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Noms de lieux alpins

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

Avec 3 illustrations.Par Jules Cuex.

Cervin ou Servin? r ) ( Suite et fin. ) Noms anciens et modernes du „ Théodule ".

Ces remarques préliminaires, d' une longueur dont je m' excuse, étaient indispensables pour pouvoir aborder la grande question: en quel lieu, à quelle date et avec quelle orthographe est apparu le nom que devait porter un jour le pic de 4482 m ., dit aujourd'hui Cervin ou Matterhorni Pour résoudre ce problème, il faut absolument nous défaire de notre mentalité d' alpinistes modernes. Nous avons pris l' habitude de localiser avec une précision extrême des points infiniment petits dans la haute montagne: notre nomenclature alpine fourmille de lieux-dits tels que le C. P. la Fissure Mummery — la Moseley Platte — l' Enjambée, etc. Il n' en était pas de même dans le passé. Les lieux situés au-dessus de la zone des pâturages ne recevaient un nom que s' ils avaient pour les montagnards quelque intérêt ou utilité pratiques. C' était le cas des mines, des postes d' observation militaires, des postes d' affût pour la chasse aux chamois, et surtout des cols et des passages. Les grands pics restaient anonymes. Ainsi, les hommes du val Tournanche connaissaient fort bien les névés et glaciers qu' ils avaient à franchir pour aller négocier chez leurs voisins du Valais. Quant à la pyramide rocheuse qui, à l' ouest, domine le passage, elle n' était pour eux qu' une grande pointe, « la grand' becca », comme ils disaient ( et disent encore ) dans leur patois.

On ne s' étonnera donc pas que l' antiquité, le moyen âge et le XVIe siècle aient laissé ce beau sommet dans l' anonymat. Aucune mention certaine n' en est faite par les géographes, topographes, auteurs de cartes et d' itinéraires que je nommais plus haut. Personne ne parle de cette cime, mais, à maintes reprises, il est question du territoire où se trouve le passage que nous appelons aujourd'hui Col de St-Théodule, passage fréquenté, a-t-on dit, dès l' époque romaine.

Dès le XVIe siècle, les auteurs et les documents donnent à ce col des appellations diverses. En voici la liste chronologique, avec les dates du premier et du dernier emploi du nom.

x ) Pour la clarté de ce qui va suivre, il me parait utile de rappeler en quelques mots ce que j' ai exposé dans la première partie de cette étude ( Les Alpes, pages 147—150 ):

1° Deux hypothèses récentes sur l' étymologie du nom du Cervin impliqueraient l' une et l' autre un C dur à l' initiale de la forme originelle.

2 " Cervin doit être vraisemblablement un mot du parler valdôtain.

3 " Très souvent, il faut chercher l' origine du nom des hautes sommités à leur pied ou sur leurs flancs.

4° Dans son historique du nom du Cervin, Coolidge néglige à tort les archives valdôtaines et n' a d' autres sources que des géographes et topographes du XVIe siècle qui, dans leur latin scolaire, traduisent « col » par « mons » et « sommet » par tjugum ».

1° Mons Silvius de 1528 à 1812.

2° Der Gletscher de 1528 à 1723.

3° Augstalberg de 1548 à 1760.

4° Mons Matter de 1550 à 1723.

5° La Roise de 1560 à nos jours.

6° Mont Servin de 1560 à 1855.

7° La Rosa de 1574 à 1800.

8° Mons Certinus une seule fois, en 1581.

9° Col de St-Théodule de 1688 à nos jours. 10° Col du Val de Bagniune seule fois, en 1707. 11° Col de Pennins de 1707 à 1794. 12° Colla del Passo di Valais une fois en 1772. 13° Matterjoch de 1820 à 1855. 14° Pas du Valais de 1827 à 1846.

Quatorze noms différents! Un choix est nécessaire. Eliminons d' emblée les nos 3, 4, 9, 10, 11, 12, 13 et 14, les uns trop modernes, les autres manifestement fantaisistes et ne correspondant pas à l' usage local. Eliminons encore le n° 2, der Gletscher, expression zermattoise germanique qui ne peut avoir un lien étymologique avec Cervin. Les nos 5 et 7, Roise et Rosa, sont plus intéressants. On sait qu' ils sont tous deux l' équivalent du nom zermattois et signifient « le glacier ». Il y a cinquante ans à peine ( Guido Rey me l' a confirmé ), les vieux du val Tournanche disaient encore: « J' ai passé la Roèse. » Il se pourrait bien que nous soyons en présence de la dénomination autochtone de ce col, mais c' est, en somme, un nom commun plus qu' un véritable nom propre, sans aucune parenté avec le mot Cervin.

Examinons maintenant avec attention le n° 1, le trop célèbre Mons Silvius. Le premier texte où il paraisse est d' Aegidius Tschudi, qui franchit le Théodule en 1528: « Silvius Mons, appelé der Gletscher par les Allemands, parce que, sur son faîte, s' étend, sur une longueur de quatre milles italiens, un champ de névé éternel et de glace qui ne fond et ne disparaît jamais. En été, on peut le traverser sans crainte, soit à cheval, soit à pied. » En 1574, Simler écrivait: « Apud Sedunos mons est quem quidam Silvium nun-cupant; Salassi Rosae nomen ei imposuere; in hoc monte ingens est glaciei perpetuae cumulus per quem transitur ad Salassos. Uli, altiora et magis rigida juga imminent. » Traduction: « Chez les Valaisans, il y a un col appelé par quelques-uns Silvius, auquel les Valdôtains ont donné le nom de Rosa; on y trouve un gigantesque amas de glace éternelle, dominé cependant par des cimes plus hautes encore et plus abruptes, qui sert de passage pour aller dans la vallée d' Aoste. » De ces documents il ressort qu' en employant les mots Mons Silvius, Tschudi et Simler veulent parler du col dit, aujourd'hui, de St-Théodule.

Mais, chose étrange, sur la foi de ces textes, Mons Silvius va être considéré comme le nom « antique » du Matterhorn actuel, bien qu' il ne soit, à mon humble avis, qu' un pur fantôme, comme j' essaierai de le démontrer plus loin. Coolidge, en 1904, écrit: « Mons Silvius est probablement la forme antique du nom moderne Mont Cervin * ). » Deux ans plus tard, H. Jaccard lui fait écho: « Mons Silvius est le nom latin du Mont Cervin2 ). » Enfin, en 1926, M. Albert Dauzat nous assure que « les Valdôtains appelaient auparavant le Cervin Silvius»3 ).

Simler, non content de lancer, après Tschudi, un nom fallacieux dans la circulation, tente de trouver pour son Silvius une etymologie dans la Rome antique.Voici son texte traduit: « Quelques passages de montagne ont reçu le nom des généraux illustres qui y conduisirent leurs armées... Le Mont Silvius paraît devoir le sien à un général romain4 ). » Un savant théologien italien, F. G. Farinetti, accepte cette bizarre hypothèse et la développe longuement: « Silvius est probablement un capitaine romain qui dut séjourner avec ses légions parmi les Salasses et les Sédunes, et traverser peut-être aussi le col du Théodule entre ces deux séjours. Peut-être, ce Silvius est-il le même que ce Servius Galba à qui César avait confié la mission d' ouvrir les passages alpins: le St-Bernard, le Simplon, le Théodule et le Moro. Il semble donc probable que, en son honneur, on ait donné le nom de Servio, devenu depuis Silvio et plus tard Servino ou Cervino à la fameuse pyramide5 ). » Farinetti a employé des « peut-être » et des « il est probable » qui permettent de l' absoudre, mais que de candeur chez ce théologien!

Coolidge, théologien comme Simler et Farinetti, croyait aussi à 1'«anti-quité » de Silvius et n' a pu résister à la tentation de faire de l' étymologie: « L' origine de ce nom ,,Mons Silvius " est inconnue, mais Silvius est peut-être une corruption du mot allemand „ Silberner ", argenté, et peut avoir été donné par analogie, à cause de la blancheur étincelante du glacier, comme le nom des Cimes blanches... Le nom de Mons Silvius a été donné à ce passage à cause de la blancheur éblouissante de la glace6 ). » Il faut ranger cette etymologie fantaisiste à côté de celle qu' il a donnée de l' ancien nom romand de Zermatt: Praborgne, qu' il traduit par « Pré borné»!7 ).

Il est temps de nous débarrasser de ce Silvius, qui n' a jamais appartenu à la langue vivante, qui n' a jamais été employé par les gens du pays, ni par les Zermattois, ni par les Valtorneins, et qui n' est attesté par aucun texte « antique », ni grec, ni romain, ni médiéval. Fruit d' une méditation toute livresque, ce pseudonyme de Silvius est sorti de la cervelle des Tschudi, des Simler et consorts. En ce début du XVIe siècle, les savants aimaient à se barbouiller de latin. Ces snobs de l' Humanisme n' hésitaient pas à « latiniser » jusqu' à leur propre nom: Gilles Tschudi se fait appeler Aegidius Scudus; Stumpf, Stumpfius; Jove, Jovius; Simler, Simlerus; von Watt, Vadianus. Bien mieux, on traduit son nom de famille en de bizarres vocables grecs ou latins: Vogel juge plus élégant de signer Avienus; Zimmermann, Xylotedus; Schwarzerde, Mélanchton, sans parler des Erasme et autres Oecolampade!

Or, la même manie, cette même fièvre de latin va sévir dans la topo-graphie.Voici quelques échantillons de ces latinisations de noms de lieux. Sous la plume de Simler, le Col d' Antrona devient le Mons Anlrunius et le Lœtschenpass, le Mons Letschius: on ajoute ius au vrai nom et le tour est joué. Mais on pratique aussi les traductions. Croirait-on que Venustus Mons « Mont gracieux » est le déguisement absurde dont on affuble le Finstermünz? Et pourquoi essayer de nous faire croire que Mons Piniferus, « mont qui porte des pins », est le nom « antique » du toponyme allemand très moderne Fichtelgebirge? Toutes ces divagations sont des l' œil auxquels on s' est laissé prendre trop longtemps. Je le répète, Silvius n' est qu' un fantôme, et, en cette qualité, il doit être translucide et facile à percer à jour: les auteurs de cette contrefaçon l' ont forgée de toutes pièces sur le mot latin Silva « la forêt, le bois ».

Après ces gambades acrobatiques dans les nuages, il est agréable de reposer nos pieds sur le terrain solide de la montagne, je veux dire: le langage usuel des montagnards de la vallée d' Aoste.

Nous voilà donc enfin en présence des n08 6 et 8 de la liste que j' ai dressée plus haut, soit Mont Servin ( 1560 ) et Mons Certinus ( 1581 ), qu' il convient d' analyser sans les séparer.

Mont Servin, de 1560, est la première mention du nom célèbre. C' est un document nouveau, inconnu de Coolidge, que m' ont permis de dénicher un hasard heureux et une amicale et intelligente collaboration, celle de M. l' abbé Henry, curé de Valpelline, un des meilleurs connaisseurs de la langue, des montagnes, de l' histoire et des archives de sa chère vallée d' Aoste. Qu' il reçoive ici mon chaleureux et respectueux merci!

Voici les faits. En 1560, les hommes d' Ayas et de Brusson ( vallée de Challant ) adressent d' Ayas au Conseil des Commis d' Aoste une requête pour qu' on fasse des fortifications sur les passages de leurs alpes. Dans cette requête nous lisons ces mots: « Au cousté de Montservin, soyt Roy se, il y a un libre passage pour les chevaulx et aultres bêtes et gens... » Donc, en français d' aujourd: « Du côté du Mont Servin, qu' on appelle aussi la Roèse, il y a un passage... » Voilà donc la mention princeps de l' expression toponymique Mont Servin, appliquée, me semble-t-il, au Théodule et à son glacier qu' on appelait aussi dans le pays « la roèse ». Peut-être même, est-ce un terme plus général, désignant un assez vaste territoire situé à la frontière. En tout cas, Coolidge a été beaucoup trop affirmatif quand il soutenait que le Théodule n' avait jamais été appelé Mont Servin avant 1688 2 ).

Que faut-il penser de Mons Certinust En 1581, Philibert de Pingon publie à Turin une généalogie des princes de la maison de Savoie: « Inclytorum Saxoniae Sabaudiaeque Principum Arbor Gentilitia. » Cette œuvre, rédigée en mauvais latin, renferme une liste de toutes les localités situées sur les terres des princes savoyards, liste qui fourmille de lapsus, de fautes d' ortho graphe et d' impression, et qui n' inspire qu' une médiocre confiance aux toponymistes. A la page 104, à côté de « Toruenchea vallis » ( sans doute bévue pour « Tornenchea vallis » val Tournanche ), on lit ces mots: « Certinus maximus mons)>. Coolidge remarque avec raison que Certinus est une faute d' im pour Cervinus. Mais je me permets de considérer aussi le « C » initial comme une grossière faute d' orthographe, puisque en 1560 les gens d' Ayas écrivaient correctement Servin, avec une « S ». Puis Coolidge, ignorant le document d' Ayas de 1560, publié cependant en 1888, déclare catégoriquement, mais en toute bonne foi, que ce Certinus, de 1581, est la première mention du mot Cervia: ce qui est une erreur. Ensuite il traduit Certinus maximus mons par « Cervin, le pic très élevé », ce qui me paraît très discutable. Dans le jargon latin de l' époque, maximus mons peut tout aussi bien signifier « le très grand col de montagne ». Qu' on veuille bien se rappeler les remarques faites plus haut sur le sens de mons et les exemples que j' ai donnés. Je crois qu' il est question du passage et non du pic, mais, pour être beau joueur, je veux bien admettre, comme pour le document d' Ayas, qu' il s' agit d' une dénomination assez imprécise, désignant un assez vaste territoire avec ses pics et ses cols.

Peut-être faut-il interpréter de la même manière un autre document, nouveau lui aussi, et négligé par Coolidge. Le voici: le 15 juillet 1602, le couvent de Verres ( Val d' Aoste ) prend une délibération où il est question d' une place et d' un domicile qui, du côté nord, soit du Mont Servin ( ad partem septentrionalem et Montis servini, dans le texte ) touche le mur de la cure du lieu dit Valtournanche 1 ). Au nord de Valtournanche? La boussole montre plutôt le Cervin que le Théodule, en tout cas le territoire aux limites imprécises où se trouvent ces deux points. Mais, ce qu' il m' im ici de souligner, c' est l' emploi réitéré par les gens du pays de l'«S » initiale. Le « C » de Certinus, dû à un étranger et « encerclé » par deux « S » indigènes, me paraît condamné: il est une faute d' orthographe. Connu dès 1911, ce document de 1602 n' aurait pas dû être négligé par Coolidge, qui ne publia que l' année suivante, en 1912, ses études sur le nom du Cervin, dans les Alpine Studies et dans la Rivista mensile.

Origine et signification de l' adjectif „ servin ".

Qu' est donc que ce mot servin? Pour en trouver l' origine et le sens, laissons dormir paisiblement les généraux romains Servius ou Silvius, ne feuilletons pas de vieux bouquins poussiéreux, mais dirigeons nos recherches sur le terrain, en pleine nature: la toponymie est la plus charmante des sciences de plein air.

Dans les parlers régionaux que l'on entend des bords de la Loire jusque dans les Alpes, le mot latin silva est devenu selva, selve, plus tard serva, serve, un simple nom commun signifiant toujours « forêt, bois ». Aujourd'hui encore, les Savoyards qui parlent le patois emploient ce mot serva 2 ). Il en va de même dans la vallée d' Aoste, où ce mot a un dérivé adjectif: seruadzo « sauvage », du latin silvaticum.

Silva a une descendance extrêmement nombreuse dans la toponymie des pays de langues romanes. Il faudrait des pages pour tout citer, aussi m' en tiendrai-je à quelques exemples, choisis à dessein et uniquement dans notre Suisse romande, dans les Alpes de la Savoie et dans celles du Haut Piémont: La Serve « la forêt »; le Servet, la Servette « la petite forêt »; Tresserve « au-delà de la forêt », latin trans silvani; le Servolet « le petit bois », latin silvu-littum; le Servan « lieu boisé », adjectif latin silvanum; la Servage « lieu boisé », adjectif latin silvatica, et son diminutif la Servagette; la Serva « la forêt », dont il y a un très grand nombre d' exemples dans le pays d' Aoste: une Serva se trouve au pied même du Cervin, à Valtournanche; Zα Servenaz « lieu boisé », adjectif latin silvina; enfin le Mont Servin ( aujourd'hui Cervin ) de Valtournanche. Qu' on me permette de monter en épingle trois noms encore qui ont échappé à Coolidge et qui ont à mes yeux une singulière importance. Ce sont trois frères toponymiques du héros de la présente étude. Sur la commune de Puygros ( département de la Savoie ), il y a un Mont Servin 1 ). Au-dessus de Balme, dans la vallée de Lanzo ( Piémont ), se trouve un deuxième Mont Servin, et, non loin de Torre Pellice, dans le Val d' Angrogne ( Vallées vaudoises du Piémont ), s' élève, à 1756 m ., un modeste et troisième Mont Servin, bien connu de nos collègues de Turin 2 ), qui s' y rendent volontiers en promenades hivernales. Peut-être y en a-t-il d' autres encore, mais je n' ai eu ni le loisir ni le goût de pousser plus loin ces investigations qui sont toujours longues et fastidieuses. La présence constante de l'«S » initiale dans quatre Mont Servin me paraît incompatible, jusqu' à plus ample information, avec les hypothèses de MM. Hubschmied et Dauzat, signalées au commencement de mon article.

Ce mot servin a toutes les apparences d' un adjectif épithète, dérivé de silva et signifiant donc: « où il y a des forêts », ou mieux encore ici: « qui est entouré de forêts, dont les pieds sont couverts de bois ». Il serait l' aboutisse d' un adjectif latin, inconnu de la langue « classique », mais enregistré par Ducange, silvinus, dont les formes auraient été au cours des âges: silvin, puis selvin, et enfin servin. Les patois franco-provençaux ne l' emploient plus aujourd'hui; tombé en désuétude, ce mot serait une relique du vocabulaire en usage au XIIIe siècle probablement: la permutation très régulière de 1'«/ » en « r », c'est-à-dire le passage de selvin à servin, n' ayant pu se produire avant l' an 1250 ou 1300 après J. C. S' il faut en croire H. Jaccard, le dia- lecte du Berry aurait possédé jusqu' à nos jours cet adjectif servin « boisé»x ). On peut être certain, en tout cas, qu' il n' est pas d' origine italienne: dans cette langue, silvinus était devenu selvino, qui a survécu, par exemple, dans Monte Selvino des Alpes bergamasques, si je ne fais erreur. Bien entendu, je ne considère point silvinus comme ayant été le nom des quatre Servin à l' époque romaine, car je crois à leur anonymat dans ces temps lointains, mais je suis frappé de la très grande ressemblance de Silvinus et du Silvius de Tschudi et de Simler. Qui donc leur a suggéré ce prétendu nom « antique »? Une hypothèse me paraît plausible: les informateurs de Tschudi et, surtout, les élèves valaisans de Simler connaissaient l' appellation Mont Servin et sa signification, mais dans leur mépris de la langue « vulgaire », ils ont traduit ce « Mont des forêts » par Mons Silvius, sans dire le vrai nom valdôtain à leur professeur, qui imagina la légende des généraux romains.

Mont Servin devient un „ quatre mille " et se déguise en „ Cervin ".

Il nous reste à résoudre les derniers problèmes. Quand le nom de Servin a-t-il été donné pour la première fois et incontestablement au pic de 4482 m.? Pour quel motif lui a-t-il été attribué et depuis quand l' écrit avec un « C » initial?

Au commencement du XVIIe siècle, peut-être même avant, les Valaisans érigèrent, sur le Col du Mont Servin, une chapelle ou un oratoire renfermant une statue en bois du saint patron de leur pays, Théodule, premier évêque d' Octodure au IVe siècle. La présence de cette sainte image, en un point nettement déterminé, va provoquer une localisation très précise du nom, et Col de St-Théodule va faire une victorieuse concurrence à Mont Servin, qui, peu à peu, sera de moins en moins employé pour désigner le col. Des raisons presque identiques expliquent Grand St-Bernard supplantant Mont Joux, et St-Bernardin remplaçant Monte Uccello.

Mais Mont Servin ne mourra pas, bien au contraire. Il va s' élancer vers des destinées glorieuses, il va « monter » sur la pyramide de roc, pour y demeurer, espérons-le, jusqu' à la consommation des siècles! En effet, en 1680, un Italien, Tommaso Borgonio, dresse une carte des Etats des ducs de Savoie, et très nettement il inscrit sur un pic fort sourcilleux: M. Servino. Les cartes publiées ultérieurement suivent cet exemple et respectent Y« S » initiale. Dans la littérature, ce n' est qu' un siècle plus tard, en 1786, qu' un auteur parle pour la première fois du « pic graniteux du Mont Servin»2 ).

Hélas! un immortel alpiniste, un génial savant va détruire la belle unité orthographique: Servin. Il y a cent cinquante ans, le 14 août 1789, Horace-Bénédict de Saussure est au Théodule, d' où, pour la première fois, il admire de près « la haute et fière cime du mont Cervin, qui s' élève à une hauteur énorme sous la forme d' un obélisque triangulaire d' un roc vif et qui semble taillé au ciseau ». Voilà ce que nous sommes condamnés à lire dans les Voyages dans les Alpes, qui furent publiées en 1796. De Saussure, qui avait déjà estropié d' autres noms de lieux, intronise l' orthographe fautive avec un « C » initial, funeste négligence de la part d' un homme dont l' autorité et le prestige aggravent la responsabilité. Qui ne pousserait des cris d' orfraie s' il s' était permis de commettre exactement la même faute en écrivant, par exemple, « cilviculture » ou Saint « Cylvestre »? Mais le mal est fait. Les cartographes emboîtent le pas: Weiss ( 1798 ) met sur sa célèbre carte « Mont Cervin », et Bâcler d' Albe ( 1799 ), « M. Cervino»1 ).

Conclusions.

1° J' ai peut-être manqué de respect à deux ou trois Pères de l' Eglise des alpinistes. Six mots de ce latin qui leur était cher seront mon excuse: « Amicus Piato, sed magis arnica Veritas. » II0 Les quatre Mont Servin que je connais sont un nom de lieu alpin, postérieur à la conquête romaine. Aucun document ne nous apprend en quel siècle ce toponyme a été créé par la voix publique, mais ce mot a dû appartenir aux dialectes franco-provençaux des Alpes françaises et de la Vallée d' Aoste, et signifier « Mont des forêts ».

III0 La forme valdôtaine, seule étudiée dans cet article, apparaît pour la première fois en 1560, dans un document manuscrit, avec l' orthographe: Mont Servin. Elle semble avoir été, à l' origine, une appellation générique désignant un vaste territoire alpin, avec ses pics, glaciers et cols, situé au-dessus des belles forêts du val Tournanche. En 1560, c' est le nom de la dépression la plus basse de l' arête ( 3322 m .), que les gens du pays appelaient aussi « la roèse » ( le glacier ), et les Zermattois, « der Gletscher ».

IV0 Le passage glaciaire prend le nom de Col de St-Théodule avant 1688.

V° Dès 1680, M. Servino, dont le « o » a été ajouté par l' auteur italien de la carte, désigne la cime de 4482 m ., située à l' occident du passage.

VI0 Dans un livre publié en 1796, de Saussure parle de ce sommet, en adoptant l' orthographe fautive: Mont Cervin.

VII° Le nom, soi-disant antique, Mons Silvius, n' est qu' une mauvaise traduction, suggérée aux savants du XVIe siècle ou imaginée par eux.

VIII0 Si le service topographique fédéral veut respecter la vérité historique et linguistique, attestée par les documents les plus anciens, il inscrira à l' avenir sur les belles cartes qu' il prépare:

Matterhorn oder Mont Servin Les Français ont eu le courage et la sagesse de corriger le nom d' une grande ville: Cette est redevenue Séte depuis quelques années, et personne n' en est mort!

Que le Cervia, qui n' est pas encore le nom, légalement intangible, d' un office postal, redevienne désormais le Seroin. Ce serait, pour la cime austère, une façon élégante de répudier la parenté d' une parvenue mondaine et frivole, la jeune Cervinia, qui se réjouit du grincement des téléphériques, se complaît aux relents des moteurs et va évincer sous peu les noms illustres du Jomein et du Breuil. Cette réforme d' orthographe aurait eu, j' en suis certain, l' approbation de Guido Rey lui-même, qui m' écrivait avec tristesse, en octobre 1933: « Tout s' est encore conservé primitif au Breuil, cet heureux coin du monde que j' ai choisi pour ma retraite. Mais, hélas! l' année prochaine verra les autos bruyantes et profanes s' arrêter devant l' humble chapelle où prièrent les soldats de Victor-Amédée II et où pria encore Notre grand et cher Ami, le Duc des Abruzzes... Sic transit gloria mundi. » Vevey, avril-juin 1939.

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