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A la Dent d'Hérens à ski

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR GEORGES PERRIN, VEVEY ( SECTION JAMAN )

N' a pas raison, Hans-Fritz de Tscharner, lorsqu' il dit dans son livre Cimes et arêtes: « Même des cimes de quatre mille mètres souffrent de se trouver à côté d' un voisin célèbre. D' autres sommets souffrent encore davantage s' ils ne sont pas seulement dépassés en altitude et en allure, mais s' ils sont invisibles de la vallée.Vue de Schönbiel, la Dent d' Hérens n' est pas une des plus formidables montagnes glacées des Alpes? Mais cachée dans l' ombre écrasante du Cervin, elle apparaît modeste. » 1Cf. Les Alpes 1958, p. 241.

J' ai toujours eu beaucoup d' admiration pour la Dent d' Hérens. Qu' on la regarde de la Wandfluh, de Tête Blanche, c' est une montagne magnifique. Pendant des années, j' ai désiré ardemment en faire l' ascension. Combien de fois, à l' aube d' une belle journée, ne l' ai admirée de la cabane Rossier! Elle cadre si parfaitement dans la fenêtre du réfectoire du petit refuge, en direction sud, qu' il est possible de la regarder tout en savourant son petit déjeuner.

Par deux fois, avant notre réussite de ce printemps, nous sommes montés à la cabane de la Dent Blanche dans l' intention de gravir la Dent d' Hérens. En août 1954, nous n' allons pas plus loin que la cabane, la tempête s' étant levée durant la nuit. Dans le vent, la neige, et pour finir sous une pluie battante, nous redescendons le lendemain sur la Forcla d' Hérens. En mai 1955, les choses se présentent très différemment, au début tout au moins. Nous avons pris les skis et gagnons non sans peine la cabane Rossier, par grand beau temps cette fois. Le lendemain, à l' aube naissante, par un froid vif et un ciel sans nuages, nous quittons cette cabane pour le col de Valpelline et le Haut glacier de Tsa de Tsan. Au col de la Division, nous déposons les skis, descendons à pied sur le refuge d' Aoste - alors complètement détruit par une avalanche quelques années auparavant - et remontons en direction du glacier des Grandes Murailles. La vue d' un anneau de corde dans un couloir sis juste à l' est du Tiefmattenjoch nous induit en erreur. Croyant être sur le chemin normal, nous gravissons le couloir, atteignons l' arête ouest de la Dent d' Hérens, que nous escaladons sur une certaine distance. Il y a passablement de neige sur les rochers et une grande prudence s' im. Nous étant enfin rendu compte de notre méprise, nous battons en retraite rapidement qu' au pied du couloir et reprenons alors la voie normale, c'est-à-dire le cheminement sur le glacier des Grandes Murailles. A 18 heures, la mort dans l' âme, nous devons rebrousser chemin après avoir atteint l' altitude de 3950 mètres. Notre bivouac improvisé dans les décombres du refuge d' Aoste est agrémenté dès minuit d' une tempête d' une rare violence accompagnée d' une abondante chute de neige. Le retour du lendemain matin par les cols de la Division - où nous récupérons les skis - et du Mont Brille, toujours dans la tempête, restera grave dans notre mémoire.

Notre entêtement à vouloir gravir la Dent d' Hérens - à pied ou à ski - en partant de la cabane de la Dent Blanche était ridicule. Notre seule excuse est que nous sommes très attachés à ce refuge; mon fidèle ami de courses Jean-Louis en est précisément l' intendant. Au printemps 1959, nous avons su tirer la leçon de nos deux insuccès précédents. Sachant le refuge d' Aoste reconstruit, nous voulions l' atteindre avec les skis par le plus court chemin en un jour depuis la plaine. Au retour, si les conditions atmosphériques le permettent, passer à la cabane Rossier et descendre ensuite sur Ferpècle.

En ce jour de l' Ascension, nous quittons Vevey de bon matin en voiture et gagnons rapidement Les Haudères. Nous sommes trois, un jeune ami prénommé Denis nous accompagne; bon skieur et bien entraîné, il se révélera charmant camarade tout au long de la course. La jeep commandée la veille par téléphone est au rendez-vous à 7 heures. Le temps de changer de véhicule et nous partons à vive allure sur le chemin d' Arolla. Le ciel est bleu et les prévisions météorologiques favorables. Nous traversons la station et ne nous arrêtons qu' au pont sur la Borgne, à proximité du glacier et de la station inférieure du téléphérique accédant au chantier de Plan Bertol. Skis aux pieds, nous entamons à 8 heures environ la longue montée du glacier d' Arolla; les conditions sont très bonnes et notre avance est régulière. Il n' est pas 10 heures lorsque nous rencontrons déjà les premiers skieurs venant de la cabane Schönbiel, qui descendent le glacier. Plus loin, d' autres se dirigent vers le col de l' Evêque. La Haute Route garde ses adeptes. Nombreux sont les groupes que nous verrons durant trois jours, de près ou de loin, suivre cette voie merveilleuse, à la piste si bien marquée.

Poursuivant notre montée du glacier d' Arolla, nous quittons précisément cette piste. Nous laissons sur la gauche le col du Mont Brûlé pour lui préférer un voisin infiniment moins connu et fréquenté, le col de Tsa de Tsan, 3243 m. Il est midi lorsque nous l' atteignons. Comme pour donner plus de sérieux à la situation, le ciel s' est considérablement couvert durant la matinée; des nuées entourent les sommets et traînent sur le glacier.

Le Guide des Alpes Valaisannes, volume II, indique sous col de Tsa de Tsan: « Col autrefois très fréquenté par les contrebandiers. C' est le passage le plus direct pour aller d' Arolla au rifugio d' Aosta: l½ h. » Cette indication de temps ne se réfère évidemment pas à une descente faite au début de mai, à pied dans une neige profonde, skis sur le sac et encordés. Notre avance est lente, car il faut fréquemment assurer, et nous enfonçons jusqu' aux genoux. Sans être très dangereuse, la pente est pourtant raide; c' est une succession de couloirs et de côtes. D' en haut, il faut judicieusement choisir à l' avance son cheminement. Nous chaussons les skis à 2900 m environ et descendons en de nombreux zigzags jusqu' au plat du bas glacier de Tsa de Tsan, altitude 2600 m. Peu avant 17 heures nous entrons dans le refuge d' Aoste après avoir dégagé la porte de la neige qui l' encombrait. L' expérience est intéressante, mais non concluante, car c' est près de 4 heures que nous avons mis du col au refuge. Nous aurions fort certainement été plus vite rendus au but par les cols du Mont Brûlé et de la Division, que nous connaissions déjà.

La « Capanna Aosta » - c' est la désignation figurant sur la plaque de la cabane - a été reconstruite en 1956; elle offrira un abri sympathique durant deux nuits à notre petit groupe, heureux de s' y trouver seul. Un fourneau, du bois à disposition, des couchettes confortables, que voulions-nous de plus! La section d' Aoste du CAI est à féliciter, car elle a, par deux fois, en l' espace de 16 ans, reconstruit complètement son refuge situé au fond de ce long Valpelline.

La diane du lendemain, fixée à 4 heures, est retardée bien contre notre gré, car chargé du réveil, je reste tout bonnement endormi. Heureusement pour moi, mince excuse s' il en est, un brouillard épais règne au dehors. Décidés de tenter notre chance tout de même, nous quittons le refuge peu avant 6 heures. Bien nous a pris, car le brouillard se dissipe rapidement; du reste le temps ne cesse de s' améliorer tout au long de la journée, ce que nous n' aurions jamais osé espérer la veille au soir. Heureux d' avoir les skis aux pieds, contrairement à notre course précédente, nous pensons monter facilement. Mais la couche supérieure de la neige est gelée et les peaux de phoque glissent désespérément; tous les passages un peu raides doivent se prendre « en escaliers », exercice fatigant lorsqu' il est pratiqué longtemps. Si, en désespoir de cause, on déchausse les skis, on enfonce jusqu' aux genoux.

Nous reconnaissons les passages caractéristiques de la montée, notamment notre fameux couloir. Le glacier des Grandes Murailles ne nous donne guère de souci quant aux crevasses. Nous laissons les skis à 3800 m peu sous la rimaye, que Jean-Louis, notre chef de cordée, traverse sans difficulté. Une marche de biais pénible dans la grande pente de neige nous mène aux rochers, que nous gravissons allègrement jusqu' à l' arête frontière. C' est précisément à ces premières dalles que se situe notre abandon de 1955. Un vent violent nous accueille sur l' arête, mais ce n' est que momentané. La neige y est dure et notre avance est rapide jusqu' au faux sommet. Jean-Louis enlève brillamment l' obstacle - il y a passablement de neige sur les rochers - et peu après nous nous serrons la main sur le point culminant de la Dent d' Hérens. Il est près de 13 heures. Un vœu est exaucé, notre joie est sans limite, comme la vue dont nous jouissons de ce belvédère incomparable. Nous repérons le refuge d' Aoste, les cabanes de Schönbiel et de la Dent Blanche. Le Cervin, dans une silhouette peu familière, et l' arête formidable qui le relie à notre sommet, retiennent longtemps notre attention.

A 13 h. 30, nous entamons la descente; je suis en tête et force l' allure dans la mesure du possible. Quelques plaques de glace sans importance sur l' arête ouest ne nous retardent pas. Dans la face sud, par contre, la neige entre les rochers est fortement ramollie et nous avançons prudemment. A la rimaye, nous retrouvons les skis; enfonçant de 30 bons centimètres dans une neige lourde, nous descendons à la façon des premiers skieurs: en grandes diagonales et conversions. Seul Jean-Louis s' essaye à quelques stems qui se terminent parfois en chutes spectaculaires. Quelques passages réclament un peu de discipline, mais à part cela le terrain est vaste et se prête merveilleusement à nos évolutions. Nous avons vite fait de réduire à néant les 1100 m de différence d' altitude séparant la rimaye du refuge d' Aoste, que nous atteignons à 17 heures environ. Longtemps encore le soleil éclairera le sommet de la Dent d' Hérens qui, vu de cet endroit, dépasse tout juste le glacier des Grandes Murailles. Jusqu' au crépuscule de cette journée magnifique, nos regards s' y portent sans cesse.

L' aiguille de l' altimètre est montée durant la nuit; la pression baisse et le temps va changer. Des nuages suspects apparaissent; hâtons-nous de sortir de cette vallée si nous ne voulons récidiver un pénible retour. Notre accueillante « Capanna Aosta » est quittée de bonne heure en ce matin du troisième jour; crampons aux pieds et skis sur le sac, nous grignotons la pente fort raide qui nous sépare du col de la Division. La chance nous sourit, car la neige porte bien. Quelques rochers à escalader pour finir et nous voici sur le plat du col.

Le temps d' enlever les crampons et de chausser les skis, et nous partons pour le col de Valpelline. La piste de la Haute Route est rapidement rejointe; des groupes de skieurs que nous hélons au passage sont visibles en plusieurs points. Nous ne nous arrêtons pas au col de Valpelline, car la visibilité est encore bonne et nous avons hâte de gagner la cabane de la Dent Blanche. Les nuées qui cachent la Dent d' Hérens ne nous permettent pas de faire la photo à laquelle nous avions songé. Seul le sommet du Cervin apparaît par moment, jouant à cache-cache avec les nuages. Du col de Valpelline au col de la Tête Blanche, il n' y a qu' un pas qui est vite franchi; ensuite c' est la descente sur le col d' Hérens et une marche de flanc fatigante sur le glacier de Ferpècle, la neige étant dure. Notre entrée à la cabane Rossier est bientôt saluée par des cris de joie; quatre heures d' une allure régulière ont été nécessaires pour relier les deux refuges.

Nous ne faisons qu' un bref arrêt à la cabane, car nous avons toujours des craintes au sujet du temps. Un bouillon corsé, un café bien chaud nous redonnent courage et grande forme. Au départ il neige, ce qui ne manque pas de nous stimuler. Sur le Dôme, endroit bien connu des habitués de la cabane, la neige est croûtée; l' arête rocheuse qui suit - très courte, car elle est en partie recouverte - est descendue en quelques minutes. Quant au glacier des Manzettes, il nous réserve la surprise de la journée, en l' occurrence une excellente neige de printemps, revenue à point, qui nous permet d' atteindre Bricola en un temps record et en d' innombrables virages. Jean-Louis l' intré ouvre la piste, Denis au style soigné le suit et moi je ferme la marche en m' efforçant de ne pas me laisser distancer. Quelle descente magnifique!

Bien heureusement, car ce qui suit ne lui ressemble guère, et de loin. Les ouvriers du chantier de Bricola étant tous en congé ce jour-là, nous ne trouvons âme qui vive dans ce vaste chantier. Pas question d' utiliser le téléphérique jusqu' à Ferpècle, ce qui me cause quelque souci. Car la descente de Bricola à Perroc, à mi-chemin de Ferpècle, au début de mai, par le chemin d' été, n' est pas recommandable. La neige garnit encore les couloirs qui présentent tous une forte déclivité; il faut chausser et enlever les skis vingt fois et faire une gymnastique qui n' a rien d' intéressant. Mais tout est bien qui finit bien; je pousse un soupir de soulagement lorsqu' enfin le chemin est libre de neige peu au-dessus de Ferpècle. Il est 14 h. 30 quand, sous un ciel rasséréné, nous entrons dans le village des Haudères.

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