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Aiguille delà Brenva, Face Est

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR J.C. MÜLLER

Depuis longtemps déjà, ce rêve hantait mon imagination: Gravir l' Aiguille de la Brenva par la voie « directissime » de la face est, face la plus raide, mais aussi la mieux exposée aux rayons du soleil. Vaincre les difficultés dont parle le guide Vallot ne fut pas le moindre facteur à me pousser à l' action. Le temps maussade du début de juillet 1956 ne laissait guère augurer des très grandes courses, aussi est-ce facilement que mes amis acceptèrent ce projet.

Pavillon du Mont Fréty, au soir du 17 juillet. Quatre affamés dévorent la minestra; ce sont Alois, bien connu pour ses brillants exploits alpins, Rolf, son nouveau « poulain » et second, qui débuta il y a un an à peine, Dominique, un Genevois fervent du Salève, rencontré à un cours alpin, et moi-même. Il est 3 heures, le lendemain, lorsque nous quittons l' auberge. Sous un ciel étoile, l' aventure désirée commence, plutôt durement à mon gré: la montée du sentier du col du Géant, quittée bientôt pour un flanc de caillasse. Je chemine en queue de colonne, suant rudement. Sur le moment, j' éprouve un véritable dégoût pour cette marche entre la nuit et le jour, dans un terrain si malcommode.

L' aube nous trouve dans le bas du glacier de Toule; il nous reste à franchir un épaulement rocheux, et nous sommes en face de l' obstacle. Citadelle d' un monde étrange et gigantesque, sortie du cerveau de quelque architecte cyclopéen, elle est flanquée sur sa droite d' un fin donjon, le Père éternel, défiant par sa hardiesse l' assaut des conquérants mal entraînés. L' élan de ces magnifiques jets de pierre est encore rehaussé par le jeu des rayons du soleil dans les immenses dièdres de la face.

Un court rappel nous dépose sur le glacier d' Entrèves, que nous traversons rapidement. L' at est repérée grâce à un vieux piton, si bien que la première équipe - Alois et Rolf - monte déjà. Le claquement sec d' un mousqueton et les ordres brefs pour les manœuvres des cordes sont des bruits familiers que nous retrouvons avec plaisir. Notre tour de grimper arrive. Dominique prend la tête, et je me contente... du sac. Le parcours emprunte pour le début la voie Boccalatte, bifurque sur la droite après le premier tiers, pour suivre ensuite la verticale et aboutir quelques mètres au nord du sommet. La découverte de cet itinéraire est due au guide G. Rébuffat, en 1948.

La première partie est agréable, ressemblant quelque peu à la face est du Moine. Des plaques de mousse, garnies d' androsaces, rompent la monotonie du rocher nu. Voici que surgit la première difficulté sérieuse qui stoppe le galop de l' équipe d' Alois. Maintenant, la route change: nous suivons la française! Sacré bombement, qui repousse tous les essais du leader pour passer en libre! Finalement, un étrier lui permet de venir à bout du passage.

Réunis quelques instants plus tard tous les quatre sur le pilier d' ou la suite de notre itinéraire part verticalement, nous nous accordons quelques instants de repos. La gourde circule de bouche en bouche, et de substantiels carrés de nougat sont prestement avalés. Nous montons dans la ligne de dièdres qui, jusqu' au sommet, constituera la seule possibilité de progression. Rocher splendide que l'on escalade en finesse; on use des moindres aspérités, souvent en grand écart; la corde file à la verticale entre les jambes et les points d' assurage sont rares; rares aussi sont les pitons déjà plantés, et bien souvent le rocher compact refuse la pénétration de nouveaux clous. Brusquement, le dièdre que nous suivons s' interrompt, coupé par une barre surplombante. D' une astucieuse manœuvre de corde, Rébuffat traversa sur la gauche. Nous allons aussi tenter ce rappel " IlVoie BoccalatteVoie 1948 Face est de l' Aiguille de la Brenva. A droite, le Père Eternel pendulaire. Alois part le premier, soutenu par la corde, traverse la dalle fort exposée et, par une enjambée, se rétablit sur un bloc, six mètres plus bas. Rolf le suit, puis Dominique traverse. Mais personne n' a songé au dernier qui ne bénéficiera plus du soutien de la corde. Réflexion faite je redouble un des brins et le passe dans le piton, m' y tiens d' une main et cherche de l' autre les rares aspérités de la dalle, afin d' amortir un éventuel pendule. Le truc réussit, et sous la vigoureuse poigne de mon ami, je suis bientôt rétabli sur le bloc.

A la traversée succède un nouveau dièdre. Dominique est en tête, et tout a l' air de marcher au mieux, lorsqu' un avertissement peu rassurant me fait frémir: « Attention, je vole. » Calé au plus profond du dièdre, je lève instinctivement la tête, bloque les cordes au clou et, comble de malchance, reçois une grosse motte garnie de cailloux en plein sur le nez, véritable coup d' assom. Huit mètres au-dessus de moi, mon ami a heureusement réussi à se raccrocher du bout des doigts; puis, très calmement, il me rassure et continue à s' élever. Bientôt, mon tour arrive, et c' est suant et crachant terre et sang, que je débouche sur la plateforme. Au-dessus de nous évoluent nos camarades qui se sont déjà attaqués au passage capital, classé en sixième degré. Alois, funambule moderne, surmonte la première section en escalade libre, puis sur les étriers, oblique à droite et, par un pas exposé, retrouve la continuation du dièdre.

Un coup d' oeil sur le vaste cirque s' étendant du Géant aux Jorasses me décontracte la nuque, en attendant que Rolf ait disparu à mes yeux. Il est coriace, ce passage; surtout la traversée pour rejoindre l' axe du dièdre; quel vide! et de quelle hardiesse a dû faire preuve le premier qui l' a franchi! D' en bas me parvient le bruit répété du marteau. Mon ami exécute l' ingrat mais si utile travail de récupération des pitons. Dans les positions les plus inattendues, il évolue comme une araignée, arrachant nos artifices de progression au rocher qui voudrait les conserver. Il semble presque être à la limite de ses moyens, la gorge sèche, les doigts s' accrochant nerveusement aux aspérités, l' extrême pointe des chaussures appuyant seule sur la roche et la tête continuellement rejetée en arrière.

Je jouis du dernier dièdre de cinquième degré, décrit par le guide. Pas de pitonnage possible dans ce passage, et c' est vraiment « tassé »; aussi est-ce très soulagé que je me rétablis dans une niche hospitalière, fin des grandes difficultés. Dominique prestement me rejoint et termine en grande forme cette course, véritable festival de raideur. Je ne puis cacher ma joie, à la vue du paysage grandiose qui nous entoure, et de mes camarades auxquels je serre la main en guise de remerciement.

Voilà encore une course qui, selon l' expression consacrée, mériterait de devenir classique.

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