A ski dans le royaume du Piz Bemina
PAR PHILIPPE METZKER, LAUSANNE
Avec 4 illustrations ( 169-172 ) Depuis longtemps déjà je caressais le projet de visiter une fois les sommets engadinois du Val Roseg. L' accent méridional et chantant de ces noms: Chapütschin, Glüschaint, Sella, Dschimels, rythmait le développement de mon désir, jusqu' à son éclosion.
Par une fraîche matinée de mai, le nez collé à la fenêtre, nous suivons des yeux avec mon ami Milo les sinuosités de la ligne des Chemins de fer Rhétiques qui grimpe allègrement de Coire à St. Moritz. Nous venons de quitter Filisur et la neige fraîche fait déjà son apparition, témoin d' une récente et dernière offensive de l' hiver. Après le tunnel de l' Albula, nous nous précipitons à la fenêtre. Sur l' Engadine, ciel bleu avec de grands nuages effilochés: c' est l' éclaircie de fœhn annoncée par la météo. Pourvu qu' elle tienne pendant notre bref congé de quatre jours!
A Pontresina, le fœhn balaie à grands coups la poussière de la place au moment où arrive un équipage à deux chevaux, remorquant une bruyante cargaison de Français avec tout leur attirail de haute montagne. Dans le petit bistrot où nous prenons notre repas de midi, notre enthousiasme monte au contact de celui de ces Parisiens et guides savoyards qui descendent justement de la cabane Coaz, notre but. Cette rencontre fortuite a deux avantages pour nous: les conseils que nous donnent les guides et le retour à vide du convoi jusqu' à l' hôtel Roseg, dont nous profitons. Au rythme cahotant de notre calèche dans les fondrières d' un chemin fraîchement dégarni de sa neige hivernale, nous remontons, tous yeux ouverts, ce pittoresque Val Roseg. Des anémones pulsatilles par centaines pointent dans le gazon verdissant. Là, à droite, derrière ce bouquet d' arbres, quelque chose a bougé... Des chamois! un, deux, cinq, dix! Et là-bas dans ce couloir pierreux, un troupeau de quinze bêtes au moins! Et là encore, à gauche, à vingt mètres, un chevreuil! Plus loin nous dérangeons un magnifique chamois mâle buvant au torrent à dix mètres du chemin. Partout les marmottes sifflent. C' est ainsi tout au long des huit kilomètres de ce chemin de forêt, et déjà notre convoyeur nous dépose devant l' hôtel Roseg.
Quelques centaines de mètres à travers la plaine d' alluvions et nous chaussons nos lattes au pied de la moraine frontale du glacier. Devant nous se dessinent maintenant les sommets du cirque de Coaz. Us ne dépassent guère 3500 m, mais ils ont la fière allure des « 4000 ». En fin de journée, ils nous apparaissent grandioses sous leur carapace de glace. A notre gauche, très haut dans le ciel, l' arête du Bianco au Piz Bernina, et le Piz Roseg. Le soleil couchant éclabousse de mille reflets leurs parois plaquées de glace. Une dernière pente raide, la moraine à moitié dégarnie de neige, met notre souffle à l' épreuve. Il faut déchausser et tous les cinq pas nous plongeons à mi-cuisse dans la neige pourrie. A la cabane, bien perchée sous un auvent de rochers, le gardien nous accueille très aimablement. Teint basané, cheveux d' ébène, petite taille, zoccoli aux pieds, tout en lui nous rappelle que nous sommes au sud des Alpes.
Le lendemain, par temps magnifique, nous montons au Chapütschin ( 3386 m ). C' est un enchantement continuel que la grimpée à ce belvédère. A chaque pas, une nouvelle pointe sort de l' horizon, on découvre un autre vallon glaciaire, et la perche du sommet le panorama, nouveau pour nous, est immense: c' est le Bergell, le massif de la Disgrazia, les montagnes de la Valteline; tout près le Piz Bernina et ses voisins; derrière nous, l' immense foule des sommets grisons.
La descente est belle, en terrain ouvert et rapide. Bien que cette course ne demande que trois heures de montée, il faut partir tôt, car la descente est exposée entièrement au levant. Diner et bonne flemme au grand soleil méridional complètent cette première journée dans le massif.
Notre programme prévoyait la traversée du Piz Sella avec descente au refuge italien Mannelli; puis, le dernier jour, la traversée des sommets du Piz Palü avec retour à Morteratsch. A l' aube de cette troisième journée le temps est maussade. Il fait très doux et de grosses volutes de fœhn roulent d' Italie par-dessus les cols. Toutefois, le gardien ne croit pas au mauvais temps et nous partons quand même.
Il faut commencer par descendre, traverser le glacier de Roseg pour aborder la barre de séracs du glacier de Sella. Les guides français nous ont indiqué le passage convenable qu' ils ont trouvé au centre du glacier. Nous sommes en mai et, avec la nuit chaude que nous venons d' avoir, nous trouvons ce passage peu engageant: pourri, délabré, croulant. Nous y vouons beaucoup d' atten et le traversons sans encombre, non sans avoir troué parfois la surface sur des profondeurs sombres qu' il valait mieux ne pas s' attarder à évaluer. La suite est sans problème. En suivant le centre du glacier, de combe en combe, nous prenons de l' altitude, avec à main gauche les hautes parois du Piz Roseg. Plus nous montons, plus le fœhn devient violent. Sans politesse, il nous pos-tillonne au visage un grésil dur et piquant qui nous oblige à détourner la tête et nous arc-bouter sur nos bâtons. Au col de Sella, le vent mène un si grand tapage que nous nous précipitons vers le premier abri rocheux, oubliant aussitôt le Piz Sella, notre but. Notre abri est minable, aussi filons-nous bientôt chercher refuge au bivouac fixe Agostini Parravicini, à 15 minutes du col sur le versant italien ( sans nom sur CN, situé exactement au point 3183, sur la crête rocheuse à droite -sud - du glacier de Scerscen supérieur ). Nos pantalons claquent sèchement sur les mollets. A la descente nous devons pousser sur les bâtons, et le fœhn dans sa rage fait voler à un, voire deux mètres du glacier les plaques de neige tôlée qu' il lui arrache. Nous amarrons solidement nos skis au pied de l' arête et grimpons en courant les dalles qui conduisent au bivouac.
Quel calme, quel soulagement à l' intérieur de ces six mètres cubes d' abri! Bien que le vent s' entête furieusement à secouer les haubans de notre poulailler haut perché, nous y ressentons une agréable sécurité. Tout en suivant l' évolution du temps par le hublot, nous nous offrons un deuxième déjeuner copieux. Les heures filent rapidement, alors que le temps s' améliore ou empire à chaque saute d' humeur du vent. Par notre présence à l' intérieur la température est considérablement montée et un sentiment de bien-être parfait m' envahit. Milo, lui, est inquiet, pensant au lendemain qui doit sans faute nous voir revenir au bord du Léman. Nous tenons conseil. Il aimerait sans plus tarder affronter à nouveau le mauvais temps pour retourner à la cabane Coaz. Quant à moi, j' ai l' envie grandissante de passer la nuit dans cette carlingue sympathique et j' arrive à rallier mon ami à mes arguments. Il serait fou d' aller s' enfiler par ce temps dans la souricière du refuge Mannelli. Par contre si nous restons ici, nous pouvons demain suivre notre programme en cas de beau temps, sans cela battre en retraite vers le col de Sella tout proche.
Notre décision prise, il ne nous reste qu' à attendre la fin de la journée en exploitant les quelques ressources de notre bivouac: deux hamacs troués à chacune des deux parois latérales, un livre de passage dans sa boîte de tôle, un vieux baromètre figé au beau fixe, quelques pièces de vaisselle au métal tapissé de vert-de-gris et - le plus importantdix-huit couvertures merveilleusement douillettes et épaisses, sortant tout droit de chez le marchand. Devant la porte une petite dalle plate avec au-delà six cents mètres de parois à pic jusqu' au glacier de Scerscen inférieur.
Pendant les courtes éclaircies de l' après nous sortons sur notre « terrasse » pour examiner les lieux. Au nord-est, très haut par-dessus les nuages, l' arête de Spalla s' élance vers le sommet du Piz Bernina. A son pied, un point noir, le refuge Marco-e-Rosa. Plus près de nous un magnifique pilier de roches fauves dresse son arête crénelée: l' arête sud du Piz Roseg. Au sud les pointes, sans nom pour nous, de la Valteline émergent comme des récifs d' une mer démontée. Les grandes vagues de nuées et de brouillards, poussées par le fœhn, viennent s' écraser à nos pieds contre la muraille qui soutient notre abri.
Le rideau est retombé, tout disparaît dans le gris alors que le grésil tambourine à nouveau sur la tôle arrondie du bivouac. Vite nous nous glissons dans le nid encore chaud de nos couvertures. Confortablement étendus sur nos hamacs nous préparons, à portée de main sur une tablette, notre repas du soir. Mon réchaud à meta fait merveille et bientôt nous dégustons un potage et d' excellentes pâtes au fromage. Puis dans la fumée de nos pipes, nous rêvons, parfaitement heureux. La température extérieure baisse rapidement et les tôles du toit, en se rétractant, détonent bruyamment. Ces claquements vont ponctuer notre sommeil de brusques réveils ahuris.
A l' aube, rien de changé, mais vers 8 heures le temps s' améliore rapidement. Trop tard, hélas! pour traverser le Piz Palü. Nous remontons donc au col de Sella et, skis à l' épaule, attaquons la pente sommitale facile du Piz Sella ( 3511 m ). Du sommet, large et arrondi, la vue circulaire est très belle avec un ciel maintenant tout bleu. Devant nous la crête neigeuse et parfois cornichée s' étire à l' occident comme une invite vers les pointes du Dschimels, du Glüschaint, de la Muongia. Une promenade royale nous conduit au Dschimels ( 3497 m ). Notre envie est grande de continuer la visite de ce mur d' enceinte et de ses tours de garde, mais il est déjà tard et notre route sera encore longue. Nous pointons nos spatules vers la pente et par une danse effrénée entre les séracs et les crevasses nous paraphons le glacier de Sella jusqu' à son pied. La neige est, parfaite: un fond dur et deux centimètres « revenus » en surface. Comme pour marquer notre joie parfaite, l' œil laisse échapper une larme au contact de l' air vif. Cette descente est une des plus belles qui soient.
Au passage, nous saluons d' en bas la cabane Coaz. Sur le glacier de Roseg le charme est tout autre. Le soleil tape dru sur nos têtes comme sur la neige du glacier. Tous les vingt mètres la couche s' effondre en nous enlisant à mi-mollets dans la neige pourrie. Enfin la langue du glacier, un louvoiement entre les dernières flaques de neige, et à l' hôtel Roseg nous retrouvons les fleurettes, les marmottes et les chamois.
Dans une dernière halte au pied des mélèzes, nos regards courent sur les crêtes que nous venons de quitter. Il y a encore tant de beaux itinéraires à visiter: le Piz Glüschaint, le Piz Morteratsch en partant de la cabane Tschierva ou le Piz Corvatsch avec retour sur Silvaplana! Nous sommes bien décidés à revenir à la première occasion. Ces quatre journées trop brèves n' ont pu que renforcer notre désir de mieux connaître cette belle région. A en croire le livre de la cabane Coaz, très peu de Romands visitent ces sommets. Nos confédérés, des Allemands, des Italiens et même des Français forment la grande majorité des touristes au Val Roseg. Puissent ces modestes lignes vous amener un jour, vous aussi, à figurer sur la liste.
Onze mois plus tard. Avec une dizaine d' amis que notre enthousiasme a conquis, nous abordons à nouveau ce massif, cette fois par sa porte d' entrée de l' est: le téléphérique de la Diavolezza.
Le temps maussade de ce Vendredi Saint n' a pas découragé la grande foule. Dans la benne surchargée du téléphérique, nous faisons figure d' étrangers, même d' intrus. A côté d' une gamme variée de fuseaux blancs, mauves ou jaune citron, nos gros sacs et notre équipement nous valent des regards de suspicion.
Diavolezza! un nom évocateur, et pour beaucoup de montagnards le point de départ de belles courses vers le Piz Palü ou le Piz Bernina... Aujourd'hui, nous n' y sommes plus chez nous. Place à la marée des pistards!... si bien qu' une moitié de notre équipe trouve une place étroite à l' extrémité d' un bat-flanc, tandis que l' autre dort plutôt mal que bien sur le plancher du dortoir.
A l' aube du samedi de Pâques le fœhn a fait place à la bise nous donnant bon espoir pour la traversée du Piz Palü sur le refuge Marinelli. L' animation est grande sur le versant nord de notre sommet. Les caravanes nombreuses se suivent à distance. La trace est bien faite, les crevasses solidement couvertes, et l' Epaule est bientôt sous nos pieds. Une bonne partie des caravanes s' arrêteront d' ailleurs ici.
Crampons aux pieds et skis sur le sac ( déjà lourd sans cela ) nous suivons les arêtes du Palü. Tout d' abord redressée mais sans difficulté jusqu' au sommet oriental, large et facile à la descente de celui-ci, puis aérienne jusqu' au sommet central, la crête nous conduit en une heure trente de l' épaule au sommet central. Piz Palü, un seul sommet, mais deux visages: les brouillards lèchent son flanc sud; la lumière inonde la face nord. Du côté suisse, la foule; sur le versant italien, la solitude, vrai domaine de l' alpiniste. Nous serons presque seuls, pendant les trois prochaines journées, à nous balader sur les balcons neigeux méridionaux du Piz Bernina.
Pour descendre vers l' Italie, on quitte l' arête à la plus basse dépression entre le sommet central et le sommet occidental. Les conditions d' enneigement sont excellentes cette année, ce qui permet aux plus entreprenants d' entre nous de chausser leurs skis au sommet central déjà. Quelques-uns descendent à pied jusqu' à la rimaie, au bas d' une pente raide mais courte qui relie l' arête au glacier de Fellaria. De folles glissades sur les vagues mollement inclinées du glacier nous conduisent tout droit sur un mur de brouillard obstinément accroché au Passo di Sasso Rosso. Nous y entrons comme on pénètre dans une cave, en tâtonnant pour trouver l' interrupteur C' est ainsi, dans la pénombre, avec de surcroît une neige maintenant cartonnée, que nous passons la chute du glacier, cherchant notre chemin de gauche à droite sous les séracs. Fort heureusement, plus nous descendons, plus la neige et la visibilité s' améliorent. Dès le Passo Marinelli oriental des couloirs en neige de printemps nous procurent une joie intense. Nous nous laissons glisser à folle allure d' un bord à l' autre, où nous virons avec une merveilleuse souplesse. Un carrousel voltigeur ne ferait pas mieux.
A demi enseveli sous d' énormes corniches, l' immense refuge Marinelli nous accueille avec un rayon de soleil. Nous y attendions la foule et nous y trouvons la solitude, étant seuls avec les gardiens, ou presque. En trois jours nous ne verrons que cinq à six skieurs italiens dans un magnifique refuge de cent vingt places! Avis aux amateurs de solitude: pour ces dernières années, la moyenne d' occupation du refuge fut de vingt à trente personnes pendant les fêtes de Pâques. Les buts de courses à ski y sont pourtant nombreux et variés: Palü, Bernina, Bellavista, Sella, Tremoggia, Malenco, etc.
Pendant la nuit la tempête se lève et le vent hurle en emportant par-dessus les crêtes notre espoir de consacrer cette journée de Pâques à l' ascension du Piz Bernina. Tôt dans la matinée, une tentative, plus inspirée de vaine rage que de raison, échoue frileusement au Passo di Sasso Rosso. La descente pourtant nous dédommage de nos efforts par une bonne neige facile à traiter.
Plusieurs camarades retrouvent avec délice leur couchette confortable, mais ceux-là seuls qui surent garder un œil attentif sur le ciel profitent d' une courte mais belle éclaircie de l' après. Ah! la belle glissade! Sur une croupe large et arrondie, à la neige parfaite, on se laisse descendre vivement sur un flanc de la crête. La neige baveuse vous accueille si sûrement que, sans effort, vous êtes déjà projeté par-delà la croupe où l' autre flanc vous reçoit aussi parfaitement que le premier; et hop! encore une fois, et hop! comme une danse bien rythmée, qui finit trop vite sur le plat de l' alpage au pied du glacier de Scerscen.
Essoufflés, heureux, nous levons les yeux pour chercher la cabane tout en haut sur son rocher. L' altimètre, tire de la poche, nous renseigne sur le prix de ces quelques minutes de joie parfaite: plus de 450 m à remonter. Nous retrouvons le refuge au moment où le vent revenu décharge une nouvelle averse de grésil et de neige.
Le lundi de Pâques s' annonce plus clément, quand nous quittons le refuge Marinelli avec un sympathique au revoir. Nous montons à pied jusqu' au Passo Marinelli occidental où commence une belle promenade sur le glacier de Scerscen supérieur, sauvagement dominé par les parois de l' Argient, du Piz Bernina et du Piz Roseg. Les derniers vestiges du mauvais temps fument encore sur l' arête du Piz Bernina. Nous lorgnons avec envie vers les hauteurs du refuge Marco-e-Rosa, mais hélas! notre programme nous impose le départ. Nos vivres nous attendent à la cabane Coaz.
Chaudes de soleil, les dalles du bivouac Parravicini se font accueillantes pour une première halte que nous prolongeons longuement. Le site est grandiose, la vue très belle, les photographes tra- vaillent ferme. Cependant la frontière toute proche invite nos amis qui ne connaissent pas la région à aller jeter un regard par-dessus la crête vers la belle descente du col de Sella que nous avons vantée. Celle-ci tient ses promesses malgré la neige profonde de la partie supérieure que nos onze traces ont vite transformée en labour. Dès la partie médiane du glacier, la neige moins épaisse permet toutes les prouesses et chacun fait sa page d' écriture: les uns d' une belle plume régulière, d' autres, moins assurés, en la maculant de quelques « taches » spectaculaires. Bientôt tout le groupe se réunit au pied de la grande moraine qui conduit au but. Le soleil tape dur, la langue se sèche, chacun apprécie le thé et le sourire d' accueil du gardien de la cabane Coaz.
La première partie de notre traversée s' est heureusement passée, le baromètre est en hausse, le porteur a monté nos vivres: il n' en faut pas plus pour donner à notre troupe un moral excellent.
Mardi. Beau temps. Nous partons pour le Piz Glüschaint. Pentes raides, chutes de séracs et dentelles de corniches en auvent sur de grandes crevasses béantes caractérisent le flanc de notre sommet. La voie d' ascension serpente de balcon en balcon, conduisant d' une surprise à l' autre. Il faut lutter à bras le corps avec la neige inconsistante d' un gros sérac pour gagner la hauteur d' un étage, que vous redescendez de l' autre côté par la cage d' escalier, vous trouvant nez à nez avec une grosse crevasse qu' il faut tourner. Une dernière pente très raide nous conduit à la dernière conque glaciaire sous l' arête sommitale rocheuse.
Un vilain banc de brouillard reste obstinément accroché au sommet et nous cache le soleil. Les rochers de l' arête sont couverts de neige fraîche où nous barbotons péniblement jusqu' au ventre. L' arrivée au sommet est précédée d' une corniche si finement dentelée et redressée qu' elle nous rappelle étrangement les récentes photos de l' expédition des Andes. Aucune vue aujourd'hui sur ce belvédère renommé; la halte y est donc courte. De retour au dépôt des skis, nous constatons que la malchance nous poursuit. La couche inférieure du brouillard s' abaisse rapidement et fuit devant nous. Les joies que nous attendions de cette magnifique descente nous sont ainsi partiellement refusées. Disciplines, en file indienne, nous piquons dans la pente pour rejoindre le front du banc de nuées. Chef de file, je scrute la pente à la recherche de notre trace de montée, évitant crevasses et glaçons tombés des hauts. Les yeux, rives aux spatules des skis, me font mal à deviner les obstacles dans l' uniformité grise du paysage. La zone des séracs touche à sa fin quand subitement nous émergeons du brouillard et retrouvons d' un seul coup le soleil et une neige parfaite. La cohorte de mes amis, lancée dans la pente maintenant plus facile, me fait penser à un peloton de cavaliers qui, ayant fait un tour de piste sous conduite, est subitement lâché à la ligne de départ et fonce vers la victoire.
Sur le plat du glacier de Roseg, nous nous retournons pour admirer nos traces. Nos visages sont brûlés de soleil et de brouillard, peut-être barbus, mais marqués du bonheur très pur que nous a donne le Piz Glüschaint.
Mercredi est le dernier jour pour une partie de l' équipe, qui doit partir avec le train de 10 h. 30 à St. Moritz. Ce laps de temps très court va nous permettre de faire encore une des belles descentes de cette région riche en merveilles.
Nous quittons très tôt le refuge de Coaz. Au grand soleil matinal, trois heures de facile promenade suffisent pour nous conduire au sommet du Piz Murtel. Point de vue magnifique, dégagé des grands sommets, ce piz domine les lacs de la Haute-Engadine que nous allons rejoindre. La neige dure est parfaite. Nous garderons longtemps le souvenir de cette poursuite effrénée dans les hauts alpages et à travers les mélèzes des pentes inférieures. C' est par une poursuite encore que le taxi frété à Silvaplana nous achemine à la gare de St. Moritz, où se terminent nos vacances engadinoises.
Nos amis restés en montagne nous raconteront plus tard avec enthousiasme leurs impressions de la même descente faite quelques heures plus tard; leur retour assoiffé de Pontresina à la cabane Coaz; les splendides couloirs de neige de printemps qu' ils trouvèrent au Piz Morteratsch, où les rochers renvoyaient l' écho de leurs cris de joie; et finalement leur retour par le Piz Chapütschin et le charmant Val de Fex.
Amis qui lisez ces lignes, nous n' avons qu' un conseil: allez voir, et vous reviendrez comme nous ivres de soleil, de belle neige, les yeux et le cœur charges de lumineux souvenirs.