Vacances dans la région d'Aletsch, il y a de vingt ans
PAR ANDRÉ LÉVY, LAUSANNE
Avec 3 illustrations ( 61-63 ) Lors d' une course à l' Eggishorn, au début de la dernière guerre, j' avais trouvé si plaisant le site de Bettmeralp que je m' étais bien promis d' y aller passer des vacances en juin. C' est ce que j' ai fait pendant plusieurs années consécutives, y récoltant de nombreux souvenirs profonds et durables.
Il faut dire que c' était avant l' invasion de cette admirable région par le progrès moderne. Admirable, parce que, sur ce qui représente une minuscule partie de la carte, se trouvent rassemblés tous les éléments qui font le charme des vacances à 2000 mètres. La vue sur les hauts sommets du Valais, de l' autre côté du Rhône, est à la fois étendue et splendide. Le premier regard, au lever, se porte sur le Cervin qui, plus matinal que nous, voit le soleil bien plus tôt, tandis que les sommets bordant la rive gauche du Rhône avant Brigue réservent pour le soir leur illumination. De nombreux lacs, dont le plus grand est le Bettmersee, jalonnent presque toutes les promenades; des torrents et des bisses rafraîchissent les pâturages ainsi que les belles forêts de sapins et de mélèzes. La réserve d' Aletsch peuplée d' aroles et le grand glacier qui la borde sont pleins d' attraits et facilement accessibles.
On jouissait aussi à l' époque de cette vie rustique qui nous changeait de la ville, car il n' y avait alors ni hôtels, ni électricité, ni téléphérique. On n' avait que ses jambes, éventuellement les mulets, pour communiquer avec la vallée. Et dans tous les torrents voisins bondissaient et cascadaient de fraîches eaux courantes!
Ajoutons que, par temps clair, on pouvait passer la soirée, à cette période de l' année, sans le secours de lampes ou de bougies.
Quelques chalets comprenaient des logements loués pour les vacances, et j' y ai passé chaque fois la deuxième quinzaine de juin, moment idéal, car les troupeaux ne montaient généralement qu' à la fin du mois, ce qui laissait le temps à la magnifique flore de s' épanouir avant d' être broutée.
La montée à l' alpage donnait lieu à un grand branle-bas: c' était un jour de fête avec procession et service à la jolie chapelle, trop petite pour contenir tous les fidèles. Monsieur le curé montait de la vallée sur un mulet, et il faut reconnaître qu' il avait fière allure! Un certaine année, la montée eut lieu un vendredi, et la fête s' étendit au samedi ( jour férié consacré à saint Pierre et saint Paul ) et au dimanche, ce qui faisait un pont fort apprécié des citadins.
Ce pittoresque « remuage » était plein d' imprévu: une grand-mère quelque peu impotente, mais voulant passer l' été à l' alpage, était dignement installée dans son fauteuil fixé sur une échelle que portaient deux hommes, une des rares chaises à porteurs subsistant à notre siècle! Il y avait également un porc qui avait droit au portage, dans un bahut auquel étaient fixés des brancards, mais le goret était alerte, et content de s' ébrouer au sortir de sa voiture! Les poules, elles, sortaient d' une armoire portée par un mulet; les volatiles blancs avaient reçu un coup de peinture verte, car il convenait d' éviter qu' elles n' attirent l' attention des rapaces, aigles ou éperviers. Les chats étaient mis en vrac dans un sac, sans ménagements.
A vrai dire, il n' y avait pas de combats de vaches, mais quelque-unes faisaient connaissance à coups de cornes.
Un été, un jeune taureau accompagna le troupeau. Mais les vaches, plus grosses que lui, faisaient peur à ce débutant dans la société à cornes, si bien qu' il préféra abandonner ses aînées pour venir ruminer en paix près d' un chalet, où une poule blanche lui tint compagnie en picorant les mouches qui se promenaient sur son corps.
Les vaches des différents propriétaires ne formaient qu' un seul troupeau confié à un berger vigilant, aidé de gamins armés d' un fouet, longue lanière fixée à un manche court, et c' était en général le plus petit qui tapait le plus souvent sur le bétail, sans lui faire grand mal probablement. La nuit, les bêtes étaient parquées dans une sorte de corral délimité par de grandes perches de mélèze entrecroisées ( les clôtures électriques n' étaient pas encore connues ), et, lorsque le sol avait été assez piétiné, on déplaçait une partie des piquets pour former un nouvel enclos vers le haut ou le bas. C' était dans ce corral qu' avait lieu la traite du soir, après quoi le berger menait encore paître son troupeau jusqu' à la nuit. Avant d' aller se reposer pendant quelques heures, il récitait à haute voix un angélus qui résonnait d' une façon saisissante dans l' obscurité, et l'on eût dit que les bêtes se sentaient tranquillisées, car elles ne bougeaient plus jusqu' à la traite du matin, vers quatre heures.
Tout le bétail était très propre, car il restait toujours en plein air. On ne le mettait à l' abri pour la nuit que lorsque la neige descendait à 2000 mètres ou au-dessous ( dix-sept fois, un certain été !), et c' était toujours incroyable de voir, le lendemain matin, combien de vaches pouvaient sortir des étables qui paraissaient minuscules. En comparaison, on pourrait dire qu' on est à l' aise dans nos trolleybus aux heures de pointe par un jour de pluie!
Les veaux et génisses étaient séparés du gros du troupeau dans un alpage voisin, sans surveillance constante. Les chèvres, elles, jouissaient de la liberté sur les hauteurs herbeuses, de même que quelques moutons.
Le ravitaillement courant se faisait dans un dépôt d' épicerie, mais, avant de partir en vacances, on envoyait quelques provisions par la poste, car il faut dire que, pendant fata, le facteur de Betten montait tous les jours, accompagné de sa mule Bina, chargée, bien sûr, comme une mule!
Horaire du facteur: le matin, de bonne heure, descente à Mörel pour le premier train, expédier et prendre le courrier et les colis; puis montée à Betten pour la distribution et les travaux de bureau; ensuite, montée à Bettmeralp avec distribution en cours de route; arrivée vers 18 heures, redistribution et prise en charge des expéditions, et enfin descente à Betten, souvent de nuit. Ce facteur était toujours serviable et de bonne humeur. Ses jambes étaient si longues qu' elles semblaient commencer aux aisselles: pas étonnant qu' il ait pu effectuer ce marathon journalier sans fatigue apparente!
Quant à nous, charges de nos gros sacs des débuts de vacances, il nous fallait environ quatre heures pour monter de Mörel à Bettmeralp dont on apercevait les chalets de loin, au sommet du plus raide des « raidillons ».
Dans un paradis pareil, il était difficile de rester toute la journée à proximité des chalets. Il y avait trop à voir, à observer, à explorer dans les environs, de sorte que, dès le petit matin, on partait en course plus ou moins lointaine, et souvent, selon la direction choisie, c' était délicieux de cheminer pieds nus dans l' herbe encore diaprée de rosée. Une heure environ de cet exercice quotidien, et, au bout de quelques jours, on ne sentait même plus les piquants des chardons! Au retour, le soir, on jouissait du traditionnel et vivifiant bain de pieds dans les torrents ou les bisses.
C' était aussi le moment du ramassage des brindilles et branchettes sèches de mélèze, de rhododendron ou de genévrier qui vont si bien pour allumer le feu et répandent un parfum d' encens. Je crois que ce plaisir n' appartient qu' aux citadins, car les indigènes nous regardaient toujours d' un air amusé, quand nous rentrions avec notre chargement. Ils préfèrent, eux, fendre leurs bûchettes à la hache.
La flore des pâturages de Bettmeralp, à diverses altitudes, était splendide, riche et variée; la liste des fleurs rencontrées serait une longue enumeration à laquelle ne manqueraient que fort peu de spécimens mentionnés dans notre flore alpine. Mais je pense qu' actuellement les nombreux touristes qui font des cueillettes massives ont dû porter un sérieux coup à l' intégrité de cette flore. Trop de gens ignorent que bien des fleurs ne se reproduisent que par les graines qu' il faut laisser arriver à maturité, et ils pensent avoir été raisonnables s' ils ont laissé en terre les racines des plantes. On ne saurait assez recommander aux promeneurs de respecter la flore alpine.
Il était assez curieux de constater, à proximité de la petite chapelle, la différence de végétation existant des deux côtés d' un mur de pâturage: au-dessous, fleurs des champs; au-dessus, fleurs des alpes. On peut dire que chaque année a sa couleur dominante dans les prés; une fois, c' est le bleu des campanules et des gentianes, une autre année, c' est toute la gamme des fleurs jaunes, et il y en a! Une autre fois encore, le blanc l' emporte, le tout ponctué du beau rouge des rhododendrons.
Les nombreux animaux de cette réserve attirent toujours l' attention et excitent la curiosité des observateurs et admirateurs de la nature, mais c' étaient surtout les gracieuses marmottes qui nous amusaient par leurs jeux et leurs ébats au bord des petits lacs et des rochers. Quelquefois, par vent favorable, nous surprenions toute une tribu à un détour: mise en déroute, elle regagnait les trous des appartements, sans même avoir eu le temps de siffler; d' autres fois, il s' agissait pour elles de déjouer les plans du renard en chasse, et j' ai pu observer un véritable barrage, forme de sentinelles sifflantes, s' étalant sur un arc de cercle de deux cents mètres environ, faisant front au renard obligé d' aller chercher fortune ailleurs.
Au-dessus de la rive nord du Bettmersee, un rocher sur la pente abritait alors, d' un côté, une marmotte, et, de l' autre, un renard. Les deux bêtes semblaient s' ignorer et formaient un voisinage assez imprévu.
De temps en temps, de petits vols de canards sauvages faisaient escale sur le lac riche en truites, protégées par une interdiction de pêche.
Au bord d' un lac plus petit, le Blausee, une barrière séparait les pâturages et s' avançait dans l' eau. Un jour, un berger se demanda comment une de ses vaches avait pu la franchir, car il n' a pas vu, comme nous, sa bête réfléchir un moment, entrer dans l' eau et contourner l' obstacle pour ressortir de l' autre côté.
Au cours d' un printemps tardif qui avait laissé des banquises sur plusieurs petits lacs, un gros crapaud réussit à grimper sur la glace, mais ses débuts comme patineur artistique furent un fiasco complet, la glace étant vraiment trop glissante.
La cour d' amour faite à une salamandre, dans une petite flaque, par un soupirant impatient frappa particulièrement notre attention et nous retint, un jour, un bon quart d' heure, jusqu' au moment où les acteurs de cette scène silencieuse se retirèrent doucement, loin des regards indiscrets.
C' est, bien entendu, le jour où j' oubliai mon appareil de photo, généralement toujours dans mon sac, que nous eûmes la grande chance de pouvoir observer, à quelques mètres de nous, un groupe de chamois, dont deux petits. Ils se livraient à toutes sortes de danses et d' acrobaties, ne se sachant pas observés de si près.
Sympathique rencontre aussi que celle d' une famille de lagopèdes avec trois petits, cheminant sur la neige d' un petit col élevé. Notre passage parut ne les déranger nullement.
Par une de ces journées gratifiées de neige d' été, nous avons recueilli un bourdon frigorifié, ne comprenant pas pourquoi toutes les fleurs, parfumées la veille, avaient disparu. Nous l' avons pris à la cuisine, réchauffé et réconforté avec de la confiture qui était à son goût, à voir avec quelle ardeur il y plongeait sa trompe!
Beaucoup d' oiseaux dans la région: des alouettes confiantes et imprudentes qui font leur nid au bord d' un sentier, et s' envolent sous nos semelles, laissant au nid des petits, le bec grand ouvert113 des casse-noix vigilants et signalant à toute la forêt l' arrivée des intrus. Sur la crête qui domine le Glacier d' Aletsch, de Riederfurka au Bettmerhorn, le silence était tel qu' un jour nous fûmes surpris par le battement d' ailes d' un couple d' aigles volant au-dessus de nos têtes.
De cette crête, vers la Moosfluh, le regard plonge et s' évade. En ce point, on peut rester des heures à observer tout ce qui bouge: touristes sur le glacier, animaux volant et gambadant, ou simplement le jeu des nuages qui dansent autour des sommets et en modifie les formes et les couleurs. Les fins de journées y étaient belles, rendant les pointes aiguës des Fusshörner presque transparentes par l' effet du contre-jour, tandis que flamboyaient les Mischabel et le Monte Leone. Ce n' était qu' à regret que nous quittions ces rochers pour regagner le chalet, où le propriétaire, ancien « régent » de quatre-vingts ans passés, vivait seul, très frugalement, mais plein de sagesse. Il s' occupait à couper du bois et traire ses vaches, gardant un petit moment pour lire sa Neue Zürcher Zeitung, qu' il recevait régulièrement. Comme nous lui demandions qu' à quand il resterait à l' alpage:
- Le plus tard possible, car si je dois monter au ciel, j' en serai plus près! nous répondit-il d' un air malicieux.
Un des joyaux de cette région est sans conteste le Lac de Märjelen ( au pied de l' Eggishorn ) dont la rive nord s' appuie à la falaise de glace formée par le Glacier d' Aletsch. Il n' est pas pareil deux jours de suite, changeant d' allure selon les vents et les nuages, et charriant de petits icebergs d' un côté et de l' autre. Une de ses caractéristiques est de se vider complètement certaines années, laissant à découvert l' infrastructure de la falaise, rongée par l' eau et trouée de plusieurs grottes géantes, d' un bleu-vert profond. C' est alors que l'on trouve des cristaux sur les berges du lac précédemment immergées, et qui le seront de nouveau bientôt, au cours des mois suivants.
Le sentier conduisant au lac domine pendant un certain temps le Glacier de Fiesch, qui prend des allures fantastiques lorsque les ombres du soir s' allongent sur ses séracs.
Je ne sais si c' est toujours le cas, mais, à cette époque, il fallait être bourgeois de Betten pour devenir propriétaire à Bettmeralp; probablement en raison du même esprit de caste qui, aux siècles passés, en face, à Ernen, réservait l' usage des potences, encore visibles, uniquement aux bourgeois justiciables du village du cardinal Schiner! Ce village est un des plus caractéristiques du Valais, avec ses magnifiques maisons et sa situation agréable sur la route de Binn, mais hors du trafic Brigue-Gletsch.
Je suis retourné à Bettmeralp après la pénétration du progrès, qui toutefois n' a pas trop gâte le pays. Par exemple, les environs de la petite chapelle sont dépourvus de fils et poteaux électriques, bêtes noires des photographes, les conduites étant sous terre. De nombreux chalets ont été construits dans un style qui convient bien au pays.
Un téléphérique part du bord du Rhône, à Betten FO, et, en deux tronçons, conduit à l' ouest des chalets de Bettmeralp, la gare d' arrivée étant judicieusement tapie dans le haut d' une gorge, ce qui la rend invisible.
On constate avec plaisir que les responsables du développement de Bettmeralp ont su conserver ( dans la mesure du possible ) ce qui fait le caractère et la beauté de cette région.
Mais le charme agreste que j' y ai connu et qui s' est envolé pour toujours reste, dans mes souvenirs, attaché à celui d' un des plus beaux endroits qui soient au monde.