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Au bon vieux temps des glissades

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par E. Géfaz.

Au cours de l' amicale agape qui a réuni, le 20 novembre, les vétérans de la section genevoise, vous avez, mon cher collègue, demandé aux « anciens » de rédiger quelques notes en faisant appel à leurs souvenirs d' autrefois. Si j' ai bien compris, le but que vous visiez était surtout de démontrer à la jeune génération que certaines excursions et ascensions — aujourd'hui facilitées par les moyens de transport ou les skis — nécessitaient alors une louable enduranceDe vénérables collègues, mes aînés, ont captivé l' assistance en remémorant précisément quelques-unes de ces prouesses. Laissez-moi vous narrer à mon tour une course d' hiver, exécutée par la section genevoise il y a quarante ans, et dont j' ai gardé un très vivant souvenir.

C' était en 1892 ou 1893. ( Il serait facile de contrôler la date: le sympathique professeur Chaix venait de succéder, comme président, au non moins sympathique Bernoud. ) La traditionnelle course au Reculet, le premier dimanche de l' année, avait attiré une trentaine de clubistes, ce qui n' était pas mal pour une section comptant, à ce moment-là, 400 à 450 membres.

Il était alors de règle qu' à Thoiry, où nous arrivions vers 7 heures, un réconfortant petit déjeuner nous fût servi. Pour 75 cts. nous avions du café au lait, du beurre, du fromage, du saucisson, etc. C' était l' époque bénie où, à midi, on servait à Thoiry, pour la modique somme de 3 fr. 50, un apéritif bien tassé, un menu avec cinq plats au moins, du vin à discrétion et le café-liqueur. D' aucuns diront que c' était compenser largement les fatigues supplémentaires subies...

Bref! le petit déjeuner offrait encore le grand avantage de pourvoir plusieurs d' entre nous — les économesde provisions de course que nous enfouissions dans la poche-carnassière de notre veston-chasseur. Il était de mode, en ce temps-là, de porter le plus possible sur l' arrière et le moins possible sur les épaules. Le « godillot » du « pioupiou » français ( un litre ) complétait l' équipement.

Mais trève de préambules, arrivons-en à notre course.

La grimpée fut rude, car la neige était abondante et molle. Aucun de nous n' avait de raquettes, engin déjà connu mais peu utilisé. Je me souviens particulièrement d' une partie du trajet, sorte de combe très raide, où d' habitude nous enfoncions jusqu' à mi-jambe au moins. Cette fois-ci c' est la jambe entière qui y passa et il fallut composer une équipe d' assaut, des jeunes naturellement, se relayant toutes les cinq ou dix minutes en première ligne. A plus d' une reprise il fut indispensable de prendre à deux mains la seconde jambe enfouie dans la neige pour la sortir et la porter devant la première... On conçoit qu' à ce train-là l' allure était plus que modérée!

Pour calmer l' impatience de la troupe, chose inévitable dans une marche si lente entreprise dans de telles conditions, un de nos collègues — Tschumy sauf erreurproposa un jeu d' esprit consistant à trouver tous les mots ayant la même terminaison que « Reculet ». Aussitôt les bons « mets », les « Dézaley », les « fumets », les « bricelets », les « pistolets », les « redzipets », les « cassoulets » furent suivis de nombre d' autres, soulevant par-ci par-là des rires inextinguibles. Seul le premier en ligne ne prenait pas part au jeu; il faisait de prodigieux efforts, suant, soufflant, quand, soudain, il hurla: oh! le « mollet »! On cria bravo, mais il ne s' agissait plus de jeu, le cri était provoqué par la douleur. Une crampe terrible venait de saisir notre pauvre collègue au mollet et de l' immobiliser. Cinq bonnes minutes furent consacrées à des massages énergiques; il en résulta un embouteillage compliqué en tête de la colonne.

Enfin, après une héroïque grimpée de près de six heures, on atteignit le sommet. Soleil radieux, vue superbe, brise réconfortante, tout cela eut pour effet de faire oublier la fatigue, les crampes et tutti quanti...

Aussitôt les vivres engouffrés, les « godillots » soulagés, quelques chœurs crânement enlevés, il fallut songer au retour. Le chef de course, M. le président Chaix lui-même, dont j' entends encore le timbre de voix un peu ténorisant, donna quelques instructions sur la façon de faire les glissades et il recommanda à ceux qui étaient novices de s' annoncer, comme c' était l' usage, afin d' être pris en croupe par un « costaud ». L' amour, ce sentiment très humain mais parfois mal placé, engageait trop souvent les débutants à se tenir coi. Ma fi, tant pis pour eux! Or, la glissade classique, celle que nous enseignèrent nos aînés d' alors, consistait en ceci: « Se mettre sur le dos, jambes en l' air, coudes prêts à servir de freins ou de gouvernail, le piolet tenu horizontalement sur la poitrine et pouvant, en cas de danger, être planté sur le côté par un simple mouvement de rotation du torse. » C' était simple, pratique et cela n' avait en général d' inconvénients que pour les fonds de culotte et les coudes.

J' ai parlé plus haut d' un groupe d'«économes » dont j' étais. C' étaient de joyeux drilles n' économisant ni leur part aux banquets ni leur voix dans les chants. ( Papa Amey, comme nous l' appelions affectueusement, aurait pu le certifier. ) L' un d' entre nous — Victor Gay, qui portait bien son nom et fut enlevé si prématurément par une cruelle maladie — avait eu une idée de génie. Il nous conduisit à une certaine « foire aux puces » où l'on fit l' acquisition de plats divers en étain. Un habile potier donna à ces ustensiles la forme de nos postérieurs et de nos coudes, un sellier leur ajusta des courroies et, équipés comme des ramoneurs, avec un petit air de chevaliers moyenâgeux, nous fûmes en mesure d' affronter les pentes les plus abruptes, même celles exemptes de neige...

Il est tout naturel que le chef de course, ayant fait appel à notre équipe pour tenir la première ligne à la grimpée, nous fit l' honneur de nous laisser en tête pour la descente.

Celle-ci débutait par une première pente, plutôt raide et assez longue, après quoi il y avait un léger « replat » suivi d' un couloir très escarpé aboutissant à une forêt de jeunes arbres. Les premiers glisseurs formaient la piste et, pour peu que la neige fût assez molle, les suivants trouvaient un petit couloir dans lequel ils n' avaient qu' à se laisser aller. Mais, si la neige était dure, c' était une autre affaire. Dans le cas particulier, la neige était molle; mais, près du petit bois, des bûcherons avaient marché ici et là, traîné des branches, roulé des troncs, ce qui fait qu' au moment de notre descente, le gel aidant, la glissade offrait quelque danger en cet endroit.

Nous arrivâmes les premiers à bon port. Nos collègues suivirent à leur tour, et nous les avertissions du danger quand ils surgissaient au haut du dernier couloir. En glisseurs expérimentés, ils freinaient avec leurs coudes et, au moment critique, se servaient habilement du piolet. Mais un jeune Allemand, nouveau venu, tout à fait novice et ayant l' amour... mal placé, en entendant nos avertissements perdit le nord et, plongeant brusquement ses pieds dans la neige, fit une formidable pirouette et fut lancé contre les premiers arbres de la forêt. Etendu sur la neige, aussi blanc qu' elle, nous le crûmes tué sur le coup. Par bonheur, il avait heurté de flanc un jeune tronc, la tête était indemne, mais le choc sous les côtes lui avait coupé le... sifflet. Quelques minutes de respiration artificielle le mirent en état de reprendre la route, mais il fallut nous relayer pour le soutenir pendant une bonne partie de la descente.

Cet accident avait produit d' autant plus d' impression que, peu d' années auparavant, à peu près dans les mêmes conditions, un novice — également d' origine germanique — avait si bien culbuté que sa tête s' était brisée contre une grosse bille déposée au bas du couloir. Il avait alors fallu couper des branches de sapin et improviser un traîneau pour descendre le cadavre à Thoiry. Lugubre retour de course!

Ceci prouve qu' au bon vieux temps des glissades celles-ci n' allaient pas sans offrir quelque danger. Ce sport aujourd'hui délaissé nous procura, autrefois, des joies et des plaisirs qui ne se peuvent sans doute pas comparer aux délices du ski, mais qui n' en laissent pas moins des souvenirs riants et agréables. Et parmi ces souvenirs il y a celui — appréciable — d' un peu moins d' en dans les gares et sur certains de nos monts...

P. 5. En janvier 1891 — hiver où la rade de Genève gela — tandis que les gens croupissaient au bord du lac, dans la brume et par un froid de canard ( —15° ), sur le Reculet, abrités de la bise, on se prélassait au soleil par + 15°. Contraste assez frappant et neige naturellement tôlée.

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