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Trois panoramas suisses de haute montagne, dessinés en 1655

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Gustave Solar, Zurich*

L' article suivant est dû à des circonstances curieuses, mais bien compréhensibles: tous les documents intéressant l' histoire de l' art qui me tombaient sous la main, pendant que je travaillais aux panoramas de Jean-Conrad Escher de la Linth, prenaient soudain à mes yeux les traits d' un panorama; où que j' aille, je découvrais des panoramas!

Ce n' est donc pas par hasard que je fus frappé, il y a quelque temps, à la collection des estampes de la Bibliothèque centrale de Zurich, par un dessin au pinceau anonyme, d' un format plus large que d' ordinaire. Le trait cultivé, d' une légèreté presque impressionniste, gris-bleu rehaussé de blanc, révélait une main de maître. Ce paysage de près d' un mètre de long sur 40 centimètres de haut ( fig. 20 ) représente un torrent coulant entre degros blocs, au pied de trois collines abruptes figurant au premier plan. A gauche, dans le lit du torrent, deux hommes en train de dessiner sont assis sur une pierre; ils sont coiffés de chapeaux à l' an mode, hauts et pourvus de larges bords. Un collectionneur du début du XIXe siècle avait ajouté en haut à gauche « vallée de la Sihl »; le cartouche de la vieille Bibliothèque municipale attribuait ce dessin au XVIIIe siècle.

Cette dernière indication ne pouvait être exacte. Le costume des deux peintres représentés *Nous remercions vivement M. Gustave Solar qui a bien voulu présenter aux lecteurs des Alpes le condensé de sa conférence, prononcée le 25 juin 1976, devant les Amis de la Bibliothèque centrale de Zurich. M. Gustave Solar a fait paraître les Vues et panoramas de la Suisse de Jean-Conrad Escher de la Linth ( Die Ansichten, Atlantis Verlag, Zurich 1974 ) et les Panoramas ( Orell Füssli Verlag, Zurich 1976 ). Son texte sur les Trois panoramas suisses de haute montagne suscitera certainement l' in des amis de la montagne, car nous sommes les premiers à bénéficier d' une publication qui a rencontre un grand écho chez les spécialistes, à l' occasion de ladite conférence.

appartenait, c' était l' évidence même, au XVIIe siècle. Ce dessin prenait ainsi un intérêt tout particulier. Trois pistes permettaient de mieux cerner cette œuvre: l' examen du style, l' identification des deux personnages et la localisation de ce paysage.

Le format propre au panorama et un réalisme étonnant dans la représentation du paysage évoquaient d' emblée le peintre hollandais Jan Hackaert. Cet artiste mystérieux continue de préoccuper l' esprit du public suisse amateur d' art, depuis les découvertes de Stelling-Michaud en 19371. Né à Amsterdam en 1628 et mentionné là-bas encore en 1685, il fit plusieurs voyages en Suisse entre 1653 et 1658 et y dessina plus de trois douzaines de splendides vues ( grand format ) des environs de Zurich, des montagnes glaronaises et surtout des Grisons, contrée pratiquement inconnue à l' époque et même bien plus tard encore. Il exécuta ces œuvres probablement à la demande d' un riche avocat d' Amsterdam, Laurens van der Hem, qui fournissait des bourses de voyage à plusieurs artistes et les envoyait en divers lieux pour enrichir son importante collection de « vedute » ( paysages ). Cette collection, nommée Atlas van der Hem 2, se trouve à la Bibliothèque nationale autrichienne à Vienne. Le 13e de ces 50 volumes in-folio contient la majorité des dessins de Hackaert. On ne peut vraiment se faire une idée de leur beauté et de leur dimension gigantesque ( la vue de Glaris mesure presque deux' Stelling, Sven: Paysages suisses inconnus du XVII' siècle. Dessins et vues de Jan Hackaert et autres peintres hollandais. Zurich/Leipzig 1937.

2 Nommé aussi Atlas Blaeu, parce que van der Hem avait fondé sa collection sur les i, volumes de l' Atlas Maior de Joan Blaeu, précieux travail cartographique qui venait alors de paraître, ou encore Atlas Eugène de Savoie, car ce prince — qui sauva Vienne du danger turc — avait acquis la collection et l' avait emmenée à Vienne.

mètres de long !) d' après les illustrations du livre de Stelling-Michaud.

En 1655/56, Hackaert séjourna neuf mois à Zurich chez un général d' artillerie féru de beaux-arts, Johann Georg Werdmüller. Il donnait des cours de dessin et de peinture à son fils, Hans Rudolf, qu' il voulait confier, avant son retour à Amsterdam, à un peintre de ses amis, Conrad Meyer ( 1618-1689 ). Hackaert, plus jeune de dix ans, avait entrepris avec cet artiste de 37 ans qui fréquentait la maison du général d' artillerie, une série de randonnées qui culmina en 1655 en un grand voyage dans les Alpes. Ils s' asseyaient souvent côte à côte pour dessiner, et quelques-uns de ces dessins jumeaux nous sont parvenus. Ils trahissent une divergence dans la manière de rendre un paysage: le Néerlandais incarne la tendance propre à l' art de son pays: il aime les vues ouvertes, larges, sous un ciel haut qui pèse sur les montagnes et les fait paraître plus basses. Conrad Meyer, au contraire, rapproche les objets éloignés, pour conférer aux montagnes cette grandeur qui nous les rend si impressionnantes.

Or le dessin de la « vallée de la Sihl », s' il présente bien un angle largement ouvert à la manière hollandaise, est cependant opposé à la conception de Hackaert en ce qui concerne la représentation de la montagne: les versants se rapprochent tellement qu' ils ne laissent plus aucune place au ciel. La technique du pinceau est celle d' un virtuose et renvoie à Conrad Meyer, dont la fine sensibilité de coloriste s' exprimait à merveille dans l' aqua. Lorsque je trouvai par la suite d' autres dessins de la même série et de la même facture qui portaient la signature de Meyer, mon hypothèse se confirma. Cependant, tous les dessins portaient l' empreinte de l' art néerlandais du panorama à un point tel que l' influence de Hackaert ne pouvait être ignorée. Cela me facilita la tâche pour la datation. En essayant de localiser ce paysage, j' ar à la conclusion que tous ces dessins devaient avoir été exécutés pendant le voyage que les deux artistes entreprirent en 1655 et qui les mena par Thalwil, Einsiedeln et la plaine de la Linth dans le pays glaronais. Nous savons par le livre de bord de Hackaert, conservé dans une collection privée des Pays-Bas, que celui-ci continua seul le voyage qu' aux Grisons, tandis que Conrad Meyer rentrait à Zurich.

Le dessin de la « vallée de la Sihl » trahit une connaissance des lois de l' optique qui allait de soi pour les peintres paysagistes hollandais, mais non pour Conrad Meyer. Lorsqu' on photographie une paroi proche avec un objectif grand angulaire, les parties latérales plus éloignées semblent reculer vers l' arrière, tandis que la partie centrale se rapproche. Dans son essai de panorama, Meyer s' était posé le problème nouveau et difficile de garder au premier plan le versant d' une vallée profondément encaissée. Il en était reste à sa conception du paysage et avait conservé également sa technique de l' aquarelle. Hackaert, quant à lui, préférait le trait linéaire à la plume et n' employait habituellement le pinceau que pour un lavis gris complétant le dessin.

Mais qui sont les deux peintres représentés? La fraîcheur et la spontanéité de l' esquisse au pinceau trahit le travail d' après nature, « naer het leven»(fig. 24 ). C' est pourquoi Meyer ne peut pas s' y être représenté lui-même. Le fait que Hackaert a dessiné les personnages n' entre pas en ligne de compte, car il n' était pas portraitiste, et il faisait exécuter les personnages de ses tableaux par des peintres amis plus à l' aise que lui dans ce domaine. Une comparaison avec d' autres esquisses de personnages par Conrad Meyer 3 confirma qu' ils étaient bien de sa main; ainsi la question de l' ar était résolue. La clé de l' identification des personnages me fut finalement livrée par l' aspect du très jeune homme assis à gauche. Il a un visage ovale de jeune fille, un port de tête volontaire et gracieux et une chevelure foncée tombant sur les épaules. Il peut être âgé de seize ans environ. Dans l' entourage de Meyer, il n' y avait, en 1655, que deux amateurs de peinture de cet âge et l' un des 3 Au Musée national Suisse et au Kunsthaus de Zurich.

deux était borgne 4. Seul le fils du général d' ar entrait donc en ligne de compte. Je me souvins d' un portrait de Hans Rudolf à seize ans environ: une huile conservée au château des Werdmüller à Elgg. Et la ressemblance était frappante.

Mais pour ce qui était de l' endroit où le peintre s' était place, il restait introuvable sur la carte de la vallée de la Sihl. Je la parcourus sans succès de l' embouchure de la rivière jusqu' au lac de Sihl. Même les gardes forestiers de l' endroit et les gens de l' usine électrique de la Sihl ne purent identifier ce lieu. Je repris alors le dessin en main et, en le regardant de plus près, je découvris à la place du ciel le fin contour d' une haute montagne qui m' avait échappé jusque-là. La désignation « vallée de la Sihl » était donc fausse. Ensuite, je reconnus la brèche caractéristique figurant au bord gauche du dessin comme l' arête du Wiggis, et je découvris alors le véritable endroit: la vallée du Löntschbach dans la région de Glaris. Par un jour froid de décembre, je m' y rendis, et mon hypothèse se confirma lorsque je vis la gorge enneigée et le ruisseau. Il en résultait un fait éclairant, mais ignore jusqu' alors: Hans Rudolf Werdmüller avait accompagné ses deux maîtres dans leur voyage dans les Alpes. L' excursion à la vallée du Löntschbach doit se situer dans la première moitié du mois de juin 1655, période pendant laquelle Hackaert, travaillant au panorama de Glaris déjà mentionné, dut résider en ce lieu une quinzaine de jours 5. Bien qu' on ne puisse voir le visage du second peintre, on croit reconnaître, dans l' attitude calme et détendue du personnage concentré sur son dessin, le peintre de vingt-sept ans. Même s' il ne s' agit pas vraiment d' un portrait, nous avons là la seule image de Hackaert qui nous soit parvenue. Quant au jeune Werdmüller, 4 Johannes Wirz, un bagarreur dont la carrure trapue ne peut se confondre avec la fine silhouette de Hans Rudolf Werdmüller.

5 Ceci ressort des dates du livre de bord de Hackaert publié chez Stelling-Michaud ( cf. note 1 ).

je pus le reconnaître encore dans trois autres dessins de Conrad Meyer datant du même voyage.

A droite, au-dessus de la gorge du Löntschbach, qui a été légèrement modifiée par les mouvements de terrain dus à la construction du barrage actuel, brille la coupole du Glärnisch couronné de glace. Plus familier de la haute montagne que son ami néerlandais, Conrad Meyer n' avait certainement pas craint de la dessiner. Et en effet, je trouvai au Kunsthaus de Zurich une œuvre correspondant parfaitement comme style et comme dimensions au paysage de la vallée du Löntschbach, œuvre intitulée de la main même de Meyer « Le Glernisch dans le pays de Glariss » et portant sa signature ( fig. 19 ). Ce dessin, travail d' une très grande qualité, montre pour la première fois un paysage de haute montagne bien réel, reconnaissable et vu de très près. Meyer a représenté la région des glaciers d' un blanc brillant et les arêtes rocheuses déchiquetées dominant une forêt sombre pareille à du velours; c' est la montagne telle qu' un sentiment nouveau de la nature devait la découvrir un siècle et demi plus tard. Fait étrange, on n' a pas encore reconnu dans la patrie de l' alpinisme que le Glärnisch de Meyer est la toute première représentation moderne de la haute montagne.

En comparant les vues du Löntschbach et du Glärnisch, une idée me vint, que je refoulai tout d' abord, mais qui finit par s' imposer: c' était sur les deux feuilles le même squelette d' arbre gorge d' eau, mais vu dans une perspective différente, la même souche verticale aux branches cassées, enfin le même tronc rabougri derrière le même bloc de rocher et la même mare tranquille. Le poste d' ob de Meyer était le même, à quatre mètres près! Il s' agit donc d' un panorama semi-circu-laire composé de deux parties dans un rapport de 2: r, dont les bords se recouvrent, courant de gauche à droite et de la plus basse à la plus haute altitude, expérience tout à fait révolutionnaire. Ou bien n' était que l' effet du hasard?

Les recherches que je fis ensuite écartèrent cette dernière hypothèse. En suivant la trace des autres feuilles de cette même série au pinceau gris-bleu dessinée par Meyer, je trouvai au Kunsthaus de Zurich une vue de la partie gauche du lac de Klöntal et de sa rive en pente douce. Meyer l' avait baptisé lac de Seerüti; c' est probablement pourquoi la postérité n' a pas eu connaissance de cette vue d' un des lacs de montagne suisses les plus grandioses. Mais aujourd'hui encore, les anciens chalets d' alpage et le restaurant du bout du lac s' appellent bien Seerüti. Il manquait encore la rive droite du lac, la plus dramatique. Que Meyer l' ait également dessinée, on pouvait le déduire de l' existence des deux parties du panorama du Löntschbach. C' est ainsi que je trouvai, dans la collection des estampes de l' Ecole polytechnique de Zurich, une vue intitulée à nouveau « Le Glernisch dans le pays de Glariss », représentant la masse menaçante de la montagne qui se dresse à deux mille mètres au-dessus de la calme surface du lac ( fig. 2 I ). Cette feuille malheureusement très piquetée d' humidité est elle aussi un des plus importants résultats du voyage des deux peintres. Il me sembla tout à fait logique que les voyageurs aient eu pour but le lac de Klöntal lorsqu' ils sont montés dans les gorges du Löntschbach. Les deux vues étaient prises cette fois de deux endroits éloignés de quarante mètres environ et les deux parties s' accordaient pour former un panorama complet du lac, sans se recouvrir partiellement comme dans celui du Löntschbach. Comme le Glärnisch dépassait le cadre de la feuille, Meyer avait dû ajouter une feuille supplémentaire en haut.

Et comme si ces preuves n' étaient pas suffisantes, un troisième panorama de montagne de Meyer, traité de façon analogue, surgit encore. Mais il n' est plus visible qu' en reproduction photographique. A ma demande, le professeur Stel-ling-Michaud m' envoya les photos ( prises en 1936 ) de deux dessins attribués à Meyer qu' il avait vus chez un antiquaire, le Dr Ignace Schwarz 6, et qu' il mentionnait dans son livre de 1937. Suivant l' expérience acquise, je plaçai ces photos l' une à 6 Autrefois situé au Tuchlauben II, à Vienne. Je n' ai pu apprendre le destin du propriétaire. Peut-être s' est exilé aux USA en 1938.

côté de l' autre: elles s' accordaient exactement, ce qui avait échappé à Stelling-Michaud. C' est un panorama du lac de Walen, vu du « Sch.össli » à Niederurnen et embrassant tout le paysage, du BiberlikopfauKerenzerberg(fig.23a,b).Les originaux ont disparu, et la boutique d' antiquités n' existe plus depuis longtemps; et pourtant, une des moitiés au moins du panorama a laissé des traces en Suisse. Le fils de Conrad Meyer, Johannes, né en 1655 - année du fameux voyage dans les Alpes - parcourut, à l' âge de dix-neuf ou vingt ans, les lieux où son père et Jan Hackaert avaient accompli une œuvre si remarquable, soit pour retrouver les lieux dessinés, soit pour copier les dessins. Sa copie du panorama du Walensee -côté Kerenzerberg — classée à tort sous « Luziensteig » fait partie de la collection d' estampes de la Bibliothèque centrale de Zurich. Le petit personnage à droite sous la paroi de rocher est facile à reconnaître: il a les cheveux qui lui tombent sur les épaules.

Meyer et le jeune Werdmüller n' accompagnè Hackaert que jusque dans la région glaronaise. On peut déduire d' autres dessins de Meyer qu' ils rentrèrent à Zurich par le col du Klausen et Flüelen. Hackaert continua seul jusqu' aux Grisons. Il avait beaucoup appris de son compagnon de voyage plus âgé, et celui-ci avait également bénéficié de son contact. Le Zuricois avait transmis au Hollandais sa conception de la haute montagne et sa technique du pinceau, Hackaert à son tour avait communiqué à Meyer sa conception du panorama et sa technique linéaire. Chacun s' essaya à la manière de l' autre. Je ne peux m' étendre longuement sur ce sujet dans cet article, mais un rapport de mes recherches paraîtra au début de 19777. La signification révolutionnaire de ce voyage dans les Alpes est établie: ce fut la première expédition ayant pour but la découverte artistique de la haute montagne. Pour Hackaert cependant, le but semble avoir été différent au départ.

7 Solar, Gustave: Conrad Meyer et Jan Hackaert, autour d' une découverte; 40 illustrations. Jahrbuch des Schweizerischen Instituts für Kunstwissenschaft, Zürich 1977.

Ses vues de la Suisse ne sont pas nées un peu par hasard, alors qu' il faisait route vers l' Italie, comme le supposaient Stelling-Michaud et d' au chercheurs, mais sont plus probablement une commande de van der Hem, qui désirait posséder des vues de la région où le Rhin, ce fleuve vital pour la Hollande, prend sa source. Hackaert n' est certainement pas allé en Italie, mais bien dans toutes les vallées du Rhin postérieur et de ses affluents, même en Avers. Toutefois avant la récolte artistique de Hackaert, et l' annonçant en quelque sorte, se situent les panoramas des montagnes glaronaises dessinés par Conrad Meyer, première réalisation européenne du genre.

Traduit de l' allemand par A. Rigo

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