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Une année chez les Eskimo de la côte orientale du Groenland

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de la côte orientale du Groenland.

Par M. Perez.

I.

Premier contact.

De toutes les régions arctiques, il me semble que la côte est du Groenland est la plus propre à réjouir le cœur d' un montagnard. J' ai peine à croire que beaucoup d' autres terres polaires puissent donner à l' alpiniste un sentiment de chez soi plus complet. L' exaltation qu' on y ressent est plus grande parce que vous savez que l' immense pays, tout crénelé de pics, qui dort à vos pieds sous le soleil torride du printemps arctique ou qui vibre sous la tempête n' a pas été vu avant vous.

Et la nostalgie que vous rapportez de là-bas est aussi forte, aussi poignante que celle du montagnard qui a dû abandonner ses montagnes.

Le Groenland oriental.

La côte est du Groenland est plus ou moins montagneuse: elle est composée tantôt de massifs de roche moutonnée, tantôt de plateaux basaltiques qui n' ont rien de particulièrement attrayant. Mais en certains points elle rivalise avec les plus beaux panoramas de nos Alpes. Tel est le cas des montagnes entourant le fjord de Kangerdlugsuatsiak, de celles de la terre de Liverpool et du district d' Angmagssalik où nous avons hiverné.

Comme un barrage dont les écluses seraient les trouées de la chaîne côtière, ces montagnes retiennent l' épaisse calotte de glace qui forme tout l' intérieur du pays.

Il n' y a pas de doute que cette côte serait devenue depuis longtemps le lieu d' ébats des montagnards si une barrière formidable ne protégeait ce coin de terre contre l' invasion de la gent grimpante. Car ce n' est pas la distance qui sépare l' Europe du Groenland qui effrayerait les alpinistes. Il s' en trouve bien pour aller aux Indes ou dans les Andes!

Un bon bateau ne mettrait pas plus de quatre jours pour atteindre depuis l' Ecosse la côte orientale du Groenland à la latitude d' Angmagssalik. Mais voilà, il y a la banquise et il ne fait pas bon se frotter à cette dame-là quand on n' y est pas préparé; on ne s' improvise pas navigateur polaire d' autant plus qu' il faut un bateau spécial.

Cette côte est baignée sur toute sa longueur par le courant polaire qui charrie été comme hiver les masses de glaces venant de l' Océan Arctique. En hiver, ces masses se soudent et forment une barrière impénétrable qui a 70 à 100 km. de largeur à Angmagssalik. En été, la banquise se disloque et les débris se meuvent sous l' action combinée du vent, des courants et de la marée. Tantôt la glace est si compacte qu' on ne peut y faire passer une aiguille, tantôt elle est si lâche qu' un gros bateau y circule aisément; d' autres fois elle disparaît tout à coup.

La période est courte pendant laquelle, à Angmagssalik, un bateau peut s' aventurer dans la banquise sans risquer d' y rester pris. C' est dans la dernière quinzaine d' août que les conditions sont les plus favorables. Cependant nous avons observé que les glaces étaient parfois meilleures en septembre et octobre, mais à ce moment les nuits sont déjà longues. On ne navigue d' habitude pas de nuit dans la banquise, c' est pourquoi il est indispensable de profiter des mois d' été sans nuits pour atteindre la côte et s' en évader. En outre, dès la fin d' août, le temps est moins stable, les tempêtes sont plus fréquentes. Pourtant, il est possible d' atteindre la côte en septembre ou octobre si l'on attend le moment favorable, et cela pourrait rendre de grands services. Par exemple, une expédition d' exploration alpine n' a nullement besoin de passer une année entière sur la côte est, mais peut très bien s' y rendre pour trois mois en été, de fin juin à septembre, si elle dispose d' un bateau approprié.

Mais malheur au navire qui n' est pas armé pour les glaces et qui se laisse fasciner par le spectacle qui l' attend au seuil de la banquise!

Quand le Pourquoi Pas se mit à danser sur la longue houle arctique et que dans l' embrasement du soleil couchant une chaîne de montagnes fabuleuse apparut soudain haut dans les airs, nous nous sommes demandés si nous rêvions. Elle était accompagnée d' une multitude d' icebergs plus étincelants que des diamants au soleil.

Tout l' horizon était barré d' une dentelure fantastique sans lien avec le monde. Ce n' étaient que pics et sommets plus échevelés, plus dentelés les uns que les autres, ponctués de la masse scintillante des icebergs qui eux aussi planaient et changeaient de forme à tout instant. Ce spectacle défile sous vos yeux sans jamais prendre fin, tandis qu' autour du bateau dansent baleines et cachalots.

Tels sont les mirages du nord qui peuvent vous montrer le profil entier d' une côte éloignée de quelque 100 km. C' est ainsi que nous avons fait connaissance, dans un mirage, avec le pays où nous allions passer douze mois...

Angmagssalik est un nom connu dans les annales suisses puisque c' est là qu' aboutit de Quervain en 1912 après sa remarquable traversée du Groenland en traîneau. Ce devrait être un nom encore bien plus connu de tout alpiniste suisse, puisque c' est cet explorateur qui découvrit le massif montagneux formant le nord du district et qu' il baptisa « Schweizerland ». Le plus haut sommet du Schweizerland a été nommé « Mont Forel » par de Quervain. Jusqu' en 1931, ce sommet était considéré comme le plus haut des terres arctiques. L' ascension du Mont Forel a été tentée une fois par une équipe de l' expédi Watkins. C' est un sommet qui ne semble pas présenter de grandes difficultés alpines d' après ce que m' en a dit Wäger, l' un des alpinistes qui participa à la tentative.

Angmagssalik qui a été notre camp de base n' est pas à une latitude très élevée et son climat ressemble énormément à celui qu' on trouve chez nous à 2500 m. d' altitude. C' était il y a une dizaine d' années encore le seul point habité de la côte. Depuis cette époque un petit groupe d' Eskimo a émigré plus au nord à rentrée du fjord de Scoresby.

La côte a environ 3000 km. de longueur. Angmagssalik et les 800 Eskimo qui y habitent ont été découverts il y a 53 ans. La partie nord de la côte avait été explorée plus anciennement et comme on n' y avait trouvé aucun habitant, il était généralement admis que toute la côte était inhabitée. Une expédition danoise remonta en 1883 la partie sud de la côte et découvrit ce groupe d' Eskimo totalement isolé du reste du monde. Ces hommes n' avaient jamais vu de blancs et faisaient venir de la lune les rares épaves et les troncs qui leur arrivaient de Sibérie par le courant polaire.

Depuis le début de la colonisation la population a triple. C' est grâce à la remarquable politique colonisatrice du Danemark que cette tribu est restée absolument pure et a garde son genre de vie presque intact. C' est le seul moyen pour elle de résister aux dures conditions de vie de ces régions-là.

L' expédition, son but, ses résultats.

L' expédition dont je faisais partie a été envoyée en 1934/1935 à Angmagssalik par le Musée d' Ethnographie de Paris pour y faire des recherches ethnographiques et anthropologiques, mais il était également possible de poursuivre des travaux d' ordre géographique et géologique.

Les membres de l' expédition étaient:

Paul Victor, chef de l' expédition, chargé de la partie ethnographique, Dr Robert Gessen, médecin, chargé de la partie anthropologique, Fred Matter-Steveniers, chargé de la photographie et des prises de vues, Michel Perez, chargé de la partie géographique et géologique.

C' est mon ami Paul Victor qui eut l' idée de cette expédition. C' est lui que le Dr Rivel, directeur du Musée d' Ethnographie de Paris, chargea tout d' abord de mission. C' est par lui que nous avons obtenu l' appui du Dr Charcot, sans lequel, nous, quatre novices, n' aurions jamais pu partir. Car si nous avons réussi le tour de force d' organiser une expédition avec 8000 francs français c' est grâce au Dr Charcot que nous avons pu obtenir en un mois et demi pour 700,000 francs de prêts d' instruments scientifiques, de dons de vivres et d' équipement. Nous n' aurions jamais atteint le Groenland sans le Pourquoi Pas. Je ne puis trop dire mon admiration pour les industriels français qui, en pleine crise, ont répondu à notre appel avec un tel désintéressement. Souvent, sans même échanger de correspondance, ils nous faisaient parvenir ce que nous demandions. Il ne faut pas oublier l' accueil généreux que firent à notre appel certains industriels suisses: Attenhofer, Sohm, Tricouni, Perfecta. J' ose espérer qu' ils soutiendraient avec la même bonne volonté un de leurs compatriotes.

Nous avons séjourné douze mois jour pour jour dans le district d' Ang et nous rapportons une documentation et des collections considérables que nous espérons pouvoir compléter l' été prochain. Les observations les plus diverses ont été faites: dans le domaine ethnographique, y compris des enregistrements sonores de chants, comme dans les domaines anthropologique, physiologique et pathologique, minéralogique ou toponymique, ainsi qu' au point de vue de la géographie physique.

Projets d' été.

Avant de rejoindre à fin août 1934 avec le Pourquoi Pas notre base d' hiver, le Dr Charcot prévoyait, en été, une escale à la colonie eskimo du fjord de Scoresby et une autre sur la côte de Blosseville. Ces escales devaient permettre à notre ami Pierre Drach, zoologiste à bord du Pourquoi Pas ( qui n' en était pas à sa première croisière avec le Dr Charcot ), de faire deux tentatives alpines intéressantes. L' équipe qui devait participer à ces tentatives était formée de P. Drach, de l' Anglais L. R. Wager, du Danois E. Munck, de Fred Matter et de moi-même. La tentative alpine sur la côte de Blosseville avait pour objectif le plus haut sommet d' un massif de montagnes qui venait d' être découvert en avion.

L' aviateur allemand von Gronau avait survolé en 1931 une chaîne de montagnes inconnue qui se trouvait à 70 km. à l' ouest de la côte de Blosseville. Une des montagnes de ce massif semblait surpasser de beaucoup le Mont Forel en altitude. Si c' était le cas, il y avait bien des chances pour que ce sommet, baptisé Pic Rasmussen, fût le plus haut des terres arctiques et il présentait de ce fait même un intérêt considérable. Il semblait assez accessible en été par des méthodes alpines ordinaires. Malheureusement, la côte de Blosseville est une des zones les plus dangereuses du Groenland oriental, la banquise y étant toujours très mauvaise.

Le projet de Drach était de faire une incursion rapide avec des charges légères dans ce massif, et pendant la traversée ce ne furent que calculs de rations et palabres sur la manière et les chances que nous avions d' atteindre cette côte. Notre exploration de Liverpool se fit sans incident; par contre, la banquise était si mauvaise au sud du fjord de Scoresby que nous dames renoncer à la tentative du Pic Rasmussen, car nous risquions de rester pris dans les glaces pour tout l' hiver, et notre programme ne nous permettait pas ce petit amusement. Une expédition italienne qui, sous la direction du comte Bonzi, tenta d' approcher la côte en même temps que nous sur un petit chalutier islandais faillit y rester.

Le seul qui réussit à voir cette année-là ce massif devenu mythologique fut l' explorateur Martin Lindsay. Il y arriva après une étonnante traversée du Groenland en traîneau.

La première du Pic Rasmussen ( environ 3700 m .) fut faite en août 1935 par une équipe anglaise sous la direction de L. R. Wager. Wager avait demandé, l' an passé, à participer à l' expédition organisée par Drach, lequel accepta avec grand plaisir. L' ascension de Wäger cette année est l' épilogue de notre tentative avortée. Le Pic Rasmussen s' est avéré moins élevé qu' on ne le pensait, et il n' est même pas sûr que dans le même massif il n' y ait pas d' autre sommet qui le dépasse en altitude. Pour sa tentative, Wäger s' assura le concours d' un des plus fameux navigateurs actuels des glaces, le capitaine Schjelderup. Il y avait une chance sur cent d' atteindre la côte de Blosseville au début de l' été. Il n' y avait pas d' homme qui eût plus de chance d' y parvenir que le capitaine Schjelderup avec son Quest. Avant de s' engager dans la grosse banquise, Wäger fit escale en juillet à Angmagssalik. Ce furent les premiers Européens que nous vîmes après notre hivernage.Vous pouvez penser quelle Die Alpen — 1936 — Les Alpes..ï était notre impatience d' avoir des nouvelles d' Europe. Nous avions télégraphié à nos familles de remettre à Wager des lettres pour nous et en même temps nous avions demandé à Wager de bien vouloir les prendre. Nous avons été profondément stupéfaits d' apprendre de la bouche même de celui-ci qu' il n' avait pas pu accéder à notre demande.

En juillet 1934, nous avons quitté l' Europe à bord du Pourquoi Pas et nous l' avons retrouvée à regret en septembre 1935.

Nous avons longé la côte d' Ecosse, de mauvais vents nous ont ballottés sur la mer des Férœ, nous contraignant à chercher refuge dans ces les. Res-saisis par la tempête nous avons finalement atteint Akureyri en Islande. Là, pendant que le Pourquoi Pas faisait son ultime plein de charbon, nous sommes allés nous dégourdir les jambes. Je me souviens de prairies étonnamment vertes. Elles étaient dominées par les cimes de volcans éteints, perpétuellement encapuchonnées de brume. Je garde un souvenir tout particulier des pluies diluviennes qui accompagnaient nos marches dans des pâturages saturés d' eau où fuyaient des multitudes de moutons.

Enfin nous avons mis le cap sur le Groenland. Le brave Pourquoi Pas frétillait d' aise à l' idée de se retrouver bientôt dans son élément et nous nous réjouissions surtout de trouver de l' eau calme... Pendant six jours, il lutta pour atteindre la côte à peine distante de 40 km. Sa coque sortit de là toute déchirée des morsures de la glace, mais il était toujours aussi fier. Je me souviendrai toujours de cette lutte corps à corps qui a été mon premier contact avec la banquise. Il était impossible de prévoir l' issue de .la bataille. Passerions-nous? Serions-nous coincés? Ou bien, la Providence aidant, aurions-nous au moins la chance de pouvoir nous dégager de l' étreinte angoissante et de rebrousser chemin. Les montagnes là-bas dans les airs semblaient se moquer de nous, tant elles étaient à portée de main. Enfin, un jour dans le grand dédale blanc, un point noir frappa notre vue, un Eskimo en kayak. Et le lendemain nous mettions pied pour la première fois sur la terre groenlandaise qui, après s' être si farouchement défendue, nous fut si hospitalière.

Alpinisme d' été au Groenland.

Le climat d' été au bord de la mer, au fjord de Scoresby, comme à Angmagssalik est fort analogue à celui qui règne dans les Alpes à 2000 à 2500 m. A midi, le soleil y est implacable, la neige très molle, la lumière aveuglante. Les nuits sont fraîches et claires. Il y a une telle invasion de moustiques et de moucherons qu' il faut avoir recours à des moustiquaires et à des masques. L' inlandsis est un tapis de neige qu' aucune crevasse ne dépare ni été ni hiver. Sur la côte, par contre, les montagnes sont libres de neige. Seuls les gros névés et les glaciers subsistent. Partout ailleurs, c' est de la pierraille.

Je m' attendais à trouver au fjord de Scoresby un paysage polaire. Du large, nous avions déjà fait connaissance avec les montagnes qui, à ma grande stupéfaction, n' étaient pas enneigées. Le Pourquoi Pas jets l' ancre devant UNE ANNÉE CHEZ LES ESKIMO DU GROENLAND.

la colonie du fjord de Scoresby un soir. Tout était voilé dans la brume. Ce n' est que le lendemain matin qu' apparurent, oh! ironie, les plus beaux déserts de pierraille que j' aie jamais vus.

Le fjord de Scoresby est le plus grand fjord du monde, il pénètre jusqu' à 300 km. à l' intérieur des terres. A l' embouchure sur la rive gauche se trouve la petite colonie d' Eskimo. C' est une colonie artificiellement créée par le gouvernement danois qui essaie de favoriser la dispersion des indigènes sur la côte orientale pour augmenter les possibilités de chasse. Au nord de cette 1* =a Terre de Liverpool S = Colonie du fjord de Scoresby R.= Pic Rasmussen F= /Aonf Fore! B = còte deBlosseville IC—fjord de KanqerdluqsuaraiaK A »AnqmagssallKlimite de la banquise en hiverlimire delà banquise en été colonie s' étend la terre de Liverpool, réputée pour avoir un aspect « alpin ». Drach, son ami Monod et moi-même comptions profiter de l' escale du Pourquoi Pas pour pousser une petite exploration dans ces terres. Aussi imaginez-vous mon état quand je vis devant moi de paresseuses ondulations de pierrailles courir jusqu' à l' horizon. Même à la jumelle du haut des mâts je ne trouvai dans cette plaine exaspérante aucun paysage « alpin ». Drach, lui, semblait parfaitement optimiste et préparait son sac pour le lendemain avec le plus grand zèle.

Nous avions exactement trois jours à notre disposition pour trouver nos « Alpes ». Au bout de la 72e heure à partir de notre départ le Pourquoi Pas lèverait l' ancre, que nous y soyons ou que nous n' y soyons pas. Le retard se payait par une année de séjour imprévu.

Tôt le matin une vedette se fraya consciencieusement sa route à travers la pellicule de jeune glace qui s' était formée pendant la nuit et nous déposa à terre. Drach, lui, au lieu de prendre pied sur terre, atterrit dans l' eau à 0°. Mais au Groenland on n' en est pas à cela près et l'on se mit de suite gaiement en route.

Si les moustiques sont une plaie qu' on ne connaît pas à haute altitude chez nous, que faut-il dire de la pierraille? Il ne faut pas s' imaginer avoir affaire à un pierrier ou à une de ces bonnes moraines de chez nous. Rien de cela. Là-bas, c' est de la roche éclatée. La surface du sol se compose de roche vive que le gel a fait sauter en mille morceaux plus aigus, plus tranchants les uns que les autres. Un pierrier, une moraine sont tapis de velours à côté de cela. Car pierrier et moraines se montent généralement une fois et se descendent l' autre tandis que là-bas c' est plat. C' est à perte de vue, sur une épaisseur de 2 à 4 mètres, une nappe formidable de débris de roches en équilibre instable. Parfois cette nappe est mouchetée de petits névés.

J' ai su par la suite que cette région est généralement aussi enneigée en été. D' habitude il ne pleut jamais au fjord de Scoresby; été et hiver il n' y tombe que de la neige. Mais en 1934, il avait plu tout le mois de juillet et la fonte avait été exceptionnelle.

Des régions qui n' avaient jamais été vues exemptes de neige se découvrirent. Elles permirent à Victor de faire des fouilles intéressantes et à nous de faire ample connaissance avec la roche éclatée.

Comme personne n' avait passé avant nous dans ces zones fraîchement découvertes, nous servions de cobaye ou plutôt de rouleau compresseur. Consciencieusement à chaque pas la masse s' écroule. Les tricounis gémissent, le pied se tord, vous cherchez appui sur votre piolet qui dérape aussi, et vous avez juste le temps de vous rétablir sur l' autre jambe.Vous avez sur le dos un sac de trente kilos, des moustiques vous dévorent, des moucherons vous emplissent yeux et oreilles et vous ne voyez nulle part « les montagnes » qui sont seules capables de vous faire affronter ce supplice.

0h joies du Groenland estival, que vous êtes différentes de ce que j' at I Pourtant, au soir de la première étape, quand le soleil fit semblant de se coucher, le souvenir même de la pierraille s' évanouit. Les torrents se turent, la neige commençait à prendre. Nous hâtions le pas pour rejoindre la rive du fjord Watkins où nous espérions trouver un lit de sable, quand apparut soudain, derrière un ultime monticule, la crête magique des Aiguilles de Liverpool. Sous nos sacs de couchage le sable nous parut, cette nuit-là, d' une douceur merveilleuse.

Le lendemain matin nous longions au plus près l' eau du fjord. La couche de jeune glace de la nuit chantait sous la poussée de la marée. Nos souliers n' arrivaient pas à desceller les cailloux de la grève qui avaient gelé pendant la nuit et nous pouvions marcher vite.

D' une vallée latérale débouchait une nappe de glace en pente douce, qui menait droit au cœur du massif d' aiguilles: le glacier Watkins. Après six heures de marche d' approche, nous étions au pied du groupe d' aiguilles sur lequel nous avions jeté notre dévolu. Il n' y avait que l' embarras du choix. Ce groupe était une masse de granit ferme, dont la crête pouvait faire concurrence à n' importe quel Charmoz ou Grépon. Il s' élevait d' un seul jet de 800 mètres de la nappe de glace. Quelle que fût la direction vers laquelle nous jetions nos regards, c' était une pépinière de petits massifs d' aiguilles qui auraient fait tomber en pâmoison tous les grimpeurs. Comme dans la plus vulgaire varappe de chez nous, nous avons abandonné au pied des aiguilles nos sacs et nos souliers. Même le revolver a été abandonné à la curiosité des ours blancs et des bœufs musqués. Pendant trois heures, ce fut la grimpée aérienne. De temps en temps, au hasard de l' ascension, j' entre à l' horizon la banquise ensoleillée et les icebergs scintillants. C' est la seule chose qui me rappelait que j' étais en terre arctique. A 17 heures, nous avions surmonté le dernier gendarme qui ne laissait pas d' être délicat. Dans la petite bise aigre qui venait en droite ligne de l' Ile Cap nous avons rapidement fait un tour d' horizon. La vue portait à l' intérieur du fjord jusqu' à la terre de Milne à 150 km. de notre observatoire.

Les lueurs du crépuscule et de l' aurore arctique se confondaient, que Drach et moi nous récoltions encore des échantillons minéralogiques. Quand la glace crissait à nouveau dans le jeu de la marée, nous avons retrouvé notre tente tapie au bord du fjord sous une grande moraine. Et nous étions en route sur la pierraille pour le retour à bord du Pourquoi Pas avant que le soleil eût réussi à quitter sa course rasante au sommet des aiguilles pour gagner le zénith.

Si je garde un souvenir merveilleux de ce premier contact avec la terre groenlandaise, mes souliers, eux, en gardent un moins bon. En trois jours j' ai usé complètement des tricounis neufs et j' avais passablement entamé les semelles. La prochaine fois, à la place de revolver, je prendrai une paire de souliers de rechange.

Initiation arctique.

Le 31 août 1934 le Pourquoi Pas quitta Angmagssalik, nous abandonnant à notre sort, nous et nos vingt tonnes de matériel. Le gouvernement danois, à l' instigation de l' inspecteur de la côte orientale, le capitaine Ejnar Mikkelsen, avait très aimablement mis à notre disposition une magnifique maison de bois. Nous avions même été profondément déçus en arrivant à Angmagssalik par l' aspect civilisé de cette « capitale ». Au fond d' une baie si merveilleusement fermée qu' on se serait cru sur un lac, il y avait un groupement de petits chalets peints en rouge, perchés sur des mamelons rocheux. Et nous qui venions là pour jouer aux explorateurs! Mais par la suite nous nous sommes aperçus qu' on retrouvait tout près de là le pays et ses habitants avec leur caractère primitif.

A notre grande surprise, la neige se fit attendre, et ce n' est qu' en janvier qu' elle s' installa définitivement. Là encore, il y a analogie avec le climat des Alpes. L' automne fut froid et sec, puis ce furent des alternatives de tempêtes de neige et de coups de fœhn avec pluie torrentielle. L' automne et le début de l' hiver nous servirent de période d' initiation à notre vie nouvelle. A partir de janvier, c'est-à-dire quand le soleil réapparaît, c' est, jusqu' en juin, la période des voyages et des explorations en traîneau à chien. Ce sera le sujet d' un second chapitre.

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