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Retraite hivernale à Mittellegi

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

PAR P. H. GIRARDIN, BIENNE

Le ciel est bleu, seul un petit nuage blanc de la grandeur d' un confetti indique que sur les hauteurs il souffle un vent d' ouest.

« Ce n' est pas ce nuage qui va nous empecher de faire la course! » me dit Raymond en me montrant du doigt le sommet de l' Eiger, que nous avons l' intention d' atteindre par I' ar6te de Mittellegi.

Nous prenons donc le train en compagnie d' une multitude de skieurs qui se rendent à la Petite Scheidegg ou à Eigergletscher. De là, un rapide coup d' oeil avant d' entrer à l' intérieur du tunnel qui conduit au Jungfraujoch, nous fait constater que le temps n' est pas si beau. De longs nuages tout blancs, tels des poissons, ont recouvert toutes les montagnes dont la chaîne s' étend en direction de l' ouest, et que nous ne pouvions voir de Grindelwald.

Dans le train, peu de monde; et quand nous débarquons à la station Eismeer, nous sommes seuls. Bien sür, la journée est déjà avancée et les skieurs ne se risquent plus dans la longue descente sur Grindelwald, la neige étant trop ramollie. Par les fenetres percées à meme le rocher, nous découvrons tout un monde de glace et de roc.

Pour atteindre l' extérieur il nous faut descendre d' une cinquantaine de mètres par un corridor obscur où nous n' avons pour nous guider que l' aide de balustrades. A la sortie, une porte de bois nous conduit dans un tunnel de neige. Nous ne sommes qu' au mois de mars et la neige est encore très abondante. Il s' est cependant déjà forme une étroite rimaye entre neige et roc et la lumiere qui y pénètre nous fait cligner des yeux, tant le contraste est fort entre nuit et jour. Au-dessus, colle contre le rocher, un énorme bloc de neige n' attend que le moment de se liberer.

Dehors, nous prenons le temps de manger un fruit avant de nous mettre en route, reliés par la corde. Nous laissons derrière nous des parois verticales et lisses dans lesquels sont encastrées les fenelres qu' on distingue très bien. Un gros tuyau sortant du rocher fait un sifflement continu. Devant nous, à droite, la paroi nord des Fiescherhörner; tout au fond et en face, le duo Schreck-horn-Lauteraarhorn.

D' ici, la cabane de la Mittellegi paraît très haute et très éloignée. Pour y accéder, le mieux est de prendre par le milieu du Kallifirn, qui est délimité à gauche par des pentes raides et droite par une barre glaciaire et rocheuse. Nous n' avons pas besoin d' ouvrir la trace: il en existe déjà une, et nous nous demandons qui a bien pu nous précéder. Au départ de la cabane, il n' y a pas d' autre ascension que l' arete. C' est donc certainement à plusieurs que nous la ferons.

Nous marchons tranquillement quand, tout à coup, pas bien loin de nous, un craquement sourd nous fait lever les yeux. Un énorme bloc de glace gros comme un éléphant s' est détache et roule tout lentement, en tassant la neige à la manière d' un rouleau compresseur. Il provient d' un gros sérac qui se trouve à la base du couloir plongeant de l' Eigerjoch. Nous n' avons pas à craindre d' avalanche, car il n' a pas neige depuis un certain temps déjà. Le gros bloc a fini par se perdre en mille miettes dans les séracs situés en contrebas. Quant nous arrivons à l' endroit où il est passé, nous sommes stupéfaits. Si nous n' avions pas eu l' idée, au départ, de nous arreter pour manger une orange, peut-etre serions-nous à l' heure qu' il est réduits à l' état de bouillie. Pour traverser le sillon profond de deux mètres creusé par le bloc, nous avons plutöt l' air de chiens battus se traînant aux pieds d' un maître cruel, ici représente par le sérac aussi imposant de taille que fragile dans son équilibre. Il donne si peu confiance que nous deguerpissons au plus vite. Essouffles, mais en lieu sür, nous reprenons une marche plus régulière. Heureusement que les traces sont faites, car cette neige lourde devait etre un calvaire pour ceux qui les ont foulees.

En levant les yeux en direction de la cabane, nous distinguons nettement deux hommes. Que peuvent-ils bien etre venus faire ici en plein hiver? Et nous-memes, pourquoi avoir choisi ce 18 mars pour accomplir une course déjà envisagée il y a plusieurs mois? Pendant notre marche d' approche, le ciel ne s' est guère amélioré; on croirait plutöt qu' il va neiger. Serait-ce la fin de la longue période de beau fixe qui a permis l' accomplissement, il y a une semaine, de la première hivernale de la paroi nord de l' Eiger? Allons! pas de pessimisme! Nous sommes ici et le temps sera de nouveau de bonne humeur demain.

La cabane se trouve maintenant au-dessus de nous. Quand nous attaquons les pentes raides qui y conduisent, il commence à neigeoter. Sans assurage nous grimpons ensemble, et deux heures et demie après notre départ nous entrons dans la petite cabane. Assis dans son unique pièce, deux hommes jeunes qui parlent l' allemand nous saluent et nous offrent une tasse de thé, qu' ils ont eu l' amabilité de préparer lorsqu' ils nous ont vu arriver. Ils ont des tetes sympathiques, et tout de suite la conversation est animée comme si nous étions de vieux copains. Leur intention à eux n' est pas de faire la Mittellegi, mais d' atteindre Grindelwald en descendant l' arete du Hörnli. Quand ils ont vu que le temps changeait ils ont choisi de passer la nuit à la cabane au lieu d' aller bivouaquer à cinq heures d' ici dans une grotte de leur connaissance. Ils décident de faire la course avec nous; mais en regardant par la fenetre, nous ne voyons rien d' autre que la neige qui tombe serrée. Il fait déjà nuit et le brouillard nous enveloppe, si bien que nous ne voyons qu' à quelques metres.

La couche de neige a maintenant une épaisseur de 5 cm. Nous sommes obligés de colmater la porte avec une couverture pour empecher la neige de pénétrer à l' intérieur. Comme nous n' avons rien d' autre à faire et qu' il faut économiser le bois dont la chaleur n' arrive meme pas à tempérer la cabane, nous décidons d' aller nous coucher. Nos respirations se devinent à la buée qui sort de nos bouches. A 3354 m, quatre hommes s' endorment bientöt, éloignés du monde par la neige en tempete et des parois insondables.

Au réveil, le lendemain, nous constatons avec inquiétude que le temps n' a pas changé. Toujours le brouillard, et il neige sans interruption. Cinquante centimètres recouvrent le sol. Dans le fond du cirque en direction des fenetres d' Eismeer, le tonnerre des avalanches gronde sans arret. Il va falloir renoncer à la course et rebrousser chemin; mais nous sommes conscients du danger qu' il y a à traverser toutes ces pentes, hier inoffensives, aujourd'hui menacantes, où l' avalanche peut à chaque instant nous emporter. Nous n' avons pas le choix. De toute facon, si nous pouvions gagner le sommet, nous serions encore plus exposés dans la descente du versant ouest, la voie normale. Celle-ci, toute en dalles raides, est très longue. Quant à la descente directe sur Alpiglen, ce serait folie que de s' y engager.

Nous déjeunons en häte, car il ne faut pas attendre que la neige ait pris trop d' épaisseur. Il ne faut pas non plus espérer une amélioration. Crampons aux pieds, c' est du pas de porte que j' assure mon ami. Plusieurs longueurs de corde, que nous devons chacune assurer, nous mènent au rétrécissement du couloir qui, ici, est très raide et agrémenté d' ilots rocheux. Jusqu' ici nous avons profite de descendre dans la trace qu' a laissée la neige descendue en coulée. Les pointes des crampons sur la neige dure ont bien mordu et le piolet, à travers la couche épaisse, a permis un assurage efficace. Maintenant l' assurage est nul et la progression difficile. C' est sürement gräce à la confiance mutuelle que nous avons Tun dans l' autre que nous pouvons atteindre sans glissade la rimaye. Celle-ci traversée, la pente devient moins raide à mesure que nous descendons et que la neige se fait plus profonde. La corde en anneaux dans les mains nous exaspère. Elle se tend toujours au moment où, enfonce jusqu' au ventre, vous vous debattez pour dégager un pied immobilisé par le tassement que provoque le train arrière quand on bascule à la renverse.

Quand nous arrivons au plat nous ne voyons déjà plus les deux alpinistes qui nous suivent. De temps à autre des éclats de voix nous parviennent et font supposer qu' ils sont dans la partie la plus délicate, celle du passage du goulet. Nous les attendons. Dans la grisaille, nous voyons bientöt deux silhouettes qui s' approchent. Leur démarche est celle d' ivrognes, tant il est difficile de garder un équilibre stable. Nous sommes heureux d' être quatre. Le moral est bon. Mon camarade en tete, nous avancons régulièrement et gagnons ainsi plusieurs centaines de mètres, mais il est impossible d' établir notre position en partant d' un point de repère. Tout est blanc-gris. Les bruits d' avalanches entendus ce matin n' ont pas cesse, mais nous n' y prenons plus garde. Aussi est-ce très impressionnant quand, au-dessus de nous, l' une d' elles se déclenche, la première que nous aurons à subir. Arretes, le bonnet pret à recouvrir le visage pour empecher la poussière de pénétrer dans les poumons, nous attendons. Un souffle passe et en meme temps nous recevons toute une rafale de neige poudreuse. Cela n' a pas été si terrible, mais nous avons quand meme senti un serrement de cceur. Par la suite, nous en recevrons bien d' autres, mais nous ne nous arreterons plus que pour changer l' homme de pointe, qui doit péniblement ouvrir la trace.

A un moment donne, il nous faut remonter, des taches sombres laissent deviner des parois de glace verticales. Cette ascension est très pénible. Le pied levé très haut revient presque à sa place première quand on y fait reposer le poids du corps. Sürs maintenant d' être dans la bonne direction, nous laissons nos amis prendre les devants. Le plus jeune doit faire une véritable tranchee et l' avance est lente à l' extreme. Derrière, nous n' avons qu' à attendre, et c' est très demoralisant. II est presque impossible de progresser: la neige nous arrive à la hauteur des épaules. Nos amis sortent alors une pelle à neige et un vrai travail de terrassier commence. Des craquements sous nos pieds se font entendre. Des avalanches heureusement légères passent sur nos tetes. Les moments d' at deviennent toujours plus longs. Une hausse de température, maintenant, serait fatale. De crainte que tout à coup la pente ne s' eboule, nous prenons des distances entre chacun afin que le poids des quatre ne pèse sur la me surface.

La station est maintenant toute proche, car nous touchons presque les parois lisses. Les avalanches qui n' ont pas cesse depuis 24 heures ont forme d' énormes cönes qu' il faut traverser successivement. Nous sommes heureusement à l' abri des pierres qui peuvent se trouver dans les coulées tombant de très haut à la verticale. La pelle fonctionne sans arret. Sans elle nous ne serions pas encore ici. Souvent, quand le premier a débarrassé plusieurs mètres cubes de neige, une avalanche revient tout combler.

Tout à coup, nous trouvons, melees à la neige, des pelures d' orange. Le tunnel de glace doit etre tout proche. Avec la pelle, nous tächons de retrouver par sondage son entrée, mais toujours l' outil rencontre du solide. Tout est bouche. La seule solution est de creuser un nouveau long tunnel pour approcher du rocher... Mais au fait, n' avons pas remarque hier qu' il s' était forme une petite rimaye, au moment où nous passions la porte? A la satisfaction générale, nous constatons que la fente n' a pas été bouchée. L' un après l' autre nous nous y laissons glisser. Quelle joie de découvrir que le reste n' est plus qu' un jeu d' enfants! L' ouverture de la porte provoque un violent courant d' air, qui soulève la neige en un nuage. Quand nous remontons le couloir obscur, nos pieds sur la terre ferme nous font mal. Il est midi, et il y a 4 heures et demie que nous avons quitté la cabane! Notre course a échoué, mais pourquoi le regretter? N' avons pas vécu une nouvelle aventure et trouve une nouvelle camaraderie?

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