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Nadelhorn: une montagne à surprises

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Michel Ziegenhagen, Lausanne

Première escarmouche Le Nadelhorn figurait dans la liste des sommets sur lesquels nous avions jeté notre dévolu, mon collègue et ami André Berney et moi-même, au chapitre des montagnes à gravir en saison de ski, car il nous semblait incongru d' escalader en été une sommité qui pouvait l' être au printemps. Nous étions à notre deuxième saison d' alpinisme, une activité que nous avions abordée presque simultanément et tardivement, la trentaine largement passée, afin de combattre avec succès les détestables effets psychosomatiques d' une existence trop sédentaire. Notre expérience était mince, notre matériel rudimentaire, mais notre enthousiasme contagieux et notre détermination sans faille. Nous savions à peine qu' il existait un club alpin et nous n' imaginions pas à quoi cela pouvait bien servir. N' avions pas escaladé le Finsteraarhorn l' été précédent et n' allions pas récidiver au Mont Blanc et au Cervin dans quelques mois? Aux innocents les mains pleines!

En ce printemps 1970, le Nadelhorn fut donc impérativement désigné comme prochaine « victime ». Il nous fit savoir qu' il n' était pas consentant. Peu avant la course, je dus annon- II est des sommets qui se laissent gravir au premier essai, sans coup férir, comme s' ils vous avaient accordé d' emblée leur complicité. D' autres, au contraire, vous obligent à multiplier les tentatives en accumulant les obstacles, de sorte que l'on finit par se croire détesté, comme si un mauvais esprit était niché dans la montagne. Il y a une troisième espèce, dont les représentants se montrent de prime abord sous un jour débonnaire, vous réservant ensuite quelque tour sournois, une sorte de coup de Jarnac qui mettra vos facultés à rude épreuve. Tel fut pour moi le Nadelhorn, mais après avoir personnifié la montagne comme ne peut manquer de le faire celui qui s' est souvent mesuré à elle, je m' em de dire que la cause principale des avatars qui vont être rapportés doit être recherchée dans le comportement humain, ce que démontreront à l' évidence les propos suivants.

cer ma défection pour une raison non moins imperative, qui ne m' est pourtant pas restée en mémoire. Il en fallait plus pour décourager André, qui, avec son infatigable esprit d' entre, trouva un compagnon en la personne d' un autre collègue. Tous deux s' en furent à la cabane Bordier. Le lendemain, la course fut marquée par un double incident rarissime.

A la montée, le collègue, qui cheminait devant sur le glacier de Ried, s' enfonça brusquement jusqu' à mi-corps dans une crevasse, skis aux pieds, et s' en dépêtra avec l' effroi que l'on imagine. La course devait d' ailleurs se terminer un peu plus haut, à proximité du Windjoch, à cause de la neige fraîche trop abondante. En descendant, les deux lascars devaient suivre leur trace au décimètre près, car André chuta dans le même trou et resta suspendu à ses skis coincés en travers de la faille! Pour quelque temps, il ne fut plus question du Nadelhorn qui avait si froidement accueilli ses visiteurs.

En fait, il n' en fut plus du tout question entre nous deux. Trois ans plus tard, André se tuait pour ainsi dire sous mes yeux au Rothorn de Zinal, après une misérable chute pendulaire d' une dizaine de mètres dans un passage sans difficulté. Si je me permets d' utiliser ce qualificatif dérisoire, c' est après être tombé moi-même à quelques reprises d' une hauteur peu inférieure ( l' une de ces chutes sera rapportée plus loin ), sans parler d' un pendule ( volontaire, celui-là ) de même amplitude, le tout avec des égratignures insignifiantes. La chance? Sans doute, mais si je crois ce que Livanos en dit à propos du grand Riccardo Cassin, il ne suffit pas de l' attendre, encore faut-il la solliciter avec la vigueur nécessaire. L' im serait donc d' éviter la malchance? Mais que sont ces mots devant la disparition d' un ami? Même pas une manière d' oraison funèbre. Se souviennent-ils du 12 août 1973, ceux qui nous prêtèrent main-forte ce jour-là? Sauveteurs d' Air à l' efficacité parfaite, guides et alpinistes dont je ne sais même pas le nom ( exception faite d' Alain Junod et Denis Berger, de la section des Diablerets, qui donnèrent l' alarme à la cabane ), car je n' ai pas pensé le leur demander dans la bousculade des événements.

Un tour pendable Les Genevois ont des coutumes bien à eux, cela dit sans la moindre allusion au « witz » un peu éculé par lequel les Confédérés associent le débit verbal et le tempérament râleur des gens du bout du Léman aux dimensions de leurs organes vocaux. Entre autres particularités, ils fêtent le Jeûne dix jours avant les autres Suisses ( mais n' en respectent pas plus l' austérité pour cela ), c'est-à-dire un jeudi, ce qui leur donne l' occasion d' organiser à chaque début de septembre un pont de vacances de quatre jours et de relancer leurs activités de loisir. Traditionnellement, L' Arole fixe à cette période la date de sa grande sortie annuelle, à l' instar d' autres clubs genevois. C' est ainsi que le Jeûne genevois de 1971 devait me ramener au Nadelhorn dans des circonstances tragi-comiques.

La station de Saas-Fee avait été choisie comme centre des activités et le « camp de base » fut établi dans un sympathique hôtel de tradition familiale, tenu par l' un de ces Supersaxo qui ont fait la gloire du nom soit comme guides, soit comme champions de ski. Le vendredi, huit des plus ingambes montèrent à la cabane des Mischabel' par un temps radieux, qui incita d' autres alpinistes et même quelques guides à faire de même. Peut-être surpris par cette affluence inhabituelle en telle saison, le gardien ( lui aussi ) se mit en devoir de gagner son perchoir et nous dépassa sans peine, marchant à grande allure. Nous supputions donc l' octroi des bières nécessaires à étancher notre soif grandissante. Quelle ne fut pas notre douleur de constater que le précieux liquide nous était refusé, alors qu' il coulait à flots sur les tables voisines, sans explication ni raison apparente! Au souper, la même scène se reproduisit à propos du vin, et le gardien se montra même de mauvaise foi en prétextant que nous n' avions pas passé la commande assez tôt! Nous eûmes tout juste droit à l' eau réglementaire.

Le lendemain, nous étions à cinq pour le Nadelhorn. Une cordée de deux s' exécuta rapidement et regagna la cabane sans plus attendre. J' emmenais la suivante, assisté par Paul Delisle, fidèle complice de je ne sais plus combien d' escapades en montagne, et un nouveau membre entre nous deux. La montée fut sans histoire, mais le sommet ne nous parut pas assez confortable et le lieu du pique-nique fut reporté au Windjoch, qui voulut bien se montrer accueillant en ne méritant pas son nom ce jour-là.

1 Petit club montagnard genevois.

Nous voilà donc sous les rochers sommitaux, descendant à petits pas des plaques de glace vive. A la montée, ces passages nous avaient paru banals, mais lorsqu' on se retrouve le nez dans le vide, les conséquences d' une chute se font soudain beaucoup plus évidentes. Inspirent-elles quelques réflexions à notre néophyte? Celui-ci m' adresse une question à brûle-pourpoint:

- Si je tombe, tu me retiens?

- Tu peux toujours essayer! Réponse en manière de plaisanterie et je suis loin d' imaginer qu' elle va être prise au sérieux. Un instant plus tard, croyant avoir perçu un signal de ma part, mon interlocuteur saute le file de l' arête d' un bond et disparaît à ma vue, chutant dans le flanc sud-est, haut ici de trois cents mètres avec quarante-cinq degrés de pente, tout en neige glacée dans sa partie supérieure. Aussitôt accroupi et incliné vers l' arrière, je donne un grand coup de piolet de la main gauche en retenant la corde de la droite. Sentant la traction de son brin, Paul ne perd pas de temps à se retourner et s' arc sur son piolet et ses crampons comme s' il voulait se jeter dans la pente opposée: de purs réflexes. Ancrage parfait, rien ne bouge et notre « expérimentateur » ne tarde pas à reparaître dûment assuré, l' air assez satisfait de sa dangereuse blague.

Nous aurions dû l' accabler de réprimandes, mais, trop contents de nous en tirer à si bon compte, nous y avons à peine songé. D' ail, pour ma part, je n' avais eu jusqu' alors qu' à retenir de simples glissades et je n' étais pas fâché de voir mes opinions ainsi confor-tées. Au Windjoch, le pique-nique fut des plus gais et agrémenté d' un bouillon préparé sur mon minuscule réchaud, délice accordé par la trêve conclue entre les vents ce jour-là.

Retour à la cabane du grizzli. Que pouvons-nous demander à ce gardien mal embouché pour apaiser notre soif, sinon de l' eau?

- Il n' y en a pas. Je n' ouvre la cuisine qu' à dix-huit heures!

Le Nadelhorn, vu du Stecknadelhorn M A gauche, le sommet du Nadelhorn. A droite, le Dom des Mischabel, et à l' arrière, le Rimpfischhorn et le Mont Rose Pourtant, nous aurions volontiers exécuté la corvée. Il l' a bien voulu, c' est le coup de force! Cinq réchauds à méta sont aussitôt mis en batterie sur une table afin de fondre de la neige. Irruption du gardien, furieux:

- Eteignez ça tout de suite, c' est dangereux!

- D' accord, mais on veut de l' eau!

Hésitations. Si nous n' étions que deux, il serait de force à nous jeter dehors, mais cinq gars décidés, cela donne à réfléchir.

- C' est bon, je vais vous faire de l' eau!

Extinction des feux, le méta s' envole en flocons grisâtres. Pendant la soirée, le cerbère se laisse aller aux confidences:

- Vous savez, moi, je n' aime pas les Romands, mais seulement les Allemands et les Suisses allemands.

Pas vrai! On commençait tout juste à s' en douter. En pareil cas, les Ecritures commandent de passer l' éponge...

Le lendemain, joyeuse fut la descente sur Saas en compagnie d' un des guides, homme Photo Jean-Louis Barbey Du sommet de l' Ulrichs: Nadelhorn, Stecknadelhorn, Höhberghorn disert et patron du premier bistrot rencontré, qui nous fit oublier nos déboires en nous servant la bière à satiété. Par la suite, à l' ouïe de nos mésaventures, on me conseilla d' écrire à la section propriétaire de la cabane ( en fait le Club alpin académique de Zurich ) pour me plaindre. Je n' en fis rien: il ne me paraissait pas opportun d' empoisonner l' atmosphère de la montagne avec de basses querelles d' inten tout juste bonnes pour la plaine, et les bons souvenirs prirent rapidement le pas sur les mauvais; ma fainéantise fit le reste! L' ave devait me donner raison.

Le mal des rimayes: une crise aiguë Après être monté au Nadelhorn par le côté de Saas, il me parut indiqué d' en faire autant par celui de Ried. La lecture du Guide des Alpes valaisannes m' avait enthousiasmé: il y était question de traversées gigantesques des Mischabel, exécutées dans les vingt-quatre heures, il y a plus d' un demi-siècle déjà. Plus modestement, j' envisageais de parcourir le Nadelgrat pour bien finir la saison 77, avec un motif supplémentaire: il s' agissait en quelque sorte de relever le gant après l' échec d' André Berney et de retrouver la trace de ce compagnon de la première heure trop tôt disparu.

Le projet intéressa Jean-Luc Amstutz: pour une fois, ce ne serait pas de la « grimpe », mais du bel et bon alpinisme. Aux premiers jours d' octobre, nous montions à la cabane Bordier, admirant au passage un vallon morainique aussi original par sa conformation que par sa végétation. Il me tardait d' arriver. La cabane devait être fermée le lendemain soir et son livre d' hiver était déjà mis à la disposition des visiteurs. Sitôt arrivé, feuilleter le volume et retrouver les inscriptions d' André, déjà vieilles de sept ans, fut l' affaire d' un instant. Souvenir mélancolique de l' ami décédé, du temps envolé. Il devait m' être donné de remonter bien plus loin le cours de l' histoire, car aux pages remplies dans les années trente figuraient les signatures de guides prestigieux, Josef Knubel et Franz Lochmatter.

Le dimanche matin, après un long détour par le glacier de Ried, nous abordions le versant nord-est du Galenjoch. Comme promoteur de la course, je conduisais la cordée et Jean-Luc avait tacitement admis cet ordre malgré sa toute récente qualité d' aspirant. Il allait être rapidement édifié sur l' étendue de mes compétences, car une bonne couche de neige fraîche avait recouvert tout le versant, faisant disparaître la rimaye, complètement nivelée, sur des centaines de mètres, voire à perte de vue.

Méfiant, j' avance à tâtons dans la pente pas bien raide, sondant la neige du piolet, le fond dur se dérobant progressivement. Soudain, tout est blanc autour de moi, comme si ma tête avait été plongée dans un sac de farine ou de duvet. Pour un bref instant, je n' y comprends rien: aucune sensation de chute, comme celle que l'on ressent dans un ascen- seur qui accélère à la descente ou ralentit à la montée, avec l' impression que l' estomac remonte dans la gorge. Un choc par derrière, un autre par devant, maintenant tout est noir: plus de doute, je tombe dans la rimaye. Le deuxième choc m' a fait basculer à gauche et en arrière ( je m' en rendrai compte à l' atterris ), j' ai donc tout loisir de voir le trou qui m' a livré passage, seul objet lumineux pour l' instant, s' enfuir à toute vitesse, déjà à quatre ou cinq mètres au-dessus de moi.

Nous marchions à corde tendue. Si je suis descendu aussi bas, c' est que, pour une raison incompréhensible, j' entraîne Jean-Luc à ma suite. Cette conclusion aurait dû me glacer de terreur. Mais non, elle me laisse complètement indifférent, comme un fait divers. Voir tomber un camarade m' aurait noué les tripes. Rien de pareil ici: j' ai le curieux sentiment d' assister à ma propre chute sans vraiment y participer, enregistrant au passage des impressions disparates et se succédant trop rapidement pour que je puisse les relier en un tout cohérent. Une sorte de dédoublement, une sensation insouciante de flotter dans l' air, aucun geste de défense. Fatalisme, le sort en est jeté, j' ai commis l' erreur, je dois payer! Ce serait pousser l' interprétation trop loin. Simplement, j' ai été frappé pendant une seconde d' une sorte de stupeur et maintenant, il est trop tard pour tenter quoi que ce soit. Par la suite, me remémorant cette chute, il me viendra à l' esprit que l' idée de la séparation entre l' âme et le corps au moment de la mort pourrait bien être née en de pareils instants.

Un dernier choc, plus violent que les autres, met un terme à la dégringolade: une étroite banquette de glace en saillie sur la paroi aval stoppe la chute et, si le deuxième choc ne m' avait pas renvoyé obliquement sous le surplomb, je passais tout droit... Le sac encaisse une partie du coup, une bretelle pratiquement arrachée en témoignera. Sans lui, tombant sur le dos, je ne me serais peut-être pas relevé. Progressivement tendue en fin de chute, la corde a aussi contribué à amortir la réception. Il me faut quelques secondes pour reprendre mon souffle et accommoder ma vue à l' obscu. Tout est gris et flou. Machinalement, je passe une main sur mon nez. Mes lunettes? Elles ont disparu au fond de la rimaye, sept à huit mètres plus bas ( je suis tombé d' autant ), dans un entonnoir obscur et insondable, béant entre glace et roc, me laissant une égratignure sur le nez pour tout souvenir.

Accoudé sur la banquette, je dois extraire les lunettes de rechange de la poche du sac. Enfin j' y vois clair, mais l' environnement est sinistre: bourrelets de glace glauque et bavante, pans de neige pourrie, rocher noirâtre en amont. Dehors, et vite! Où est donc passé mon piolet? Il a dû m' échapper et, veine incroyable, il s' est fiché dans un trou un mètre et demi au-dessous de moi. Etirements de bras, de mains, rien n' y fait, il me manque quelques décimètres. Hurlements:

- Du mou!

Malgré des secousses frénétiques, la corde reste tendue à bloc. Je l' avais oublié, les sons ne sortent pas d' une crevasse bouchée. Mais enfin, cet idiot là-haut ne pourrait-il pas venir voir? La solution du désespoir: me renverser la tête en bas, retenu par les bretelles du baudrier. In extremis, j' attrape l' indispensable outil et reviens à une position plus orthodoxe. Le yoga, d' accord, mais sur la moquette! Au tour des crampons, maintenant, et gare à ne rien lâcher en les laçant.

Sincèrement, j' aurais été désolé de perdre ce piolet, qui m' avait été confectionné sur mesure par Pierre Bovier, le dernier forgeron d' Evolène. Cassé une fois, le manche avait été remplacé à Chamonix par les bons soins du papa Moser, cofondateur d' une maison célèbre pour sa production de matériel d' alpi ( malheureusement disparue aujourd'hui ), dans laquelle il était devenu le spécialiste ( le dernier lui aussi ) des manches de piolets en bois. Bien plus qu' un simple piolet, c' est une relique artisanale que j' ai sauvée ce jour-là.

Sur ma gauche, une vague rampe oblique et déversée où il me faut tailler marches et prises de main montre la sortie. Le surplomb s' accentue, Jean-Luc veille: à chaque pas, la corde suit, toujours aussi tendue. Après quelques mètres, elle pénètre dans la neige obliquement vers l' aval, avec une fâcheuse tendance à me plaquer contre la paroi. Lutte furieuse, arc-boutement d' un côté, opposition de l' autre ( également surplombante, la lèvre amont de la rimaye s' est rapprochée ) pour émerger à mi-corps, ébloui par le soleil, les coudes sur le bord du trou. Avec un dernier coup de reins, c' est sorti!

Une douzaine de mètres en contrebas, campé dans une position d' assurage parfaite avec un large sourire aux lèvres, Jean-Luc m' envoie une de ses expressions imagées:

- Hein, dis donc, je l' ai bien tendu, ce nylon!

- Ouais, et même un peu fort!

Mais m' en plaindre serait pure ingratitude car une demi-heure au plus s' est écoulée depuis ma chute. Repris par la course, comme si rien ne s' était passé, je me retourne pour chercher un meilleur passage lorsque je me sens tout à coup écrasé par une immense fatigue, avec l' impression d' avoir les membres en plomb. Jean-Luc, qui a déjà compris, reprend un peu de corde pour le retour.

- Dis donc, s' il y a autant de neige ici, ça sera pire en haut, on va patauger!

C' est ma foi vrai, et comme j' ai reçu un bon « coup de bambou » en plus, il me faut admettre, même à contrecœur, que l' affaire est classée pour aujourd'hui. Pourtant facile, le retour me paraîtra d' ailleurs par moments un peu pénible et, de toute évidence, je ne serais pas allé beaucoup plus loin.

Un dernier coup d' œil: la corde a tranché un grand coin de neige soufflée et amoncelée sur la lèvre inférieure de la rimaye, doublant ainsi la hauteur de ma chute.Voyant le sol se fendre sur plusieurs mètres dans sa direction et craignant l' effondrement d' un vaste pont de neige, Jean-Luc s' est interdit de faire un pas de plus, avec l' espoir que j' y mette du mien, vœu exaucé dans le soulagement général. Mais je me suis parfois demandé ce qu' il aurait fait s' il avait eu à sa corde un client inerte...

A la cabane, le gardien ne manifesta aucune surprise en apprenant notre mésaventure, que nous n' étions d' ailleurs pas particulièrement fiers de raconter. La chose lui parut aller de soi et, plus avisé que nous, il avait réussi sa course en menant quelques compagnons au Balfrin. Dans l' après parut un Allemand seul, porteur d' un lourd sac à claie, en provenance de la cabane des Mischabel. Ce gaillard avait dû passer sans corde les deux rimayes du Windjoch et Dieu sait combien de crevasses à vous faire froid dans le dos. Fou ou inconscient? Aussurément, la montagne est l' un des derniers endroits de ce monde où le miracle se manifeste en permanence, mais En montant au Nadelhorn; vue sur la face nord de la Lenzspitze compter là-dessus serait faire preuve d' une très malsaine naïveté. Et moi qui prenais les rimayes pour des fentes ridicules, jugement révisé sans peine!

Une semaine plus tard, jour pour jour, la cabane Bordier était entièrement détruite par un incendie ( le gaz d' éclairage ?). Avec elle, brûlait le livre aux précieux souvenirs... Amis d' autrefois, qui vous fera désormais ressurgir de la nuit éternelle?

La cent unième plus belle course Le versant de Ried restait donc vainqueur par deux à zéro, nous ayant fait mordre la poussière au printemps comme en été. Vexé, je le tins plusieurs années à l' écart de mes projets pour n' y reparaître qu' au début d' août 1986 avec trois membres du sympathique ski-club d' Epalinges, tous alpinistes confirmés. Cette démonstration de masse ne me semblait pas exagérée pour une revanche qui traînait depuis seize ans et le Nadelgrat dut mettre les pouces, nous réservant toutefois quelques facéties de son cru.

Pour mettre toutes les chances de notre côté et varier les plaisirs, nous avions prévu d' attaquer le Galenjoch par la droite, depuis le sentier de la cabane Bordier, évitant ainsi le détour par le glacier de Ried, puis de remonter l' arête et particulièrement les tronçons neigeux les plus raides, vraisemblablement glacés en cette saison. Un contretemps mit tout ce beau plan par terre. Empêché, l' un des quatre ne pouvait gagner la cabane que très tard et il ne me paraissait pas judicieux de le laisser traverser seul et nuitamment la langue inférieure du glacier, un passage obligatoire pour atteindre le gîte. Il fallut changer le fusil d' épaule et prendre l' ennemi à revers, c'est-à-dire traverser le Nadelhorn en partant de la cabane des Mischabel pour descendre ensuite ce que nous avions pensé monter d' abord. D' ailleurs, un vieux principe militaire ne com-mande-t-il pas de tenir les hauteurs pour garder l' avantage?

Trois heures nous suffirent pour monter de Saas-Fee à la cabane où je n' avais pas remis les pieds depuis 1971. Ce fut une suite d' agréables surprises. Une nouvelle cabane avait été édifiée ( je l' avais oublié ) derrière l' ancienne, plus vaste et plus belle, reléguant la première construction au rang de dortoir additionnel et probablement aussi de local d' hiver. A l' entrée, un auvent sous lequel dix cordées peuvent s' équiper ou se défaire à l' aise, en plein air mais à l' abri des intempéries, puis un hall abondamment pourvu de bancs et de casiers propres à recevoir chaussures et matériel en bon ordre, antidote efficace aux échanges d' objets commis de bon matin par les cordées les plus mal réveillées. Sur un côté du hall, lavabos, douches et toilettes à l' eau courante, un luxe exceptionnel à cette altitude ( 3300 m ): jusqu' ici, je ne l' avais rencontré qu' aux Dolomites de Brenta, où la plus haute cabane ne dépasse guère 2500 mètres.

En guise de réfectoire, un véritable restaurant panoramique desservi par un personnel actif et aimable. Il me faut encore préciser que ce soir-là, la cabane était plus que remplie puisqu' on nous envoya dormir dans l' ancienne bâtisse avec l' avantage d' y être moins dérangés. Quant au gardien, il était bien le même qu' en 1971, mais je ne le reconnus pas. Lorgnant par le guichet où l'on passe les commandes et les plats, je l' aperçus qui dirigeait paisiblement son équipe de cuisine ( je devrais presque dire sa brigade ) et après le coup de feu, il s' en vint prendre l' air devant la cabane et deviser avec quelques-uns de ses hôtes comme l' aurait fait n' importe quel patron de café. Malgré l' affluence, un véritable menu nous fut servi à souper et à un prix très acceptable pour l' altitude, avec toutes les boissons convoitées. L' ours grognon qui nous avait si mal reçu jadis n' était plus qu' un souvenir effacé!

Notre quatrième nous rejoignit au milieu de la nuit, en deux heures seulement depuis Double page suivante: le Balfrin et l' Ulrichs, vus du Nadelhorn Saas-Fee. Il ne perdit pas un atome de sa bonne humeur en constatant qu' un reste de liquide que j' avais mis de côté pour le désaltérer, s' était évaporé dans le gosier de quelque personnage peu scrupuleux. Malgré la courte nuit qui fut la sienne, nous partîmes avec le gros de la troupe pour arriver bons premiers au sommet du Nadelhorn et nous octroyer un solide casse-croûte ( les horaires suivants étant nettement moins flatteurs, il n' y sera plus fait qu' une allusion... globale !) Et maintenant, le Nadelgrat! Dans notre empressement à redescendre les rochers sommitaux, nous manquons la brève traversée qui conduit sur le fil de l' arête, première faute d' itinéraire due à ma vigilance un moment relâchée. Remonter, pas question: ce serait avouer publiquement l' erreur et puis, une cordée engagée dans le bon passage ne paraît pas plus à l' aise pour autant. Deux longueurs de corde dans un pan de glace assez raide, la première en traversée horizontale pour contourner quelques rochers, nous ramènent sur la bonne route, au pied d' un petit gendarme rocheux amusant à traverser. Les crampons, qui avaient été remis au sac pour le fin sommet du Nadelhorn, y retournent pour un bon moment, le temps de suivre une jolie arête de bonne neige, de traverser le Stecknadelhorn tout rocheux et de remonter au Höhberghorn par une brève arête où la neige ramollie commence à glisser sur son substrat de glace. Qui a bien pu voir une épingle dans le sommet émoussé du Stecknadelhorn et baptiser celui-ci aussi bizarrement? Mais qu' ai à dire de mon propre nom, sujet à pas mal de plaisanteries dans cette terre romande que j' ai pourtant toujours habitée, sinon que je tiens peut-être de mes lointains ancêtres patrony-miques et caprins un sérieux penchant pour le terrain escarpé?

Le Höhberghorn était réputé entièrement neigeux, mais aujourd'hui, une étroite crête de rocher émerge tout juste des glaces sommitales, fournissant avec un bon nombre de sièges naturels le prétexte d' un pique-nique. Des choses plus sérieuses nous attendent. A tout hasard, nous remettons les crampons, manœuvre peut-être superflue car il nous faut les quitter peu après pour la descente d' un ressaut rocheux, qualifié de superbe escalier dans le Guide des Alpes valaisannes. Ne sui-vons-nous pas le fil avec assez de rigueur? C' est possible, mais l' escalier nous paraît plutôt « caillasseux » et le pas d' entrée retient notre attention quelques instants. Forts de l' ex précédente, nous abordons sans crampons l' arête qui descend ensuite au Hohbergjoch. Une longueur peu sûre dans la neige inconsistante, toujours sur de la glace.

A

nous conduit au repentir: les crampons rentrent dans la danse! D' aimables plaisantins nous assureront tout à l' heure que ces engins ne nous serviront plus à rien. Les bons apôtres!

La montée au Dürrenhorn me semble un peu fastidieuse, effet de la fatigue sans doute, car je commence à traîner. La descente sur le Dürrenjoch produit heureusement un regain d' intérêt: il faut assurer une longueur en se faisant léger sur des feuillets délicatement soudés au rocher, chercher le bon rocher ( il y en a !) après avoir traversé un pointement de l' arête et remettre les crampons pour gagner le col. D' ici plonge un couloir raide et neigeux sur le glacier de Ried et il me semble que les copains y regardent avec envie, supputant une échappée expéditive, aussitôt dissuadés par de petites coulées déclenchées par la chaleur de l' après: le programme ne sera pas écourté.

C' est en traversant le sommet du Chli Dürrenhorn que nous trouvons le meilleur rocher de la journée, sur le fil même, dans quelques jolis passages de varappe, hélas! bien courts et pas obligatoires. Deux des comparses en profitent pour prendre de l' avance, éviter le sommet par la gauche et disparaître derrière une crête. Le temps d' y parvenir nous-mêmes, c' est la consternation: impatients de descendre et mal renseignés par la lecture exclusive des Cent plus belles courses des Alpes valaisannes, les collègues ont manqué l' arête conduisant au Galenjoch pour dévaler un immense versant d' éboulis dont le bas est invisible.

Du sommet du Nadelhorn: Stecknadelhorn, Höhberghorn, Dürrenhorn Cris inutiles: ils ne veulent pas remonter et ne peuvent plus regagner l' arête dont ils sont séparés par d' affreux couloirs déchiquetés. Il ne reste plus qu' à leur emboîter le pas. Aujourd'hui, les dieux sont avec nous: la découverte de l' issue ne sera qu' au prix de quelques pas de varappe et d' un véritable saut périlleux exécuté sans dommage par l' un de nous dans de la caillasse roulante.

Réunion non pas au sommet, mais au fond d' une combe d' éboulis où le Galenjoch nous domine narquoisement de cent cinquante mètres, par une pente d' apparence hostile. Il est question de rallier directement le val de Saint-Nicolas. D' après mes souvenirs du Guide des Alpes valaisannes, l' itinéraire manque d' évi même à la montée. Les amis exigent des preuves plus tangibles: la carte les leur fournit en abondance. Le temps d' un casse-croûte reconstituant, avec un ruisseau pour rétablir le niveau dans les gourdes, la décision est prise: ce sera le Galenjoch. Même raide, une pente d' éboulis stable ne devrait d' ailleurs pas causer de difficulté et cela se confirme dès les premiers pas. La joie du programme en passe de s' achever et plus prosaïquement la récupération d' un souffle raccourci par la fatigue m' incitent à musarder un peu en admirant les petites fleurs de moraine qui ont bien voulu égayer ce Neu austère.

Je rejoins les amis réunis au col même en un cénacle muet de réprobation. C' est donc ça « mon » Galenjoch? Un vaste névé très raide au début ( peut-être le reste d' une corniche ), de la neige en bouillie cachant mal une glace noirâtre. Il faut que je fasse quelque chose et vite! Un peu plus au nord, la bande du névé se rétrécit au mieux, mais à l' aplomb de ce passage, quelques contorsions sont nécessaires pour descendre un ressaut abrupt d' une ving- 114taine de mètres, rocher ruiné en petits gradins couverts de gravier et de terre, en ménageant quelques blocs instables pesant le quintal. Un essai de ramasse tourne en glissade, rapidement enrayée et pour la énième fois, nous devons chausser les crampons, pour ces quelque cinquante mètres de névé. Ressentie comme le coup de pied de l' âne, cette manœuvre produit les effets les plus divers: l' un s' enfuit obliquement à grandes enjambées, décidé à profiter de la neige jusqu' au dernier mètre, un autre gagne les éboulis par la ligne de pente, pour s' y livrer à une sorte de danse de l' ours, libéré de ses derniers soucis, tandis que les deux derniers, toujours encordés, multiplient avec componction les manœuvres d' assurage dans une stricte orthodoxie!

Un dernier collet pierreux dérobait à notre vue l' ultime pente, provoquant les derniers doutes dans les esprits les plus sceptiques. Pour moi l' affaire était dans le sac: agréablement gazonnée dans le bas, la pente en question nous conduisait au chemin de la cabane Bordier, en aval d' un ruisseau traversé plus haut à deux reprises. Depuis le Dürrenhorn, nous n' avions rencontré âme qui vive, tout juste quelques vagues traces de pas sous le Galenjoch. Prenant pied sur le sentier après plus de quatorze heures de marche et avec une satisfaction non dénuée d' humour, l' un des amis me lança:

- Il n' y a pas à dire, avec toi, les courses auront toujours du caractère!

Mais au fait, les gars, à part les cent plus belles courses, n' était pas la cent unième?

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