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Un apprentissage

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PAR EDMOND PIDOUX

Avec 6 illustrations ( 47-52 ) II y a des étapes dans la vie d' un alpiniste comme il y en a dans chacune de ses courses. Le départ nocturne est dolent et nauséeux. L' enfant faiblard somnole encore derrière ses aînés sans bien comprendre ni trop se plaindre. Mais le réveil de l' aube, la lumière neuve lui versent dans le cœur et les muscles une vigueur joyeuse, une allégresse qui le découvre à lui-même. Aux heures tumultueuses où l'on se bat dans la glace et la roche, il se donne tout entier, il se jette passionnément hors de soi. Il semble que ni le corps ni l' âme ne se lasseront jamais.

Au sommet la joie culmine, ou s' accomplit dans la sérénité; à moins que, par un effet contraire, elle ne s' éteigne et meure. Atteint l' arc, dépassé le mirage, il faut sans eux redescendre un long chemin désenchanté. Mais au refuge, le soir, l' aventure se mue déjà en souvenirs, images et fables. Puis dans la nuit désormais sans attente, sous un toit où peut-être la pluie tambourine, le corps fourbu rend à l' esprit sa liberté et la joie sans pareille de se sentir exister seulement.

J' ai découvert la montagne par moi-même, à la faveur des vacances au chalet, seul luxe que mon père pouvait offrir ses six enfants. Encore la première guerre nous avait-elle exilés en Belgique, loin du pays de rêve à peine entrevu. Je n' en connaissais les cent visages que par une grosse Suisse Illustrée de chez Larousse, présentée par Albert Dauzat. Enfin, à quatorze ans, je me trouvai pour la première fois en séjour de montagne, à Morgins. Je vécus ces semaines dans un sentiment de ferveur, de présence aiguë aux choses et d' enivrante liberté.

Pour mon père, la montagne était surtout la forêt, avec ses champignons, ses fruits, ses fleurs, ses insectes. C' étaient les hautes futaies avec leur silence et leurs échos, et des odeurs, des broussailles, le jeu des lumières et des ombres. Il avait pour courir les bois une vigueur inépuisable, et pour nous épuisante. L' ardeur de la découverte le jetait en avant, pendant des heures, dans les taillis les plus rébarbatifs, sur les pentes les plus ingrates. J' étais mauvais disciple: mon père n' a jamais pu faire passer en moi ses préférences.

C' est sans doute que j' avais les miennes. Un au-delà m' attirait trop vivement: l' altitude. J' ai retrouvé dans les déserts d' Afrique la même étreinte, le même envoûtement d' un monde simplifié, rendu à la ligne élémentaire, au relief originel: cette nudité cosmique qu' il faut chercher, dans notre pays, au-dessus de la végétation.

Pour les miens, il n' était guère question de dépasser les pâturages. J' en aimais le gazon court, les fleurs menues mais plus parfaites de lignes, plus drues de vie et de couleur que dans les herbages et les sous-bois. Rien ne m' exalte encore et ne me ravit comme les zones de transition et les moments de passage entre le monde d' en et celui d' en - que ce soit dans un sens ou dans l' autre que je marche. On ne sait si quelque chose finit ou si quelque chose commence, comme aux saisons parallèles du printemps et de l' automne. Il y a l' émoi d' un vertige à cette oscillation entre deux versants.

6 Les Alpes - 1961 - Die AlpenS1 Il y avait pourtant, tombés du haut des crêtes, des blocs de rochers semés dans les pâturages. L' enfant qui ne songe pas à s' y jucher me paraît curieusement anormal, privé d' un instinct aussi impérieux que celui de manger, de caresser ou de se battre. Je n' abandonnais pas un seul rocher à son espoir patient d' une visite. Mais encore je cherchais du regard, plus haut dans les parois, des dents et des aiguilles restées sur pied, auxquelles je devrais bien un jour aller rendre mes devoirs. Je parvins une fois, dans une escapade solitaire, à deux ou trois mètres du sommet d' un gendarme de schiste que personne, sans doute, n' a jamais remarqué dans les flancs du Géant -cette montagne de Morgins au profil de tête humaine. Je ressens encore quand je veux le tremblement de terreur et de désir qui me prit, devant la dernière dalle effritée où je n' osais m' aventurer au-dessus du vide. J' emportai le remords de cette lâcheté, qui laissait « mon » aiguille à sa solitude.

Une autre fois, j' osai me lancer avec une jeune cousine à l' assaut d' une pointe trop modeste pour être ici nommée. On trouve près de son sommet, au haut de raides gazons, un ressaut rocheux que j' estimai infranchissable. Il fallut tourner à droite, au-dessus du précipice, dans des couloirs herbeux et glissants. J' avais le cœur pincé de désir et de crainte, avec le sentiment pesant de ma responsabilité, et celui, exaltant, d' une complicité héroïque avec ma cousine. Ce fut aussi ma première expérience de « chef ».

Qu' importent les dimensions réelles d' une action, pour qui apprend à épeler la vie? Seul compte le sens qu' on y découvre, ou qu' on y met. Il ne faudrait pas toutefois rester à l' abécédaire. A seize ans je n' avais encore découvert que quelques plis des Préalpes quand mon bonheur me conduisit à la vieille cabane des Dix, puis au pied du Mont Blanc de Cheilon. Je reverrai toujours - c' est le privilège des premiers souvenirs - la montagne soudain apparue au sommet d' une moraine, dans la lumière de safran d' une aurore extraordinaire: une face pyramidale, et de part et d' autre deux épaules de glaciers pareilles aux ailes d' une aigle éployée. Une merveille d' équilibre et de symétrie, sans nulle identité pourtant des masses en balance.

Traversant le glacier nu - autre découverte scrutée pas à pas avec une attention passionnée -, nous devions passer le col de Riedmatten pour descendre sur Arolla. Tandis que mes parents faisaient halte avant d' attaquer la montée, je courus, avec un garçon de mon âge, au pied du Pas de Chèvres, dont la réputation m' était connue je ne sais comment, et depuis longtemps me faisait rêver. En quelques bonds j' eus grimpé 1i vire et franchi la dalle. Il ne restait que deux ou trois mètres jusqu' au sommet du col, dont la vue se dérobait. Un scrupule me prit en même temps qu' une peur - de nouveau! Trop de vide se creusait à gauche, et je me sentais en tort à l' égard des miens, que la confiance rendait inattentifs à mon escapade. Mon élan était brisé. J' eus grand-peine à redescendre la dalle, les pieds sur les épaules de mon camarade qui vacillait sous mon poids.

Mais deux semaines plus tard, répétant la même traversée, j' entraînai mon père et mon frère aîné dans ce passage. C' était la mi-été. Des gars et des filles de la vallée nous y précédaient, les uns farauds et bruyants, les autres fort empruntées, genoux dans leurs longues jupes et incapables dès lors de faire mieux que de se laisser tirer à pleins bras. A mon avis, nous avions passé la vire avec plus d' élégance et de prestesse que personne, et je pus rire de la crainte qui m' avait fait abandonner quinze jours avant, à trois pas de la sortie.

A Arolla, la journée était à peine entamée. Notre élan nous conduisit sur le chemin puis jusqu' au Plan de Bertol, enfin même à la cabane de ce nom. Sur le petit glacier nous eûmes l' occasion de déployer la corde à foin que nous avait prêtée le propriétaire de notre chalet d' Hérémence. Je connaissais, « naturellement », l' art de s' encorder. Des alpinistes d' âge mûr, suréquipés comme on l' est volontiers en leur pays de Gründlichkeit, nous donnèrent encore meilleure opinion de nos dons « naturels » en faisant mille manières et manœuvres absurdes pour passer quelques ponts de crevasses et grimper moins aux rochers qu' aux cordes de la cabane.

Il n' était pas question pour nous de loger dans le nid d' aigle de Bertol. C' est tout juste si nos finances permirent de payer la taxe de passage et un pot de thé sans sucre. Nous descendîmes le jour-même au premier hameau en aval d' Arolla pour y trouver le foin de notre couche. Je n' ima pas qu' un alpiniste pût loger ailleurs que dans une cabane ou une grange; aussi la modestie de nos ressources ne me gênait-elle nullement. Tout au plus devais-je regretter que, si l'on peut coucher gratis dans le foin, on ne puisse en faire sa nourriture.

Il y a dans la tendre adolescence une faculté d' adaptation qui tient du prodige. Elle est proche encore du mimétisme du tout petit, qui apprend le langage et les gestes du comportement social par simple et immédiate contagion, à force de s' oublier lui-même et de vouer au monde un regard passionné.

Mon maître de latin au collège, le professeur Aimé Baechtold, était un alpiniste convaincu et de première force. ( Il fut plus tard préposé aux guides au comité central du CAS. ) Ah! ses inoubliables digressions hors de Virgile et de Salluste! Ah! ses commentaires de la Guerre de Jugurtha, et de la fameuse escalade, par les assaillants, des rochers de Constantine! Ah! l' inoubliable « course d' école » de dernière année qu' il conduisit au glacier et au col de Lötschen!

J' avais passé ensuite au maussade « gymnase » pour y préparer sans joie mon baccalauréat. Ma bonne étoile m' avait fait toutefois découvrir une perle dans la bibliothèque de cette école: les Escalades dans les Alpes et le Caucase, de Mummery. L' imprécision, la fantaisie et l' humour du gentleman alpiniste ravissaient mon imagination dans un monde alpin presque délirant où je m' évadais à chaque heure d' ennui, c'est-à-dire presque en permanence. Les filles remplissent les pages de leurs livres de danseuses ou de têtes féminines splendidement coiffées. Mes livres à moi étaient illustrés de Cervin, de Tsa, de varappes, de cordées, de piolets de guides au bec interminable.

Or voici que je reçus un jour de mon ancien maître une invitation à le suivre, avec une camarade de classe, dans une course aux aiguilles du Trient, d' abord à la Javelle, puis au Chardonnet. On le voit, notre maître ne doutait ni de lui-même ni de nous! Et certes il égalait le meilleur des professionnels et pouvait se permettre d' entraîner dans cette aventure les purs débutants que nous étions. Il avait remarqué notre enthousiasme et pensait, non sans raison, qu' on peut tenter beaucoup quand on fonde sur lui.

Nous fûmes donc aux Dorées. Jamais je n' avais rêvé d' escalader d' aussi belles, audacieuses, difficiles montagnes. Et pourtant tout se déroula comme si je les avais toujours connues. Aucun sentiment d' étrangeté, ou à' étranger été. Ce monde m' attendait, j' étais prédestiné. Mon pied s' adap de lui-même à sa roche ou à sa neige, mes doigts à ses prises, mon souffle et mes muscles à ses escarpements, ma respiration à son ciel. Telle est simplement l' accoutumance que j' avais acquise sans m' en douter dans mes randonnées, modestes mais vécues passionnément.

Le mauvais temps mit fin à notre course, après la Javelle. Nous passâmes dans la cabane Dupuis une de ces nuits de tempête qui faisaient le charme un peu effrayant de ce vieux refuge. Les tôles de doublage des murs, bourrelées de coups de poing par le vent, faisaient un roulement continu de tonnerre; la neige fine, injectée par les joints fatigués, retombait sur nos couvertures. Toute la cabine de planches vacillait à travers la nuit, à faire sauter les tirants d' acier scellés dans la roche.

Il ne fallait pas moins que cet ouragan pour célébrer ma joie d' avoir gravi l' aiguille incomparable, de m' être dressé tout debout sur son étroit sommet. Je me sentais comme au lendemain d' une cérémonie initiatique, promu par un mystérieux rite de passage; et je savourais, pelotonné sous mes couvertures, les premières heures de ma nouvelle vie. Il me paraissait beaucoup moins grave à présent d' échouer au baccalauréat.

Deux semaines plus tard, je conduisis mon père et deux de mes frères à l' aiguille du Tour. Oui vraiment, la cérémonie de la Javelle m' avait transformé. Je portais sur la montagne un regard neuf; j' éprouvais moins de pure adoration, mais la volupté sereine de la connaissance, et celle, plus acre, de la force et de l' audace. J' étais mûr, pensais-je, pour l' émancipation.

L' année suivante, je me trouvai avec un baccalauréat en poche et la bride sur le cou. Mes parents me faisaient une confiance inespérée.

J' eus le bonheur de rencontrer aux Ormonts, où nous séjournions pour fete, celui qui devait devenir pour longtemps mon compagnon de cordée: Henri Mercier. Nous nous convenions parfaitement, par Page, par l' humeur, par une manière semblable de regarder la montagne et de concevoir une course. Nous y mettions l' un et l' autre un goût, esthétique plutôt que moral, de l' exécution sans bavures. Une erreur d' itinéraire ou une maladresse, si minimes fussent-elles, nous remplissaient de dépit et nous faisaient considérer une course comme « faite, mais non réussie ». Ainsi de tel sommet difficile où j' avais fait un faux pas à la descente.

Notre entente mutuelle fut cependant inaugurée par une gaminerie peu digne de ces principes. Henri, le premier jour de notre rencontre, m' avait recommandé d' aller au plus vite tâter de la Petite Cape de Moine par le mur qui regarde la Grande. On ne résiste pas à une telle suggestion; si bien que ma carrière d' alpiniste faillit s' achever dans cette face pourrie où chacun de mes membres sup-pliait les trois autres de se débrouiller sans lui. Lorsque Henri, à mon retour, eut appris que j' avais essayé et réussi, mais en croyant dix fois me dérocher, il en fut tout ravi, jugeant par son expérience identique que nous étions faits l' un pour l' autre. Et en effet nous devions être également sots, puisque je lui fus tout reconnaissant de m' avoir poussé à cette épreuve.

Jusqu' à l' automne nous courûmes les Alpes Vaudoises, des Diablerets aux Dents de Mordes, entraînant avec nous des frères et sœurs, des cousins et cousines, garçons et filles à peu près de notre âge, mais que nous avions le sentiment avantageux de dominer de toute une expérience... Nous étions prêts pour un glorieux été 1928 —fete de nos vingt ans! -, ayant de plus la ressource de quelque argent que nous procuraient les « leçons particulières », providence des étudiants.

L' été 1928 tint ses promesses, et d' abord nous fit un temps à la mesure des souhaits les plus exigeants. C' est naturellement la partie suisse du Mont Blanc qui m' attirait - ne fût-ce que par fidélité à mon maître Baechtold. J' avais place sous le signe de son enthousiasme et de sa générosité ma carrière débutante, et sous son parrainage mon admission au Club Alpin: une nouvelle promotion, à mes yeux considérable.

La famille d' Henri et la mienne, cette année-là, trouvèrent à louer deux chalets voisins à Prayon, près de la Fouly. Quelle saison merveilleuse! Un ami à disposition tous les jours, et pour toutes les courses qu' il me plairait de faire! Carte blanche de nos familles! Soleil tous les jours que le Bon Dieu faisait!

Tour Noir, Dorées, Grande Fourche, Portalet, Darreys, ce furent près de vingt sommets gravis en cinq ou six semaines; et chacun d' eux avec son visage, ses secrets, ses embûches, ses beautés, et l' heureuse aventure de son ascension. Nous étions devenus des habitués des cabanes: Orny, Dupuis, Saleinaz, Dufour. Les gardiens étaient nos amis et ne faisaient aucune difficulté pour nous abandonner le privilège des corvées de bois, d' eau ou de vaisselles. Nous faisions de cela notre joie - et même de céder notre paillasse et de coucher sur la table, les soirs d' affluence...

La saison s' acheva pour moi par le Cervin de Zmutt. J' y accompagnais une demoiselle, connaissance lointaine, qui avait pensé - tout en me faisant plaisir - interposer quelqu'un entre elle et ses guide et porteur. Encore une course où faillit s' achever ma carrière. Le jeune guide, qui tenait à s' illustrer au début de la sienne, voulut partir malgré un temps qui s' annonçait très mal. Le porteur, son beau-frère, n' avait jamais mis les pieds en montagne et manquait de dispositions comme il n' est pas permis à un être normal. Encordé en troisième position, je dus lui servir d' abord de guide, puis aussi de porteur. En d' autres circonstances j' en aurais éprouvé plaisir et fierté; mais la tempête nous prit aux Dents de Zmutt et ne nous lâcha plus. Nous luttions pour notre peau, et comme la demoiselle marchait plutôt mal et finit par des pleurs, l' aventure fut plus d' une fois proche de la catastrophe. Dans des plaques aux environs de la Galerie Carrel, le guide se décorda pour aller en reconnaissance. Il disparut dans la grisaille et nous n' entendîmes plus que le vent, puis une dégringolade de pierres... Vaguement inquiets, nous le devînmes affreusement quand il ne répondit à aucun de nos appels. Un quart d' heure plus tard, il sortait miraculeusement de la brume, sans jamais, disait-il, nous avoir entendus. Quinze minutes d' immobilité et d' angoisse, il n' en avait pas fallu davantage pour nous glacer jusqu' aux moelles et achever l' effondrement de notre demoiselle et du porteur.

A la descente, le refuge Solvay fut pour vingt heures notre havre de grâce, malgré son désordre et sa crasse, et l' humeur de notre caravane. Le guide, dès l' arrivée, se porta malade, se roula dans des couvertures et ne bougea plus. Et de fait il frissonnait de fièvre et claquait des dents. Notre demoiselle et le porteur restaient plongés dans un mutisme presque hagard. Il n' y eut un peu d' ani que lorsque je voulus utiliser le réchaud du refuge. Mis à mal par des visiteurs, il avait inondé sournoisement de pétrole la table et le plancher, si bien que j' allumai en même temps l' engin et la cabane. Je me demande encore de quel belvédère nous aurions pu regarder flamber la bicoque sans participer à l' incendie... Mais les choses n' allèrent pas jusque là. Je parvins à étouffer les flammes sous la table renversée, tandis que le porteur éteignait le réchaud en le jetant dans un tas de neige proche de la porte. Hélas! l' incident ne nous fournit pas plus de cinq minutes de conversation...

La descente, vingt heures plus tard, dans la neige épaisse qui recouvrait tout, fut pire encore que la montée. Au milieu des plaques Moseley, le porteur refusait déjà de descendre. Le guide dut se décorder pour aller le tirer par les pieds, tandis que je retenais sur mes épaules notre touriste saisie de nouveau d' un tremblement nerveux. Et cela continua pendant des heures interminables, pour s' achever à la nuit par un orage d' une violence inouïe sur le chemin de la cabane Schönbühl, où nous échouâmes comme des noyés à deux heures du matin.

Comme nous étions loin des courses « sans bavures » de l' été! Si je voulais m' en tenir à notre critère d' élégance et de raison pures, ce Cervin, je l' avais raté une bonne centaine de fois.

Mais je veux croire qu' un peu de folie entre toujours dans la formation d' un alpiniste, à l' heure de son émancipation. Il n' était pas dans ma nature d' agir à l' étourdie; mais d' autres se chargèrent de m' entraîner dans des équipées plus aventureuses encore que celle du Cervin. Je dois à quelques têtes brûlées - o combien sympathiques, par ailleurs, et depuis lors assagiesdes souvenirs hauts en relief et gravés profond. Il nous arriva même un jour de faire une « première » par pur accident. Le secret d' une telle réussite est de se mettre dans une situation assez désespérée pour qu' il ne reste plus, si l'on veut s' en tirer, qu' à pousser jusqu' au bout.

Nous étions partis par un temps douteux pour le petit Clocher du Portalet. A la brèche entre les deux aiguilles, la pluie nous arrêta; mais pour ne pas perdre tout à fait notre journée, le leader nous proposa de nous rabattre sur le Grand Clocher, certainement plus facile en vertu de cette constatation que, dans le monde des clochers, tours, aiguilles ou dents, les « petits » sont toujours plus coriaces que les « grands ».

Nous voilà donc engagés sur le fil de l' arête, en cordée de quatre - deux apprentis sur nos talons. Les choses ne tardèrent pas à se corser et, toujours plus souvent, le leader m' invitait à lui servir de courte-échelle. J' admirais son goût pour ce genre d' échafaudage, et son art de grimper à la limite de ses moyens. J' y découvris bientôt le procédé que j' ai dit pour se forcer à sortir « par en-haut »... La plus branlante des échelles fut exécutée à deux mètres de la pointe aiguë du grand gendarme. Le chef de cordée avait gagné cet endroit grâce à mes épaules, encore une fois, puis par un « grattonnage » risqué. Sur quoi il se trouva arrêté en position si chatouilleuse qu' il me pria de venir l' as au plus vite. Je dus me débrouiller pour le rejoindre. Qu' attendre de nos apprentis, occupés depuis une demi-heure, quelque part au bout de la corde, à claquer des dents et se poser - les pauvretsun tas de questions inutiles?

Quand je fus à la hauteur de mon camarade, il me céda ses prises l' une après l' autre, quitte à se tenir ensuite sur mes orteils et sur mes doigts. Enfin il se servit de mon genou, puis de mes épaules, et termina brillamment par la tête; et la meilleure preuve que sa méthode avait du bon, c' est que je suis là pour en parler.

C' est peut-être le moment d' avouer un autre genre de sottise dont je n' eus pas lieu d' être fier... à la réflexion! Nous étions un petit groupe à venir, en l' année 1929, visiter la Vierge de Gagnerie, cette immense plaque de rocher pourri, haute de quelque cent cinquante mètres, qui flanque la paroi du même nom, aux dents du Midi. Elle avait eu son roman, et perdu sa virginité; mais un long abandon la lui avait presque rendue. Nous fîmes connaissance des incroyables « piles d' as » conduisant au pied du passage-clé - un mur vertical de six à sept mètres de superbe calcaire jaune, la perle dans cette pierraille de pourceaux. Nous trouvâmes dans sa niche l' échelle laissée par les premiers grimpeurs. Grâce à elle nous fûmes vite au sommet.

A la descente, quand nous fûmes revenus au pied du mur, l' un de nous essaya de le remonter en utilisant seulement la grosse broche de fer plantée à mi-hauteur. Il y réussit et nous le suivîmes, faisant la preuve que l' échelle n' était pas indispensable.

Une cordée montante, nous ayant vu faire, força le passage de la même façon; mais comme le dernier laissait pendre un brin de corde, il nous parut amusant d' y attacher l' engin. Lui-même jugea non moins plaisant de tirer ce meuble jusqu' au sommet Un troisième s' avisa de le planter debout dans le cairn. Pour achever ce divertissement collectif, j' inscrivis sur le mur, avec la pointe d' un caillou, une invitation à quérir l' échelle au sommet, où elle se trouvait à disposition des amateurs.

Deux ou trois ans plus tard, on pouvait lire dans les Alpes un récit de course à la Vierge de Gagnerie, signé de Louis Seylaz. Il disait sa déconvenue en ne trouvant pas l' échelle à sa place; sa colère en lisant une inscription stupide; l' inconscience de ceux qui l' avaient forcé à se passer de ce moyen pour atteindre le sommet Le voici désormais renseigné sur l' identité du mystérieux coupable, dont la jeunesse excusera peut-être à ses yeux la sottise, distribuée d' ailleurs dans une dizaine de cervelles. Car personne, n' est pas, n' était vraiment responsable? O jeunesse, jeunesse! C' était notre façon, alors, de « dépitonner » la montagne.

La chaîne du Mont Blanc - Trient, Saleinaz, Neuvaz, puis Chamonix et ses aiguilles - avait été le lieu préféré de mon émancipation alpine. Le val d' Hérens fut celui où je vins assurer ma conquête d' une expérience et d' une technique. Les montagnes d' Arolla, avec leurs grandes arêtes rocheuses, devaient m' offrir les premières de ces longues chevauchées pour lesquelles j' ai longtemps garde une préférence.

La traversée des Aiguilles Rouges passait alors pour une sorte d' exploit. Je connaissais par cœur la description qu' en avait donnée Constantin Topali dans l' Echo des Alpes, ayant hérité d' un vieux clubiste une collection de cette revue, lue sans sauter une ligne, et relue. Une fois encore la famille d' Henri et la mienne se trouvaient en séjour au même lieu. Nous voilà donc tous les deux montant un soir à Arolla, point de départ de la course. Nous aurions dû être parfaitement heureux. Il y avait une ombre pourtant.

Notre apprentissage s' était fait jusque là sous l' œil de gardiens de cabanes et de guides devenus pour nous des amis: les Farquet, les Joris, les Droz, les Crettex, les Biselx, les Duay. Jamais nous n' avions trouvé chez eux la moindre animosité, la moindre jalousie. Au contraire, d' eux ils nous prenaient à part, dans un coin de cabane ou sur le pas de la porte, et nous disaient: « Il vous faut essayer la Varappe par le nord, maintenant... » « Si vous voulez faire le Chardonnet, je l' ai taillé hier... » Nous mettions plutôt notre fierté à faire un Chardonnet tout neuf. Mais la gentillesse des guides nous honorait et nous chauffait le cœur.

Au val d' Hérens, il y avait quelques grands guides - un Antoine ou un Joseph Georges, par exemple - qui nous traitaient comme faisaient nos amis du Trient. Mais il y en avait d' autres... Ils nous avaient vus plus d' une fois à Veisivi ou au Cheilon, à la Tsa ou à la Dent Blanche, avec tout un monde à notre corde. Ils s' étaient mis en tête que nous faisions leur métier sans patente, à leur barbe, et sur leurs montagnes. Ils nous avaient à l' œil, et sans nulle bienveillance.

Les paysans de la montagne ignorent les hauts sommets qui dominent leur vallée. Rien ne paraît exister au-delà de leurs pâturages. Ces névés, ces glaciers, ces parois, c' est le domaine des chasseurs et des guides, que les montagnards regardent un peu de la même manière que les Bretons des terres considèrent les marins. Us leur en concèdent toutefois l' entière propriété et la contestent d' autant aux « étrangers » qui ont la prétention de découvrir les montagnes et de se les approprier. Com-prennent-ils mieux aujourd'hui le sens de cette appropriation? « Il y a longtemps que j' ai dit et senti - écrivait J. Rousseau - que le propriétaire et le possesseur sont souvent deux personnes fort différentes, même en laissant à part les maris et les amants. » Nous étions, quant à nous, suspects d' adultère avec les montagnes.

Sur notre chemin les conseils pleuvaient, et les mises en garde; et nous avions beau ne rien dire de nos projets: notre mutisme même nous rendait suspects! « Vous allez encore par là-haut? Un jour il faudra vous en ramener! On vous l' aura bien dit! Combien il s' en est tué, et des plus forts que vous, dans les Rouges! » Nous en fîmes pourtant une traversée impeccable, mettant quatre heures et demie du Col Nord au Col des Ignés, à travers les trois sommets et les vingt gendarmes. Notre rapidité tenait à la propreté de l' exécution. Je l' ai dit, c' est le style que nous avions choisi, devant suppléer à la modestie de nos moyens physiques par quelque chose qui Vint de la tête.

Après les Rouges, nous fîmes la plupart des sommets de la vallée, ne laissant guère pour une année prochaine que les Grandes Dents, les arêtes de Bertol et les Bouquetins.

Mariage et profession devaient défaire notre cordée pour plusieurs années. En 1934 je me trouvai seul aux Haudères. Ma jeune femme, qui attendait un enfant, se contentait de m' accompagner sur des sentiers de cols ou de cabanes. J' eus le bonheur alors de rencontrer au village, où il séjournait, un garçon de 19 ans, très bon grimpeur, qui unissait un grand enthousiasme à une gentillesse charmante. Nous fîmes d' emblée, Ladislas et moi, une cordée unie, malgré sept ans de différence d' âge.

Notre premier succès fut la traversée des Grandes Dents, de la Pointe de Tsalion à la Veisivi, en partant d' Arolla. Bertol aurait fait un meilleur point de départ, permettant de cueillir la Tsa au passage, tandis que la montée nocturne du broussailleux versant d' Arolla était une mise en train plutôt pénible. Mais nous n' avions pas le choix, n' ayant pu quitter les Haudères que tard dans l' après. Pourquoi, dira-t-on, ne pas faire dès lors la traversée du nord au sud en utilisant au départ le bon sentier de TsarmineJ' avais une raison qui mérite d' être rapportée.

Le guide Dübi, décrivant l' ascension de l' arête nord de la Blanche de Perroc, s' arrêtait longuement à un gendarme dont le passage, en montée, me paraissait au-dessus de mes forces. Il s' agissait de se suspendre par les mains, le corps dans le vide, à une arête inclinée de 45 degrés et longue de 35 mètres. En descente, un rappel nous éviterait une performance aussi athlétique.

Dans l' attente de cet endroit exceptionnel, la traversée de la Pointe des Genevois et des Dents de Perroc jusqu' à la Blanche nous parut presque un jeu. Le seul problème était, sur cette montagne ruiniforme aux gendarmes innombrables, de choisir judicieusement sa route, de traverser ou de tourner à propos les obstacles. En moins de deux heures nous avions parcouru l' arête de Tsalion à la Blanche. Une réputation s' effondrait: celle d' une course si difficile et si longue qu' il fallait, disait-on, compter avec un bivouac.

Venait la descente et le fameux passage... Or moins d' une heure et demie plus tard, nous étions à la brèche précédant la Grande Veisivi sans avoir trouvé autre chose qu' une belle varappe, aérienne et parfois difficile ( c' était l' époque des chaussures cloutées !). Du redoutable gendarme, pas de nouvelles. Nous cherchions dans notre mémoire quelque chose qui pût justifier la description fantastique de Dübi. Nous finîmes par nous rappeler qu' il existait, vers le tiers inférieur, un passage caractéristique, mais sans la moindre difficulté: un toit sur le pan duquel on pouvait marcher facilement en s' équilibrant de la main à l' arête horizontale. A peine avions-nous remarqué cet énorme rocher, sinon pour sa forme amusante. Ce n' était donc pas l' arête, mais le flanc qui s' inclinait à 45 degrés!

Cette méprise m' a rendu circonspect dans l' interprétation des guides-manuels, quand ils se refusent à utiliser l' évaluation en degrés des difficultés. Disons à la décharge de Dübi qu' il était un précurseur, que l' art de rédiger un guide était encore à créer - et d' abord le vocabulaire adéquat. Le mot dièdre, par exemple, n' est entré que tardivement dans la langue alpine. Enfin, à cette époque, littéraire jusque dans les sciences exactes, un passage était, comme un paysage, un « état d' âme.

Le calvaire de la montée à la Grande Veisivi - ruines, gravats, avalanches de débris, poussière et soif - nous découragea de pousser jusqu' à la Petite Dent; nous préférions être à Arolla au début de l' après, ayant d' autres projets du côté des Dix.

Une semaine plus tard nous explorions en montée l' Arête de Bertol, une course presque inconnue que devaient mettre à la mode quelques années après les cours alpins militaires. Notre arrivée à la cabane fut saluée sans aménité par les guides. Ils nous avaient observé sur les gendarmes et connaissaient, je ne sais comment, notre traversée des Grandes Dents. Et certes je comprends largement ce qu' il y avait de cruel pour eux à voir des amateurs réussir l' une sur l' autre des courses qu' eux sans doute ne feraient jamais. Car l' idée ne leur venait pas alors d' explorer entre eux à la morte saison leurs propres montagnes. Mais qui, au village, eût compris ce temps dérobé aux travaux, sans l' excuse d' en tirer une autre forme de gagne-pain? Va encore de « faire le guide ». Mais quant à « faire le Monsieur »!...

L' atmosphère fut donc froide au refuge. Au dehors également: il s' était mis à neiger, et le lendemain au réveil une couche épaisse recouvrait les rochers. A 1Q heures cependant, le temps s' éclaircit et nous nous mîmes en route malgré l' heure tardive. Notre but était les Douves Blanches en descente. Là encore, en dépit de la neige, nous pourrions au besoin nous tirer d' affaire avec la double corde.

Au sommet les brumes s' étaient reformées. J' hésitai un instant à m' engager dans la descente inconnue sur des rochers vertigineux pareillement enneigés. Mais je savais qu' à la hauteur des plus grosses difficultés cette neige cesserait. Nous voilà donc plongeant dans l' à pic ouaté, avec sa blancheur livide suspendue dans la grisaille des nuages. Autour, un silence feutré où montait seule de la profondeur la voix monotone du torrent de Bertol.

A la hauteur de la Tour Grise il n' y avait plus que cinq centimètres de neige fondue. d' hui, chaussé de vibrams, je ne sais si je descendrais le passage sans la double corde. Avec de gros souliers à clous je m' en tirai sans rappel, et de même sur tout le reste du parcours. Nous tournâmes le Grand Gendarme aventureusement par la gauche, à deux ou trois mètres sous son sommet Et la longue descente continua, plongée vertigineuse dans le ciel de brume. Enfin nous eûmes percé de haut en bas son plafond épais. Le Plan de Bertol apparut, luisant de toutes ses pierres mouillées où s' effilochaient des torrents. Nous pûmes repérer notre chemin, du gendarme de la « Quille » au pierrier, à travers le dédale de la paroi. A 5 heures du soir le sentier d' Arolla était sous nos semelles.

1 Le présent récit était imprimé quand j' ai pu me procurer le Guide des Alpes Valaisannes par le Dr H. Dübi, trad. A. Wohnlich, 1922, et le Clubführer durch die Walliseralpen, 1921, du même auteur, c'est-à-dire l' original allemand. Voici, tirée du premier, la description de l' ascension en montée, soit du N au S: « Suivent une série de dents acérées dont l' une présente une arête tranchante à 45 degrés sur 35 m. environ de longueur; ce passage ne peut être franchi qu' en se suspendant par les mains, les jambes ballantes dans la face E. » Or l' Allemand écrivait: « Eine messerscharfe Schneide (... ), längs welcher hangelnd abgestiegen werden muss ». A. Wohnlich a donc traduit absteigen par franchir, s' étonnant peut-être d' une descente dans un itinéraire en montée. Or, quand on traverse un gendarme, il n' y a là rien de bizarre. La traduction nous a ainsi amenés à choisir la direction sud-nord pour éviter la montée du passage, alors que c' est précisément dans ce sens que nous devions la rencontrer! En fait, j' ai claire mémoire du seul gendarme aigu, bien caractéristique et un peu difficile, que nous ayons dû gravir en nous tenant à l' arête, mais le corps dans le versant ouest ( Arolla ). Je pense toutefois que là est bien, grossie par l' ima, la pointe dont il s' agit. On voit comment s' ajoute à la difficulté de rédiger un guide sur les notes d' au celle de la traduction, qui devient facilement une trahison parfois dangereuse.

Il nous restait une ambition, avant de quitter le val d' Hérens pour celui d' Anniviers où se termineraient nos vacances. C' était la traversée des Bouquetins. Trois belles réussites nous avaient préparés dignement. Au retour du beau temps nous reprîmes le chemin des hauteurs; mais nous n' étions plus deux: Henri m' avait envoyé et recommandé son ami Gérard. Sa compagnie nous enchantait à demi pour cette traversée très longue où la rapidité comptait pour un avantage important. Mais nous aurions eu mauvaise grâce à bouder un camarade sympathique.

Nous voici donc à Bertol par un soir radieux. La cabane est comble, après une semaine d' attente. Le gardien nous assigne des places dans la soupente... le dortoir des guides. Nous prîmes nos quartiers au milieu des quolibets, les uns en français, la plupart grommelés en patois au milieu des rires. Si nous sortions une corde: « C' est pour vous pendre? ». Des vivres: « Prenez-en pour dix jours! » Des vêtements: « Faudra bien ça pour le bivouac! » Et un facétieux ajoutait: « Et encore un sac pour vous ramener! » Nous étions ulcérés mais gardions bouche cousue.

3 heures du matin. La pleine lune rayonnante, un névé bien durci par le gel, un ciel calme comme au début d' un jour de grâce, tout cela devait remettre notre moral d' aplomb. Au pied de la montagne l' aube se levait. A cent mètres dans le couloir, Gérard demande un arrêt pour photographier la Dent d' Hérens que le soleil teintait de rose...1 Il était 7 heures à peine quand nous atteignîmes le premier sommet Le soleil nous réchauffa délicieusement durant la halte heureuse que nous y fîmes pour le petit déjeuner. Puis nous commençâmes à descendre les beaux rochers de l' arête sud. On doit les quitter par le flanc gauche, avant le plongeon du Grand Ressaut. J' hésitai un peu pour trouver la descente dans la paroi très abrupte mais solide. Quelques longueurs de corde nous déposèrent enfin sur une large vire d' éboulis qui nous ramenait non loin de l' arête. Parvenu à son extrémité, je pus constater que nous étions trop haut encore, de trente mètres environ. Mais un couloir étroit, bientôt étranglé en cheminée, s' ouvrait sous mes pieds, parallèle au dernier à pic de l' arête. La cheminée devait apparemment conduire à un système de vires étroites que je voyais s' allonger vers le pied du ressaut, juste à l' origine de la « crête de coq » du sommet sud: un beau sommet, en vérité, fort pareil - à une échelle presque double -au régiment de gendarmes des Aiguilles Rouges.

Nous devions être dans la bonne voie. Je voulus m' en assurer en descendant de quelques mètres dans le couloir, jusqu' à l' origine de la cheminée Des rochers en porte-à-faux, couverts d' éboulis, soutenaient la vire juste à l' entrée du passage. Il fallait les éviter par un détour du côté du vide. Avant de m' engager, j' expliquai d' un mot mes intentions. Ladis et Gérard se tenaient debout sur la vire, un rouleau de corde à la main. Il me signifièrent que je pouvais y aller.

Quelques pas au-dessus du vide, puis je me glisse sous le porte-à-faux. Deux ou trois mètres plus bas, je puis jeter un coup d' œil et deviner le pied de la cheminée. Elle aboutit aux vires, comme je l' espérais. Tout va bien, Gérard peut me suivre.

J' ai les pieds calés sur de bonnes prises, l' épaule appuyée à la paroi. Je ramasse la corde, une boucle après l' autre Gérard profile sur le ciel; il se glisse maintenant sous le surplomb... Et soudain une volée de pierres s' abat sur lui, frappe ses épaules et sa nuque. Le piolet qui émerge du sac le protège un peu. Je serre la corde à pleines mains, furieux contre Ladis qui, de là-haut, nous assomme Mais quand donc l' éboulement s' arrêtera? Un dernier bloc, énorme, fait fléchir Gérard, qui déroche brusquement, glisse vers la cheminée. La corde que j' agrippe m' écrase les doigts, mais je ne sens rien. Au sommet du goulet, Gérard reste coincé, hébété par le choc, mais sain et sauf, dit-il.

1 Notre illustration n° 47. 90 Cela a duré cinq secondes, six au plus. J' ai eu le temps de mille pensées, et d' une décision instantanée, irrévocable: nous ne ferons pas un mètre de plus. Une telle sottise doit signifier pour nous le retour.

Avant que j' aie pu crier à Ladis ce que je pense, Gérard m' appelle d' une voix angoissée:

- Qu' est que c' est que cette corde?

- Quelle corde?

- Là, devant moi?

- Il n' y a pas de corde devant toi!

Sans répondre il ramène, brasse par brasse, une longue corde dont l' extrémité s' effiloche comme la mèche d' un fouet: une touffe énorme, éclatée.

En deux bonds j' ai regagné la vire. Elle est vide. Est-ce que je deviens fouPeut-être ai-je appelé Ladislas, je ne sais. Je crois plutôt être resté muet, dans le sentiment poignant d' une présence fatale et malfaisante embusquée là, invisible. Il me semble que quelqu'un vient de précipiter notre ami dans le vide. En même temps, une hébétude m' a frappé comme sous l' effet d' un coup violent sur la nuque. Elle ne me quittera pas, de plusieurs jours.

Une étrange lucidité l' accompagne cependant. J' ai ramené sur la vire Gérard encore vacillant, le corps meurtri, les vêtements déchirés. Sans blessures pourtant. Ensemble nous inspectons du regard la paroi, six cents mètres cuirassés de dalles. Pas une trace, pas un indice. Nous tentons ensuite de reconstituer par hypothèse l' incompréhensible accident.

Ladislas, resté seul sur la vire, a été curieux de voir nos manœuvres. Il s' est avancé jusque sur le porte-à-faux, et soudain tout le bord a cédé. Il s' est retenu un instant avant d' être emporté avec la masse. Le bloc énorme, c' était lui. Encordé à douze mètres, il a fait une chute libre de quinze ou seize mètres. A bout de course, la corde a éclaté sous l' effet du choc. Chose étrange, Gérard n' a aucun souvenir d' une violente traction. Seul le poids du « bloc » lui a fait perdre l' équilibre.

En mesurant la corde rompue à celle qui nous lie encore, il est facile de constater qu' elle a sauté au nœud d' encordage. Parmi les sentiments qui me travaillent, il en est un de reconnaissance: au moment du départ, j' ai préféré à ma corde usagée celle, plus courte mais toute neuve, de Ladislas: une Sécuritas de manille de 12 mm. De quelle responsabilité me sentirais-je accablé, si j' avais choisi alors ma vieille cordeIl n' en reste pas moins que cette rupture étrange nous a sauvé la vie, à Gérard et à moi. J' ai été tout juste capable d' enrayer la glissade du second. Un poids plus lourd nous aurait entraînés tous les deux.

Une chose, hélas! ne faisait aucun doute: Ladislas était mort, et je pouvais dire avec précision où son corps devait reposer. Il ne nous restait donc qu' à remonter au sommet central, puis à descendre à Bertol et Arolla pour alerter la colonne de secours. Nous le fîmes avec un sang-froid rigoureux, en étrange coexistence avec l' hébétude que j' ai dite. Quiconque a vécu des moments semblables reconnaîtra sans doute cet état d' esprit.

A Bertol, le gardien nous accueillit mieux que je n' espérais. Nous lui fîmes constater l' état de la corde ( nous avions conservé notre encordage ). Son témoignage pouvait être utile. Quant à notre version de l' accident, elle lui sembla incompréhensible. Il aurait voulu que nous parlions de corde coupée par des pierres. Cela au moins était clair. Tandis que cet éclatement d' une corde neuve...! Je m' obstinai devant lui, et plus tard devant d' autres, à soutenir ce que je croyais être la vérité. Les essais qui ont été faits depuis, en laboratoire, de la résistance des cordes au choc, sont venus confirmer la très grande vraisemblance de ma thèse. Une chose était sûre en tout cas: la chute de Ladis avait suivi celle des pierres, et ces pierres ne pouvaient provenir que de la vire sur laquelle il se tenait debout. J' en restais donc à mon explication; mais j' ai souvent constaté depuis que les gens ne veulent être renseignés que pour se confirmer dans leur opinion. Les démentir par souci du vrai est un sûr moyen de les tourner contre soi.

On imagine ce que furent à Arolla nos démarches auprès des guides. Le plus âgé, le visage contre le mien, me déclara durement:

- Voilà quarante ans que je voyage, et je n' ai jamais eu un accident!

Il ignorait, le malheureux, que son propre fils, devenu guide comme lui, reviendrait quelques années plus tard seul d' une course sur les arêtes d' Arolla, ayant perdu ses deux clients - sauvé lui-même par la rupture de la corde.

J' éprouve une vive reconnaissance - qu' on veuille bien le croirepour ceux qui allèrent lever le corps de notre ami. Leur métier est dur et ingrat, et je sais, pour y avoir participé deux fois, ce qu' est une action de sauvetage. J' évoque simplement ce que furent mes expériences d' alors. Vingt-sept ans ont passé depuis. Toutes choses ont évolué dans le monde, et dans les hautes vallées, d' une manière que nul ne prévoyait. A la distance où nous sommes dans le temps il est possible de considérer d' un œil plus serein les événements dans lesquels nous ne fûmes les uns et les autres que de pauvres hommes, petits devant les montagnes, petits devant la mort, et souvent petits les uns à regard des autres...

Le lendemain nous montions à Arolla, Gérard et moi, en compagnie du père de notre ami, allant à la rencontre du corps.

Les guides l' avaient dépose dans un mazot. Les membres de la colonne de secours étaient là, devant la porte. Les curieux de la station également - les éternels horribles curieux avides de malheur, et pleins de la suffisance des gens « à qui ça n' arriverait pas ». Il y avait aussi un juge - un vraimonté de Sion pour la levée du corps. Je ne puis être assez reconnaissant au père de Ladislas pour les sentiments et les gestes qui furent alors les siens. La foi faisait son courage et sa bonté. Lui plus qu' aucun autre m' aida à passer sans révolte à travers une épreuve apparemment si injuste.

Le juge nous demanda de faire le récit de l' accident. Je répondis par les détails qu' on vient de lire. L' assistance nous écoutait avec une extrême attention. Et soudain le juge, se tournant vers moi, lança ces mots, auxquels la stupéfaction m' empêcha de répondre une syllabe:

- C' est beaucoup plus simple.Vous avez jeté ce garçon dans le vide après avoir coupé la corde, et cela pour le dévaliser.

Aujourd'hui encore je me demande ce qu' a pu signifier dans l' esprit de cet homme cette accusation délirante. Lançait-il un ballon d' essai, guettant sur nos visages notre réaction? Le faisait-il pour vérifier une insinuation des guides? Je ne le saurai jamais. Pas un mot ne sortit de ma bouche, ni de celle de Gérard ou du père de Ladislas. On aurait dit que les paroles n' avaient pu atteindre nos oreilles.

La colonne s' était reformée, nous emboîtions le pas derrière les porteurs du brancard en route pour les Haudères. Le juge nous laissa partir sans avoir obtenu même un signe en réponse. Il paraissait d' ailleurs avoir oublié lui-même sa question.

Je devais le retrouver le lendemain, par hasard, qui troublait une absinthe dans l' arrière de notre propriétaire, où j' allais téléphoner. D' abord un peu gêne, il me salua presque aimablement, me pria de lui faire tenir un rapport écrit de l' accident, contresigné de mon camarade, et d' y joindre la corde rompue comme pièce à conviction. Je fis ce qu' il demandait et n' entendis plus parler de rien. Quelque temps plus tard, la corde fut rendue à la famille Quant à la colonne de secours, qui avait trouvé le corps dans la neige, au pied de la paroi ( sur territoire italien ), et l' avait ramené en traîneau par le col du Mont Brûlé, puis à dos d' homme des le bas du glacier, elle présenta une note de 1500 francs. La montagne était alors une chose sérieuse!

Je me remis à l' alpinisme l' année suivante déjà, m' imposant cet effort. J' étais perdu si je restais sous l' impression d' un malheur accablant. Le Trient m' accueillit, avec ses souvenirs capables de me ramener aux années heureuses. Longtemps je devais éviter le val d' Hérens, d' où me revenaient parfois des bruits assez ignobles que les paroles du juge avaient sans doute accrédités. Bien des années plus tard un guide - qui se reconnaîtra s' il vient à lire ces lignes - colportait encore la version de l' assassinat. Un de mes jeunes de l' Organisation de Jeunesse ( que j' avais entre temps fondée à Morges ) lui en donna un jour un démenti indigné en pleine cabane du Trient...

Il y avait deux ans de la mort de Ladislas quand j' arrivai un soir à la cabane Britannia, en compagnie de ma femme et de deux amis que je voulais conduire à l' Allalin. Un jeune homme et une jeune fille descendaient en ce moment le pierrier du belvédère où s' adosse la cabane. Ma femme me saisit brusquement par le bras en étouffant ce cri: « Ladislas! » C' était lui, à s' y méprendre. Tout - n' était la langue allemande qu' il parlait - faisait de lui un hallucinant sosie. Nous fûmes longtemps à nous remettre du choc. Lui et sa compagne, dans la cabane bondée, durent trouver place à notre table, puis sur la couchette que nous leur cédions. Le jeune homme était d' ailleurs charmant de politesse et de distinction - encore un trait qui rappelait le disparu.

Le lendemain ils quittèrent la cabane après nous, mais rattrapèrent notre cordée de quatre sur la première partie de l' arête, au-dessus du col de l' Allalin. Je pus remarquer, quand ils nous dépassèrent, la gaucherie du jeune homme, qui varappait sur les genoux et se tirait au rocher comme pour l' arracher de sa place. Sa compagne, encore plus novice, était en jupe. Nous nous engageâmes ensemble dans les vires de la paroi sud, par où l'on tourne le grand ressaut de l' arête. Précédés de nombreuses cordées, talonnés par d' autres, nous avancions lentement vers la cheminée qui ramène à l' arête. A en croire nos oreilles, il devait s' y passer des scènes animées.

Le jeune homme voulut sans doute gagner du temps en coupant au plus court dans la muraille, un raide pan de caillasse et de neige d' aspect hypocritement facile. Les guides lui crièrent de rebrousser chemin. Il s' obstinait. Ses pieds glissèrent tout à coup, mais il se confiait surtout à ses mains, qui tinrent bon. Nouvel appel des guides - et soudain ce fut la chute, à la vitesse d' un éclair. J' attachai mes yeux, dans une attente brève et atroce, sur sa compagne debout à mon niveau, les mains au rocher. Elle fut enlevée sans un cri, avec une brutalité démoniaque. Les deux corps, devenus soudain des choses, sautaient l' un par-dessus l' autre par bonds énormes. C' était grotesque et affreux, comme une sorte de jeu ignoble. Ils disparurent à la chute d' un couloir.

Il fallut achever l' ascension - l' autre versant étant facile - au milieu de dix ou douze cordées qui manifestaient toutes les formes de l' effondrement nerveux ou moral. Des alpinistes nous passèrent sur le corps, cramponnés à nous comme des noyés...

Le lendemain, à Saas-Fee où nous séjournions, il fallut assister la ruée des villégiateurs. Quel événement dans la station! On prenait le thé sur toutes les terrasses, la lorgnette à la main. Quand la colonne arriva, qu' elle eut passé le pont, ce fut quelque chose qui ressemblait à une curée...

Ainsi le sort paraissait me faire signe avec une clarté aveuglante. Je refusai d' interpréter ces signes comme autre chose qu' une tentation: celle de voir le hasard, le destin, le mauvais œil dans les épreuves que l' existence m' imposait. Je ne voulus pas abandonner la montagne pour de telles raisons. Je comprends qu' on renonce à elle pour un motif généreux: non pour ce genre de lâcheté. Et je tins bon encore deux ans et demi plus tard, quand j' appris la mort de Gérard, emporté avec son frère et trois autres skieurs par la terrible avalanche de la Combe des Fonds, au val Ferret.

... Et je suis revenu à Arolla. C' était la guerre, et les temps épiques du Centre Alpin de la brigade de montagne 10. Six ans avaient passé, la guerre avait changé bien des choses dans le monde et jusque dans les hautes vallées.

J' étouffais dans les casemates du fort de Dailly. Malgré l' opposition de certains supérieurs j' ob d' être détaché comme patrouilleur de montagne au Centre d' Arolla, cette école de « libertinisme militaire », aux yeux de ces officiers de saine tradition.

Le Centre, c' était une création du capitaine Roger Bonvin, un lieu où régnait son esprit. J' avais entendu parler de cet officier par les camarades enthousiastes qui avaient servi sous ses ordres en été ou en hiver, à Arolla, Zinal, Montana. Leur manière de chanter ses louanges m' agaçait un peu, m' indisposait même à son égard. Une telle popularité devait s' acheter par des procédés de démagogie, dont les autres officiers faisaient sans doute les frais - la recette est connue!

Je n' eus qu' à rencontrer le capitaine Bonvin pour comprendre mon erreur. La valeur de cet homme de petite taille, d' apparence effacée, mais au regard clair, à la voix franche, à l' abord parfaitement simple, direct et cordial, était la plus authentique qui fût. Rien de concerté, rien même d' habile dans la manière dont il nous dominait. Son ascendant ne reposait sur aucun truc - à moins que l' humanité n' en soit un.

Rien d' une fausse discipline non plus, au Centre Alpin. Mais il n' y avait place pour aucun tire-au-flanc parmi nous. C' était plutôt à qui serait des plus rudes corvées. A vrai dire nous faisions plus de travail de bûcherons dans les forêts d' Arolla, ou de porteurs sur les sentiers de cabanes, que d' ascen dans les montagnes d' alentour. Mais quand il s' agissait par exemple de ravitailler en bois la cabane Bertol, nous commencions par nous rendre là-haut par la face de l' Aiguille de la Tsa, et dans l' après accomplissions notre corvée entre le Plan de Bertol et le refuge. Le lendemain, même pratique: nous descendions au Plan pour grimper l' arête des Douves Blanches, faisions l' après notre métier de porteurs et le soir, mission accomplie, redescendions à Arolla. Nous étions entraînés comme jamais je ne l' ai été depuis. Le moral était à la hauteur de cette condition physique. Devenu instructeur dans le cours alpin qui suivit, je trouvais un plaisir toujours neuf à faire chaque jour, dans la neige et le froid d' un automne précoce, de vastes randonnées au départ d' Arolla: Veisivi, Roussette, Pigne, Douves Blanches. La montagne était vraiment à nous: cabanes sans touristes ni gardiens, sommets abandonnés, arrière-saison accordée en suprême faveur à nous, rares élus.

Et puis, que de camarades découverts dans une existence qui, chaque jour, nous jetait en plein, et ensemble, dans les choses! Il y avait des citadins de tous métiers et de tous âges. Il y avait des montagnards, et parmi eux surtout des guides ou aspirants-guides, jeunes comme nous et passionnés de montagne. André Roch était des nôtres et nous enseignait en ami les leçons de sa riche expérience. J' aimais son style réfléchi, posé, élégant -facile, aurait-on voulu dire. C' est à lui que nous dûmes notre première initiation à l' artificielle. Il forçait le respect de tous. On était fier de son amitié - et tout ce que j' en dis paraît déclamatoire en regard de sa parfaite simplicité.

Aucune école ne pouvait agir plus heureusement pour me rendre confiance et audace. Pour exorciser aussi mes chères montagnes d' Arolla - où désormais les Crettaz, les Fauchère, les Gaspoz, les Gaudin, les Bournissen - comme les Bonnard et les Thétaz de Zinal - étaient devenus des amis.

Deux ans plus tard, passant à Bertol à la tête d' un groupe de jeunes « ojiens », je fus accueilli à mon arrivée par ces mots du gardien: « Alors vous revoilà? Vous en avez d' autres à tuer? » Ces paroles me furent un coup dans l' estomac. Mais un jeune guide les avait entendues. Il me prit à part sur la terrasse, face à mes Bouquetins ou à ses Douves Blanches. Il trouva pour me parler des mots que j' ai oubliés, mais dont me reste l' intention et le ton de sympathie. C' est lui qui, peu de temps avant, était revenu d' une course seul, sans ses deux touristes. Il savait de quel poids peut être le jugement des autres.

J' avais dans ce groupe de jeunes un « aîné » âgé de 18 ans. Il avait demandé à se joindre à nous et passait pour avoir déjà une certaine habitude de la montagne, acquise en compagnie de son père, alpiniste connu, qui était décédé depuis peu. Je l' avais accepté sans le connaître, sur de simples recommandations. Et je le découvris comme si je revoyais quelqu'un: ces cheveux blonds bouclés, ce regard clair abrité de lunettes, cet âge même, c' étaient encore ceux de Ladislas.

Notre tour terminé - où il me fut d' une grande aide -, nous fîmes cordée lui et moi pendant une dizaine de jours encore dans les montagnes de Saas-Fee. Des jours inoubliables par les ascensions réussies coup sur coup. Plus inoubliables encore par le compagnon que je trouvai ainsi, pour de longues années - pour une nouvelle étape, la plus belle, la plus riche; pour une seconde jeunesse.

Ce garçon, c' était Pierre Vittoz. Il avait dix-huit ans, j' en avais trente-six. Mon apprentissage était achevé. J' allais parrainer le sien.

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