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Un voyage à travers le Simplon en 1646

Hinweis: Questo articolo è disponibile in un'unica lingua. In passato, gli annuari non venivano tradotti.

( Traduit du « Diary of John Evelyn ». ) Par L. Seylaz.

S' il ne fut pas le premier des voyageurs anglais à parler des Alpes et de notre pays — avant lui, Th. Coryate et Fynes Morrison leur avaient consacré de longs chapitres — John Evelyn nous a laissé, dans les pages de son Journal où il raconte sa traversée du Simplon, un document des plus intéressants et des plus précieux sur les conditions de voyage dans nos régions et l' état des mœurs alpestres au milieu du 17e siècle.

Dès la fin du siècle précédent, la communauté de religion avait noué maints rapports entre l' Angleterre et certaines villes réformées suisses, Genève et Zurich particulièrement. C' est par centaines que l'on compte les Anglais ayant passé ou séjourné dans la première de ces villes de 1550 à 1600. Mais ce qui les intéressait surtout était le statut religieux, politique et social de nos principales républiques, et ils ne disent rien ou peu de chose des sites. Evelyn, au contraire, nous donne les impressions d' un homme qui ouvre ses yeux à la nature, et qui sait voir; un témoignage direct, spontané, sans apprêt ni préjugé, écrit tout chaud en quelque sorte, sans préoccupation littéraire ni souci du tableau à faire. Il n' en est que plus digne de foi.

Chassé de son pays par la révolution, Evelyn voyagea longtemps en France et séjourna près de deux ans en Italie ( 1644-1646 ). Je m' en voudrais de ne pas citer — bien que ce soit hors de notre sujet — une anecdote de sa vie d' étudiant à Padoue: En octobre 1645, il achète trois mille livres de raisin pour faire sa provision de vin. Quelques mois après, ayant invite tous les étudiants anglais et écossais à venir chez lui fêter le Jour des Rois, ses compatriotes apportèrent à cette réunion un tel entrain que la cave d' Evelyn se trouva à sec. Il faut croire que le vin était bon et que les étudiants britanniques de Padoue savaient boire.

C' est à son retour d' Italie, en 1646, que J. Evelyn passa le Simplon en compagnie de ses amis Waller et Abdy et d' un certain Capitaine Wray, « a good drinking gentleman », un solide buveur, dit Evelyn, mais un caractère bouillant et emporté.

L' activité de John Evelyn fut immense et variée. Il fut un des fondateurs, en 1660, de la fameuse Société Royale de Philosophie de Londres. Parmi les ouvrages publiés de son vivant, le plus populaire fut Silva, sur les forêts. C' est à ce livre qu' on attribue généralement l' amour et le respect des Anglais pour les arbres, qui a eu pour résultat de faire de ce pays un vaste parc rempli des plus beaux arbres qui soient au monde.

Le Journal, commence par Evelyn en 1641 et continue jusqu' à sa mort en 1706, dans lequel il a note ses voyages et les événements de son temps, n' était pas destiné à la publication. C' est ce qui en explique la sincérité, comme aussi la simplicité du style, dénué de tout ornement. C' est moins une œuvre littéraire qu' un document riche, tout fu, extrêmement vivant. Il ne fut imprimé qu' en 1818, mais on en a donné, depuis, d' innombrables éditions. Je ne sache pas qu' il ait jamais été traduit en français, ni que la partie alpestre des voyages ait été reproduite dans une des revues de notre club.

J' ai essayé de conserver à la traduction le ton familier, la fraîcheur naive du récit original. Sans grand succès d' ailleurs, car une naïveté trop cherchée n' en serait plus.g Le lendemain matin, laissant notre coche ( à Sesto sur le Lac Majeur ), nous nous embarquâmes sur un bateau qui devait nous transporter à l' autre bout du lac — l' un des plus grands de l' Europe. D' ici nous pouvions voir les Alpes dressées comme des tours; le Grand-Saint-Bernard 1 ), entre autres, considéré comme la plus haute montagne de l' Europe, paraissait dominer les nuages de plusieurs milles. Cette vaste nappe d' eau est traversée par le Tessin, qui se décharge dans le Pô, et par lequel l' Helvétie transporte ses marchandises en Italie, que nous commencions maintenant à laisser derrière nous.

Au bout d' environ deux lieues de navigation, nous fûmes tirés à terre à Arona, ville forte du Duché de Milan, où après avoir été interrogés par le Gouverneur et avoir payé un léger droit de péage, nous fûmes relâchés. En face de cette forteresse se trouve la petite ville d' Angiera. La traversée est des plus charmantes, avec le panorama des Alpes couvertes de pins et de sapins, et plus haut, de neige. A mi-longueur du lac environ, nous passâmes près de la jolie île Isabella 2 ), sur laquelle il y a une belle maison construite sur une éminence; de fait, l' île tout entière n' est qu' un mont dont les flancs s' élèvent en nombreuses terrasses, avec des allées tout ornées d' orangers et de citronniers.

Nous vîmes ensuite Isola 3 ), puis laissant à main droite l' île San Giovanni et passant près d' une autre petite ville bâtie également sur une île 4 ), nous arrivâmes à la nuit à Margazzo 5 ), obscur village à l' extrémité du lac, au pied même des Alpes qui se dressent ici brusquement après quelques centaines de milles du pays le plus plat qui soit au monde et où l'on trouve à peine un caillou, comme si la Nature avait balayé les décombres de la Terre en tas sur les Alpes pour former et nettoyer les plaines de Lombardie que nous avions traversées jusqu' ici en venant de Venise. Dans ce misérable hameau, je couchai sur un lit bourré de feuilles6 ) qui faisaient de tels craquements et me piquaient tellement la peau à travers le coutil que je ne pus dormir.

Le lendemain matin nous ne trouvâmes pas de chevaux et l'on me donna un âne; en guise d' étriers, nous avions des cordes attachées à la selle, avec une boucle pour y mettre les pieds, ce qui tenait lieu de tout autre har- nachement. Monté sur ce fringant coursier, auquel j' avais passé la bride turque revue en cadeau ( à Milan ), nous suivîmes une assez jolie, mais très étroite vallée jusqu' à Domo, où nous prîmes un peu de repos. Ayant montré nos passeports espagnols au gouverneur, celui-ci voulut à toute force nous en imposer un autre, afin que son secrétaire pût toucher une couronne. Nous échangeâmes nos ânes contre des mulets qui, accoutumés à passer les montagnes et les précipices, ont le pied très sûr. Nous engageâmes un guide et fûmes amenés ce même soir, par des chemins très rudes, rocailleux et dangereux au village de Vedrà, dernière localité des possessions du roi d' Espagne dans le Duché de Milan. Nous y eûmes un logis des plus infâmes et misérables. Le lendemain, nous continuâmes à monter par des sentes et des escarpements horribles et effroyables, couverts de pins et habités seulement par des ours, des loups et des chamois. Nulle part nous ne pouvions voir devant nous à plus d' une portée de pistolet, l' horizon étant barré par des rochers et des montagnes dont les sommets couverts de neige semblaient toucher le ciel et en maints endroits perçaient les nuages. Quelques-unes de ces immenses montagnes étaient formées d' un seul roc massif dans les fissures et les gorges duquel se précipitaient çà et là de grandes cataractes de neige fondue ou d' autres eaux, avec un bruit terrible répercuté par les parois et les cavités des rochers. Parfois, ces eaux se brisant dans leur chute nous mouillaient comme si nous avions passé à travers un brouillard, si bien que nous ne pouvions pas nous voir ni nous entendre les uns les autres; toutefois, confiants dans nos braves mulets, nous poursuivions péniblement notre chemin. En certains endroits, les ponts étroits sont formés uniquement d' énormes troncs de sapins abattus et posés à travers le gouffre d' une montagne à l' autre, par-dessus des cascades d' une profondeur stupéfiante; ils sont très dangereux, ainsi que les passages et corniches taillés dans la masse du rocher, parfois en escalier. En d' autres endroits, on passe entre des montagnes qui se sont rompues et écroulées les unes sur les autres, ce qui est vraiment effrayant, et il fallait avoir le pied sûr et la tête solide pour gravir certains de ces précipices. En outre ce sont les repaires des ours et des loups qui ont quelquefois assailli les voyageurs. Dans ces défilés, nous avons souvent mis pied à terre; tantôt nous gelions dans la neige; tantôt, lorsque nous descendions plus bas, nous étions cuits par la réverbération du soleil sur les falaises de rocher. Là nous rencontrons de temps en temps quelques misérables chalets bâtis sur des pentes rocheuses si inclinées qu' on s' attendrait à voir ces huttes glisser dans le vide. Elles sont habitées par de bonnes gens qui ont au con de monstrueux gésiers ou goitres de chair. J' en ai vu de la grosseur d' un sac de cent livres d' argent, spécialement chez les femmes. Ces poches sont si lourdes que pour en alléger le poids, beaucoup portent autour de la tête une bande de toile qui passe sous le menton pour supporter ces excroissances; mais quis tumidum guttur miratur in Alpibus xOn croit que cette difformité est due au fait que ces gens boivent beaucoup d' eau de neige; les hommes buvant plutôt du vin sont moins scrofuleux que les femmes. Le fait est que c' est un peuple bien étrange, car ici beaucoup de grands buveurs d' eau ne sont pas affligés de ces prodigieuses tumeurs. C' est dans le sang, comme on dit; c' est un défaut de la race. Ces goitres, en tirant sur la peau du visage, les rendent si laids, ridés et difformes qu' on ne saurait rien voir de plus effroyable. Ajoutez à cela une curieuse robe bouffante, des fourrures, et le langage barbare, mélange de haut-allemand, de français et d' italien. Ces gens sont d' une haute stature, extrêmement sauvages et rudes, néanmoins très honnêtes et fidèles.

Au soir, après avoir traversé des hauteurs presque inaccessibles, nous arrivâmes en vue du Mons Sempronius, aujourd'hui Mont Sampion ( Simplon ) au sommet duquel il y a quelques chalets et une chapelle * ). Comme nous en approchions, le barbet du Capitaine Wray ( une énorme vilaine bête qu' il avait amenée avec lui d' Angleterre ) donna la chasse à un troupeau de chèvres le long des pentes rocailleuses descendant vers un torrent formé par la fonte des neiges. Arrivés à ce refuge glacial ( bien que chaque chambre de la maison fût munie d' un poêle ), nous soupâmes de lait, de fromage accompagné d' un vin exécrable, puis nous entrâmes dans nos lits, sortes de buffets si élevés au-dessus du plancher que nous y grimpâmes au moyen d' une échelle. Nous étions couverts de duvets, c'est-à-dire que nous étions couchés entre deux matelas bourrés de plume, le tout trop petit pour nous tenir chaud. Le plafond de ces chambres est extraordinairement bas vu la haute taille de ces gens. A l' époque où nous y étions, en septembre 2 ), la maison était à moitié recouverte de neige, et il ne croît pas un arbre ni un buisson dans un rayon de plusieurs milles.

Le lendemain matin, nous nous préparons à décamper au plus vite de ce lieu inhospitalier, mais au moment où nous enfourchons nos mulets, arrive un jeune gaillard d' une taille gigantesque nous réclamer de l' argent pour une chèvre que le chien du Capitaine Wray aurait tuée, assure-t-il. Au cours de la discussion, impatientés par cette attente dans le matin glacial, nous donnons de l' éperon et essayons de nous esquiver, lorsque une multitude de gens qui s' étaient pendant ce temps rassemblés autour de nous — c' était un dimanche et ils attendaient que le prêtre dise la messe — arrêtèrent nos montures et en nous frappant, nous arrachèrent de nos selles. Ils nous enlevèrent nos carabines et nous poussèrent dans une des pièces de notre logis, avec une sentinelle à la porte. Nous restâmes ainsi prisonniers jusqu' après la messe. Une dizaine de Suisses farouches vinrent alors, et pré- tendant se constituer en tribunal, tinrent séance assis sur la table, et nous condamnèrent à payer une pistole pour la chèvre et dix autres pour avoir tenté de nous enfuir, nous menaçant, au cas où nous ne payerions pas immédiatement, de nous envoyer en prison jusqu' au prochain jour de justice publique. Là ils auraient probablement exagéré notre crime, car ils prétendaient que nous avions armé nos carabines pour tirer sur eux — ce que, en vérité, le Capitaine était sur le point de faire — et nous aurions pu avoir la tête coupée, à ce qu' on nous raconta plus tard. En effet, chez ces rudes populations, on encourt souvent cette sentence pour de très légères offenses. Aussi, après nous être consultés, et bien que cette jurisprudence nous partit souverainement injuste, nous jugeâmes plus prudent de nous tirer de leurs mains et du mauvais pas où nous nous étions mis; nous payâmes donc sans protester la somme exigée. Sur quoi, avec des mines féroces, on nous rendit nos mulets et nos armes, et nous fûmes tout heureux de nous en tirer comme cela. Nous avions eu là une froide réception, mais la suite de notre voyage fut plus froide encore. Le reste du chemin, nous dit-on, avait été couvert de glace depuis la Création; de mémoire d' homme on ne l' avait vu libre de neige, et comme les pistes sont continuellement comblées par de nouvelles bourrasques, on suit une lignée de hautes perches plantées pour guider les voyageurs, et qui se dressent à la suite l' une de l' autre sur plusieurs mines de distance, comme nos balises. En certains endroits, les ravines entre deux montagnes sont comblées par la neige; celle-ci fondant par-dessous laisse comme une arche glacée et si dure qu' elle peut supporter le plus grand poids, car, s' il neige souvent, il gèle perpétuellement. Je fus si sensible à ce froid que j' en eus la peau du visage toute craquelée.

Au moment où nous commencions à descendre un peu, le cheval du Capitaine Wray — il nous servait de bête de somme et portait tout notre bagage — enfonçant à travers une corniche de neige sans consistance, glissa dans un effrayant précipice. Son maître, notre irascible cavalier, se mit là-dessus dans une telle colère qu' il allait envoyer une couple de balles à la pauvre bête, dans la crainte que notre guide ne réussisse à s' en emparer et à s' enfuir avec la charge. Notre compagnon levait déjà sa carabine, mais nous poussâmes un tel cri, et bombardâmes le cheval d' une telle grêle de boules de neige que plongeant de toutes ses forces à travers la couche, il tomba d' un endroit très abrupt dans un creux non loin du sentier où nous devions passer. Il nous fallut un long moment pour arriver jusqu' à lui; l' ayant enfin rejoint et déchargé, nous réussîmes à le dégager de la neige où il aurait certainement gelé si nous ne l' en avions sorti avant la nuit. Glissant et chutant, il avait été entraîné, suivant notre estimation, sur une distance de près de deux mines, sans autre dommage pour l' instant que l' engourdissement de ses membres. Un vigoureux bouchonnage et massage lui rendirent le mouvement, et après avoir fait quelques pas, il continua le voyage tant bien que mal. Sur tout ce trajet, effrayés par l' accident du cheval, nous avançâmes péniblement à pied, poussant nos mulets devant nous, tantôt trébuchant, tantôt glissant dans cet océan de neige qui devient infranchissable à partir du mois d' octobre le soir, nous suivîmes un chemin plus large à travers de vastes forêts de pins qui revêtent la région moyenne de ces rochers. Ici les gens brûlaient le bois pour en tirer de la poix et de la résine; ils empilent les branches noueuses comme nous le faisons pour fabriquer du charbon, et recueillent le produit qui en découle et qui, en durcissant, devient de la poix. Nous passions de nombreuses cascades de neige fondue, qui ont creusé dans les replis de la montagne des chenals d' une profondeur immense, où elles se précipitaient avec des grondements si terribles que nous pouvions les entendre à sept bons milles de distance. Ces sources donnent naissance au Rhône et au Rhin qui traversent toute la France et l' Allemagne. Tard dans la nuit nous arrivâmes dans une ville appelée Briga ( Brigue ), située au pied des Alpes, dans la Valtoline x ). Sur la face extérieure de presque chaque porte était clouée une tête d' ours, de loup ou de renard; certaines portes avaient même les trois espèces. Cela fait un spectacle plutôt sauvage, mais comme les Alpes sont pleines de ces animaux, les gens en tuent souvent.

Le lendemain matin, après avoir renvoyé notre guide, nous en prîmes un autre et des mulets frais pour nous transporter jusqu' au lac de Genève, par un pays aussi plaisant que celui que nous venions de traverser était mélancolique et difficultueux. Le changement nous parut extraordinaire et brusque, car la réverbération des rayons du soleil sur les montagnes et les rochers qui, pareils à des murailles, bordent les deux côtés de cette vallée dont la largeur, sur un grand nombre de milles, ne dépasse pas deux portées de pistolet, rend le passage torride. C' est par de tels contrastes que nous poursuivîmes notre voyage, le beau fleuve Rhône glissant tranquillement à côté de nous dans un chenal étroit, presque au milieu du canton auquel il donne une grande fertilité en herbe et en blé.

Le même soir nous arrivâmes à Sion, jolie cité, siège épiscopal et capitale de Valésia ( Valais ). Il y a un château; l' évêque qui y réside possède à la fois la juridiction civile et ecclésiastique. Notre hôte, selon la coutume de ces cantons, était un des principaux magistrats de la ville; il avait été colonel en France. Il nous reçut avec une extrême civilité, et fut si fâché du traitement que nous avions subi au Mont Sampion ( Simplon ) qu' il voulut absolument nous donner une lettre pour le Gouverneur du pays résidant à St-Maurice, sur notre chemin vers Genève, afin qu' il nous venge de cet affront. C' était un vrai type de vieux routier que notre hôte, et un amateur très curieux, comme nous pûmes nous en rendre compte par une belle collection de livres, médailles, peintures, coquillages 2 ) et autres antiquités. Il nous montra deux têtes, avec les cornes, du véritable capricorne 3 ), animal que l'on tuait souvent, nous dit-il, dans les montagnes. C' est tout juste si je pouvais en soulever une des branches, qui m' arrivait presque à la hauteur de la tête. Ces cornes sont assez semblables à celles d' une très grosse chèvre, sauf qu' elles ont la courbure dirigée en avant 4 ), grâce à quoi ces animaux grimpent et se suspendent à des rochers inaccessibles, où les habitants les tirent de temps en temps.

On raconte des choses prodigieuses sur leurs bonds de roc en roc et la sûreté étonnante de leur pied, bien que ces bêtes l' aient fourchu et qu' elles soient incapables, semble-t-il, de s' agripper et de marcher si aisément comme on le leur voit faire sur ces effrayantes arêtes. Le Colonel voulait me faire présent d' une de ces paires de cornes, mais la difficulté de les transporter avec moi me fit refuser cette gracieuseté. Il me raconta qu' il y avait dans le château des antiquités romaines et chrétiennes, et il possédait quelques inscriptions dans son propre jardin. Il nous invita à sa maison de campagne où il avait, disait-il, d' autres curiosités et de meilleurs tableaux; mais notre temps étant limite, je ne pus décider mes compagnons à rester pour visiter les endroits qu' il aurait voulu nous faire voir, et l' offre qu' il nous fit de nous montrer une chasse à l' ours, au loup ou autres bêtes sauvages n' eut pas plus de succès. Le lendemain donc, après avoir présenté à sa fille, une jolie et élégante demoiselle, une petite bague avec rubis, nous prîmes congé, un peu tard, de notre généreux hôte.

Suivant la même plaisante vallée bordée de chaque côté d' horribles montagnes, et semblable à un corridor long de plusieurs mines, nous arrivâmes à Martigny, où nous reçûmes aussi un excellent accueil. Les maisons de ce pays sont construites en troncs de sapin ravalés à l' intérieur, et ont rarement plus d' un étage. Les habitants sont vêtus d' un costume rustique et grossier, d' une mode très bizarre, fait le plus souvent d' un drap bleuâtre, solide et chaud; il y a très peu de différence entre les notables et les gens du commun, tous étant tenus, de par une loi du pays, à vivre très simplement. Ajoutez à cela leur grande honnêteté et fidélité, encore qu' ils sachent assez se faire payer pour ce qu' ils vous cèdent. Je n' ai pas vu un seul mendiant. Nous avons payé la valeur de vingt shellings anglais pour une journée de cheval. Chaque homme sort l' épée au côté; tout le pays est bien discipline et véritablement imprenable, ce qui explique que les Romains éprouvèrent ici de tels revers: un seul vigoureux Suisse place à ces étroits défilés suffit à repousser une légion.

C' est chose fréquente ici pour un jeune artisan ou paysan de quitter sa femme et ses enfants pendant douze ou quinze années et de chercher fortune dans les guerres en Espagne, en France, en Italie ou en Allemagne, puis de revenir ensuite à son métier. Je regarde ce pays comme le lieu le plus sûr de toute l' Europe, n' étant ni envié ni envieux; il n' y a pas non plus parmi eux de riche ou de pauvre, ils vivent dans la plus grande simplicité et tranquillité. Quoique la moitié des quatorze x ) cantons soient catholiques romains, les autres réformés, ils conservent cependant une entente mutuelle; ils sont alliés avec Genève dont ils sont la seule sécurité contre ses puissants voisins, tout comme eux-mêmes sont protégés contre les attaques des plus grands potentats par la rivalité réciproque et la jalousie des Etats voisins, car n' importe lequel de ceux-ci serait renversé si les Suisses, qui sont uniquement mercenaires ou auxiliaires, tombaient sous la domination de la France ou de l' Espagne1 ).

Nous étions maintenant arrivés à Saint-Maurice, belle grande ville, résidence du Président et où l'on rend la justice. Nous allâmes lui présenter notre lettre de Sion, et lui conter les mauvais traitements que nous avions subis à cause de la mort d' une misérable chèvre. Cela le mit dans une telle colère qu' il jura, si nous voulions bien attendre, non seulement de nous faire rembourser notre argent, mais encore de punir sévèrement toute cette racaille. Mais notre désir de vengeance avait eu le temps de s' apaiser, et nous étions heureux d' être parvenus si proches de la France, que nous regardions comme notre patrie. Il nous invita courtoisement à dîner avec lui, mais nous nous excusâmes. De retour à notre auberge, tandis que nous mangions quelque chose avant de remonter à cheval, voilà qu' arrivent deux huissiers apportant, de la part du Gouverneur, deux grosses channes d' argent pleines d' excellent vin. Nous bûmes à sa santé dans les deux grands bols élégamment ouvrés à la mode allemande, et récompensâmes les deux Suisses qui les portaient. Cette gracieuseté, venant après celle de notre hôte de Sion, nous réconcilia entièrement avec les montagnards. Poursuivant notre route, nous passâmes dans l' après la porte qui sépare 2 ) le Valais du Duché de Savoie où nous entrions maintenant, et, après avoir traverse Montei ( Monthey)3 ) nous arrivâmes le même soir à Beveretta ( Bouveret ).

Extrêmement fatigue, souffrant de la tête et ne trouvant pas de place dans l' auberge, je fis sortir l' une des filles de notre hôtesse de son lit et y entrai incontinent pendant qu' il était encore tout chaud, trop accablé de douleur et de sommeil pour attendre qu' on en eût changé les draps. Je payai bientôt chèrement mon impatience, car je tombai malade de la petite vérole à mon arrivée à Genève. De l' odeur de « franc-encens » qui régnait dans la maison et de ce que nous avait raconté la bonne femme, que sa fille avait eu les fièvres, je conclus que celle-ci relevait de la petite vérole 4 ).

Je continuai néanmoins le jour suivant avec mes compagnons, dans une barque frétée pour nous transporter à l' autre bout du lac. Le temps était si beau et si serein, l' eau si calme, l' air si doux que, tout malade que j' étais, jamais voyageur n' eut une navigation plus délicieuse. Nous traversâmes ainsi le lac dans toute sa longueur, soit environ 30 milles 1 ), entre les rives savoisienne et bernoise qui présentent l' un des plus admirables panoramas qui soit au monde, avec les Alpes neigeuses montrant dans le lointain leurs sommets audacieux.

Le fleuve Rhodanus ( Rhône ) passe à travers ce lac avec une rapidité telle que ses eaux ne se mélangent pas avec celles du lac, très limpides, extrêmement profondes, et qui nourrissent les plus célèbres truites de l' Europe pour leur grandeur et leur qualité. J' en ai vu vendre sur le marché pour un prix très modique qui avaient trois pieds de long, et nous en avions de pareilles à la Croix-Blanche, l' hôtellerie où nous étions.

Après le dîner, nous eûmes la visite d' un Monsieur Saladin avec son jeune élève, le comte de Carnavon. Il s' offrit pour nous mener voir les principaux endroits de la ville, mais je ne pouvais plus me tenir debout et fus obligé de garder la chambre; il me semblait que les yeux allaient me tomber de la tête. Durant la nuit, je ressentis de telles démangeaisons par tout le corps que je ne pus dormir. Au matin, je me sentais très malade; le médecin que je fis appeler me persuada de me laisser saigner. C' était un homme déjà âgé, très savant; il avait, disait-il, été le médecin de Gustave, le grand roi de Suède, lorsque celui-ci, sous le titre de Monsieur Garse — nom formé des initiales de Gustavus Adolphus Rex Sueciae — passa par ici en allant en Italie, et de notre fameux duc de Buckingam au retour de ce pays. Le médecin reconnut plus tard qu' il ne m' aurait pas saigné s' il avait soupçonné la petite vérole, qui se déclara le lendemain. Après cela, il me fit purger et m' appliqua des sangsues, et Dieu sait quel eût été le résultat de tout cela si les pustules n' avaient pas fait leur apparition, car il songeait à me saigner de nouveau. On me tint au lit, bien au chaud, pendant seize jours, soigné par une vigilante matrone suisse, dont la gorge monstrueuse, quand je m' éveillais parfois de mes sommeils fiévreux, m' épouvantait. Après que l' éruption se fut produite, je souffris beaucoup moins, mais j' étais fort incommodé par la chaleur et le bruit. Grâce à Dieu, au bout de cinq semaines je pus enfin sortir. Monsieur Le Chat, mon médecin, voulant justifier la saignée qu' il m' avait faite, me dit que mon sang était si brûlé et si vicié qu' il en serait résulté pour moi la peste ou la fièvre tachetée s' il avait procédé autrement.

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