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Au clair de la lune

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Silvio Alfieri

( C.A.I. Milano, C.A.S. Montana ) Sion, Pentecôte 1948; dans nos programmes figurait le Mont Dolent, mais des connaissances faites au sommet de l' Allalin une semaine auparavant nous avaient tellement vanté l' Aletschhorn que, pour courir deux lièvres à la fois, nous risquions fort de n' attraper aucune montagne... C' est alors que se fit entendre la voix d' un oncle-oracle:

« Mais pourquoi n' allez pas au Mont Blanc? » « Eh bien... oui... pourquoi pas, au fond; mais ce serait quand même Perrichon, la Pentecôte au Mont Blanc et puis il y a la question argent. » Cependant l' oncle précité nous bourra si bien de cartes du massif et de billets de banque français que nous finîmes ou plutôt nous commençâmes par nous embarquer dans le train de 11 heures.

Chamonix nous parut singulièrement désert; les Aiguilles étaient cachées, mais au-dessus du Glacier des Bossons une vaste clarté s' annonçait, comme, dans la brume, un boulevard illuminé. Aux Pèlerins le train ne s' arrêta presque pas, et nous dûmes sauter, non sans des effets de carrousel plus ou moins choquants et quelques « précipitations »; peu après, à la station supérieure des Glaciers, nous réalisons consternés que l' oubli du pain est une légèreté dont les conséquences pourraient être assez lourdes; mais ici deux bonnes fées intervinrent sous forme de deux aimables dames — de Genève, je crois —-qui nous en donnèrent généreusement.

Enfin, on bouge! Ça repose de la longue motorisation. Peu à peu on reprend contact avec la nature; la marche, le sac, la neige pourrie, l' air plus vif, les trouées dans les nuages qui dévoilent des perspectives éblouissantes ou des remparts vertigineux: on est en montagne, enfin!

Nous cheminons entre les rangs de séracs fantastiques; je m' étais souvent demandé, en admirant les gravures de l' époque héroïque des Saussure et des Töpffer, où ces gens-là avaient bien pu imaginer des montagnes et des glaciers aux structures si étranges: à la Jonction, j' en avais les modèles sous les yeux.

Aux Grands Mulets on était plus serré que dans le Cheval de Troie; cependant,.nous réussîmes à faire un excellent souper, grâce à la bienveillance du gardien et aux bons offices de certains confrères accointés au Pigne.

Que de relations montagnardes, n' est pas! On dit qu' il y a plusieurs centres d' incubation pour la bonne société: à la Cour, dans les ambassades, aux concerts, dans les salons et dans les tripots; pour nous c' est au-dessus des 3000. Les relations qu' on y fait sont plus sûres.

Toutefois, la perspective de passer la nuit sous une table ne nous enchantait guère, surtout avant de monter à la « taupinière blanche ». La soirée était claire, un bon croissant de lune se prélassait sur les nuages: pourquoi ne pas faire une « nocturne » au Mont Blanc?

Il me fallut encore persuader mon camarade, puis déballer et refaire les sacs, dans l' espoir utopique de distinguer le superflu de l' indispensable; finalement, à 20 h. 15, nous quittions la cabane et son humanité odorante et bruyante pour nous engager dans le domaine des « hauteurs tranquilles » que la tombée du jour rendait plus prestigieuses encore.

Le crépuscule fut très court, presque tropical: des bandes safranées pâlissaient hâtivement à l' occident et le ciel devenait vert. Pendant quelques instants nous avons erré dans cette lumière étrange et surnaturelle, entre chien et loup, qui précède les ténèbres, mais tout de suite le splendide équipage nocturne — une grosse lune d' Opéra, des étoiles comme des maisons — se mit à briller d' un tel éclat que cela faisait presque du bruit..

On était cependant mal à l' aise; car le Mont Blanc est une sorte d' im borne au carrefour de l' Europe, et à l' ouest il n' y a que des plaines; habitués comme nous le sommes à monter au milieu d' autres montagnes, là-haut nous nous sentions un peu à découvert. A notre gauche, il est vrai, de grandes masses blanches, le Mont Maudit, le Mont Blanc du Tacul, nous couvraient bien, mais à droite, là où des traînées de jour ne se décidaient pas à disparaître, la terre s' abaissait de plus en plus à l' avantage du ciel qui s' incurvait bien au-dessous de notre horizon; il y avait des étoiles très bas; tout ce grand vide vous donnait froid au dos.

Cependant on avançait bien, sans ressentir aucune fatigue, l' air étant calme et doux, et c' est à peine si nous nous rendions compte de notre marche... interplanétaire.

4.j6au clair de la lune Entre temps mon compagnon pestait contre ses trimas, la neige avait durci et par endroits on aurait pu se croire au Lauberhorn tant la descente avait été exploitée.

Nous doublons un récif émergeant de la houle blanche et figée: les Rochers de l' Heureux Retour; le Mont Blanc est une montagne poétique, toute pleine de beaux noms évocateurs. Plus haut nous traversons le Petit Plateau que le Dôme du Goûter domine avec une avant-garde titubante de séracs où la lune invente de savants clair-obscurs. Une dernière fois, avant de se dérober à notre vue, les lumières de Chamonix, comme des étoiles réfléchies au fond d' un puits, nous font signe tout en bas dans le noir. Je pense instinctivement à la chèvre du bon Monsieur Séguin: bientôt il sera l' heure où la brave petite bête, voyant pâlir les étoiles, renonçait à sa lutte vaillante et désespérée, et gisant « par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de sang » se laissait dévorer par le loup.

La scène devient sinistre; derrière nous des grondements profonds balayent le silence: sans doute des avalanches, au Col du Midi, ou plus loin, qui sait, peut-être à l' Aiguille Verte. Des brumes qui par divers chemins grimpaient à l' assaut des monts nous engloutissent pour quelque temps...

Mais il serait vain de tenter de décrire les sortilèges de ce voyage merveilleux; l' enchantement d' émerger au ras du Grand Plateau baigné de clarté lunaire; les évolutions des nuages aux reflets de nacre.

Soudain un éclair traverse le ciel, des Rochers Rouges à l' Arête des Bosses; puis un autre, tandis que par-dessus la calotte sommitale un troupeau de nuages moutonnés fait son apparition. Des rafales se lèvent avec une violence croissante; ça commence à sentir la tempête.

Le ciel, au Col du Dôme, s' ouvre encore une fois tout grand, comme pour nous recevoir, mais pendant que nous poursuivons notre interminable chemin, rendu plus lent par le rituel « coup de pompe », il a tout le temps de se couvrir à nouveau et, cette fois, pour de bon. De sorte que, de plus en plus investis par les remous de la tourmente, nous sommes fort heureux quand nous entendons le grésil crépiter sur les tôles de la cabane Vallot. Il est minuit 45. Deux scaphandriers pénètrent dans un sous-marin amarré dans les abîmes de l' Océan.

Plus tard, dans la matinée, après une rapide visite au sommet, nous jouissons d' une superbe descente sur la neige fort bonne encore. Plus le jour avance et plus la montagne paraît surpeuplée; ah, les bonnes rues désertes des villes, le dimanche!

Cependant nous avions de la chance, car nous étions parmi les premiers à descendre, et vraiment il n' y avait pas de quoi se plaindre, malgré le souffle court, malgré les ressorts un peu détendus, malgré le sac, surtout avec le piolet dedans, et les coups de trique qu' il vous assène sur la tête quand, par malheur, il vous arrive de « prendre une pelle ».

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