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Au bord d'une fontaine

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par François Gos

( Mosaïque montagnarde ) A Pemette-Dominique, cheftaine du camp de Solalex Cette année surtout, par un ciel constamment serein, l' été a mis sa gloire dans le décor alpestre chaque jour plus resplendissant. Là-bas, sur les glaciers qui ferment mon horizon, sans doute que, dès l' aube, d' innombrables cordées, minuscules points noirs, lentement avancent. La neige est ponctuée de leurs traces profondes, régulières, elles montent et s' in jusqu' au faîte des fines arêtes. Aux grands a-pic des vertigineuses parois, s' agrippent également de tout petits humains, en une patiente et continue progression. Puis, c' est l' enivrante joie du sommet, du point ultime enfin atteint.

Joie sportive des difficultés vaincues, joie de se surmonter soi-même, joie de participer à ce monde à part où, fatigue, effort, endurance sont les essentiels facteurs de notre orgueil humain, d' ailleurs pleinement justifié. Mais, à côté de ce « sentier de l' effort » n' y a-t-il pas aussi une autre voie, moins éprouvante, celle de la contemplation? Peut-être est-elle réservée à nos vieilles années, alors que peu à peu se tassent et déjà s' oublient nos enthousiasmes d' antan, c' est bien possible! A la dureté de ces visions faites d' éblouissements glaciaires, de rocs arides cernés d' azur profond, succède l' aspiration à une ambiance alpestre douce et rafraîchissante, celle d' un monde enchanté tout miroitant de pures couleurs...

Ainsi, ai-je songé, en ce mois d' août si beau, presque trop beau, avec son ciel immuablement bleu et ses montagnes trop blanches, avec ce vert insolent qui des prairies, s' étale, déborde, déteint même jusque sur les forêts. Monotonie dont l' œil bien vite se lasse, dans laquelle rien n' excite plus notre sensibilité avide et curieuse. Cette impression, chacun, maintes fois l' a ressentie; la vision est trop souvent la même pour que l'on s' y attarde encore. Au fait, on la porte en soi, tout en marchant, la course terminée, avec des pieds lourds et l' esprit en veilleuse. Le chemin du retour s' allonge, les contours succèdent aux contours, avec des prés, des mazots, parfois, un pont sur un torrent, et, pour comble de désenchantement, dans un tourbillon de poussière, passent des camions, des autos. Alors, sachons trouver sur l' autre flanc de la vallée ce petit sentier qui serpente, monte et descend au gré des aspérités du terrain. Sa solitude n' est guère troublée que par le troupeau des chèvres noires et blanches, le passage de montagnards se rendant aux mayens ou par quelques bûcherons. Ainsi, tranquillement, sachons graduellement prendre congé des cimes, des hauts alpages, et par petites étapes, gagner d' abord la mi-montagne, puis la plaine. Le che- 1 Air connu.

min, bordé d' épine, tapissé d' aiguilles de mélèzes, forcément doit conduire à quelque lieu charmant et, délaissant la forêt, il arrive en effet à un tertre, où une croix penche son bois gris, vermoulu; une fontaine glougloutte dans un tronc évidé, un banc délabré est une invite à déposer le sac et prendre quelque repos. Non loin, un hameau que l'on domine repose dans la verdure, enchantement de l' heure qui passe, délassement. Ici chante la couleur tant désirée, tant espérée. Tout d' abord, elle s' affirme par les grands pans de ces toits de tôle - si souvent honnis. Nouvellement places, ou ancien plaquages, ils sont brillants, ondulés de lumière ou prennent des tons de rouille-violacée, de brun, de roux, et même, d' autres toits couverts de prosaïques tuiles rouges ont des reflets d' azur qui viennent en tamiser la vulgarité. Ils dessinent nettement les ombres-portées des sombres poutraisons, affirment aussi, par contraste, des ombres mystérieuses et très noires, soulignent les claires petites fenêtres ornées de géraniums d' un rouge éclatant. Le feuillage déjà jaunissant d' un verger cache à demi les chalets; il nous laisse entrevoir, piquées au bout des branches ces « pommes d' août » d' un vert si net, si clair. Des ruches alignées appellent le regard, et leurs formes géométriques sont d' un outremer cru, d' un brun dur, d' un rose délicat ou d' un jaune très vif - heureuses abeilles habitantes de ces riches maisons -. Si intenses que soient ces couleurs, elles s' harmonisent pourtant avec les fleurs des jardinets formant ici un somptueux décor: touffes pourpres, violettes, oranges; panaches jaunes ou écarlates; bouquets multicolores où tant de teintes mélangées s' harmonisent. C' est bien ici que l'on évoque l' idée d' un arc-en-ciel brisé dont les morceaux épars seraient tombés en ces lieux, magique mosaïque! Même une lessive séchant au soleil est aussi dispensatrice de couleur; taches des grands draps blancs, linges bleus ou roses, ils recouvrent et s' étendent sur une barrière aux tons précieux; de gros liserons neigeux y grimpent et la décorent de leurs volutes. Derrière, c' est l' étendue du pré, très vert, où monte le regain. Il est parsemé d' ombelles, de trèfles, de campanules violettes ainsi que des premiers et délicats colchiques, tendres annonciateurs du proche automne.

De ce banc qui a reçu notre fatigue et nous dispense le repos, comme on est bien place pour tout regarder et pour tout admirer. Déjà, l' ombre de la croix a contourné le tertre gazonné, l' eau de la fontaine continue sa chanson, délices de l' heure qui passe, et l'on songe qu' en effet, « la beauté est une source inépuisable de joie pour celui qui sait la découvrir, car elle se rencontre partout h>. Dans la halte qui se prolonge, s' affirme une nouvelle forme de la beauté alpestre, elle n' est plus seulement celle des panoramas, celle des sites romantiques; mais, devenue plus précieuse, plus personnelle, elle est essentiellement contenue par le morcellement miroitant des teintes qui nous entourent...

La rêverie est interrompue par une silhouette d' homme émergée de l' ombre d' un chalet et qui, dans la grande lumière s' approche sur le chemin montant. Il marche à petits pas, un peu voûté sous sa hotte, un chapeau noir rabattu sur les yeux. Il avance lentement, hésitant, et täte de son bâton tendu les aspérités du sol. Je reconnais alors le borgne du village, hélas! devenu aveugle. Mais confiant, il suit sa route sans se soucier, comme nous, de l' éphé beauté du paysage. Il va, prisonnier d' une sombre fatalité, puisque, jamais plus, nulle joie visuelle ne lui sera donnée.

Au « sentier de l' effort » que nous offre la montagne, est venu s' ajouter, celui très doux de la contemplation, puis encore, mais je n' y songeais point, en voici un troisième, le plus dur, celui de l' acceptation.

1 Dr Alex. Carrel, « L' homme, cet inconnu ».

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