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A la rencontre des chamois

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( 26, 27Par R.P. Bille

Vous voici seul sur les hauts pâturages, royaumes des gentianes et du grand chardon blanc. Quelques cris de marmottes trahissent votre présence, deux spioncelles prennent le vol, tandis qu' un traquet motteux pirouette en montrant son croupion de neige... Mais où sont donc les chamois? Lentement vous tirez une paire de jumelles de votre sac et commencez de scruter la montagne: de petits points fauves égrenés le long de la pente, à quelque trois cents mètres, finissent par retenir votre attention. C' est à peine s' ils bougent et sans vos jumelles, ils passeraient totalement inaperçus dans le décor d' éboulis. Quelques pas dans leur direction et soudain les points roux s' animent, désertent les vires herbeuses et disparaissent comme par miracle dans la pente. Où sont-ils donc? Ah! les voici à nouveau un peu plus à gauche, groupés et immobiles. Les gracieuses antilopes, alertées par votre silhouette humaine, vous observent à leur tour. Brusquement la chèvre de tête prend la fuite en direction du sommet, suivie aussitôt de toute la harde! Mais votre parfaite immobilité la rassure, bientôt les bêtes s' arrêtent, quelques chamois se mettent à brouter les fins gazons, d' autres se couchent, des jeunes tettent leurs mères, cependant qu' une vieille femelle stérile monte la garde.

Après avoir soigneusement étudié le terrain et consulté la direction du vent, vous regagnez prudemment le pied de la montagne. Inutile d' approcher vos chamois de ce côté-là: des courants ascendants leur porteraient sans cesse votre odeur et vous ne pourriez en photographier un seul! Il vous faudra faire un assez long détour, gagner le sommet de l' arête par le revers afin de surprendre les bêtes depuis le haut à contre-vent. C' est là votre unique chance. Alors sans hésiter, vous tournez le dos à la harde et reprenez votre ascension hors de sa vue au nord. Pendant ce temps les chamois vont s' assoupir et ruminer. Sous le rude effort de la montée, votre poitrine halette, vos mains s' agrippent aux touffes de « blettes », et parfois vos doigts se tendent vers l' étoile d' argent ou la plume attardée d' un lagopède en mue. De nombreuses crottes, des traces toutes fraîches sur le terrain soutiennent votre ardeur, soulèvent en vous cette petite joie sourde de l' approche que connaissent bien les Chasseurs... Attention! vous voici près du sommet, très près de l' endroit où vos chamois ont fait halte. Il s' agit de redoubler de prudence, car la moindre maladresse peut compromettre tous vos efforts. Avant d' aborder l' arête et de risquer un œil sur l' autre versant, reprenez votre souffle, montez votre appareil et calmez votre bien légitime émotion. Enfin tout est prêt: lentement, votre tête émerge d' une roche! Cette fois la chance va vous sourire: à une quinzaine de mètres, voici la fameuse raie dorsale et le poil roux d' un chamois. L' ani, masqué à demi par le terrain, se repose et tourne sa tête dans une autre direction. Sans aucun doute, d' autres bêtes broutent ou sont couchées non loin. Une fois encore, vous risquez un œil dans la pente, un doigt sur le déclic de votre Alpa. Les secondes passent, fiévreuses, inouïes... Soudain un son étrange, une sorte de puissante plainte nasale vous poigne le cœur! A votre droite, deux petites cornes noires encadrées d' oreilles pointues viennent de se profiler dans le ciel en même temps qu' apparaît un front pâle serti de noir et deux yeux sombres aux reflets de feu qui vous fixent avec une insistance gênante! C' est un jeune mâle au poil ardent, aux lignes musculeuses. D' où sort-il donc, sinon des roches elles-mêmes, des vastes pierrailles et des déserts alpestres? Un deuxième chuintement vous lève cette fois comme un ressort de votre cachette. Il faut faire vite, cadrer l' animal et presser sur le déclic avant que celui-ci ne bondisse dans la pente et n' entraîne toute la harde à sa suite. Par bonheur les chamois qui se reposaient un peu plus bas, surpris par l' alarme, viennent de se dresser sur leurs membres, muscles tendus, narines frémissantes, prêts à fuir! Les secondes plus que jamais sont précieuses: deux déclics encore et soudain la harde entière se lance au galop dans la pente. Quarante chamois fuient en chœur à grands coups de muscles fauves. Les petits sabots pointus font merveille sur les schistes pourris, les jarrets se tendent dans une course folle, cependant que les cornes d' ébène et les dos brunâtres, nuancés d' or et de noir, disparaissent un à un derrière la crête voisine. A nouveau, un chamois lance sa plainte qui fait écho au sein des solitudes rocheuses, mais déjà les bêtes ont pris une grande avance. Quelques isolées regagnent en contrebas la harde en fuite et viennent encore allonger la file... Des pierres dégringolent, le sol fume sous la cavalcade effrénée. Encore deux bêtes, une bête, le dos grisâtre d' un jeune, et la pente si animée il y a un instant se fige et semble privée de vie. Seul, un oiseau couleur de cendre volette de roche en roche, au loin criaillent des chocards, puis tout retombe dans le silence, le grand silence de la montagne... Les chamois ont disparu, un caillou roule encore, haut dans le ciel un rapace décrit ses orbes immenses, tandis qu' une perdrix rappelle ses jeunes le long de la pente pierreuse.

Alors, brisé par l' émotion, vous remettez lentement votre appareil dans le sac avec les gestes amoureux d' un chasseur palpant quelque superbe victime.

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