon ami avait un peu disparu; ces quelques mots semblaient l' avoir animé Il était 15 heures lorsque le train arriva en gare de Davos.

Nous étions à la Weissfluh; le ciel était gris, un voile de vapeurs en était tombé, le soleil parvenait à peine à laisser entrevoir quelques faisceaux d' une pâle lumière. Un nombre énorme de petits points noirs semblables à des fourmis circulaient sur les pentes neigeuses; ils partaient, se croisaient, ils disparaissaient et revenaient; c' était le Parsenn qui vivait, ce Parsenn qui, par ses immenses étendues offrant les plus belles variétés, n' admet aucune critique, ce Parsenn qui attire des quatre coins du monde une foule infinie de skieurs. Cette foule était en train de se livrer aux merveilleux plaisirs de la neige, d' en goûter toutes les splendeurs. Nous nous mêlons à ce grand cortège. Je ne puis cependant empêcher cet indéfinissable appel qui monte du cœur et réclame le mystérieux silence des glaces et des neiges jusque vers les espaces de l' éternelle vérité.

Au départ de Klosters le compartiment du train est bondé; on entend toutes les langues, des rires joyeux, des échanges de vues qui parfois me paraissent bien curieux. Et au bout de quelques heures je me trouve sur le même asphalte de la ville quittée il y a quinze jours. Il a peu changé d' aspect; peut-être est-il encore un peu plus gris; cependant cette couleur lugubre est impuissante à affaiblir le grand bonheur que je rapporte de la montagne.

Je crois lire les mêmes pensées sur le visage bronzé de mon ami. Il part d' un pas léger malgré sa lourde chaussure qui grince sur le trottoir. Je le suis encore un instant du regard. Sans doute, ses idées étaient loin du moment présent; elles erraient dans la paix de la haute montagne; peut-être l' entraînaient dans une ascension au delà des cimes, à la recherche de la lumière souveraine.

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