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Au coeur de l'Atlas

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 illustrations.Par L. Spiro.

A deux reprises, en 1929 et 1934, des Suisses organisèrent une expédition dans le massif du Haut Atlas encore peu connu; bien conçues, menées avec sagesse comme avec entrain, ces expéditions se heurtaient alors à de sérieuses difficultés de toute nature; elles n' en connurent pas moins un plein succès, procurant aux explorateurs énergiques d' incomparables satisfactions: nous avons quitté l' Atlas le cœur lourd et plein de regret, s' écriait l' un d' eux, à l' heure du retour. Le récit de ces entreprises nous avait mis au cœur l' ardent désir d' y aller voir; cette chaîne de l' Atlas, à la frontière du Sahara, ne s' enve pas de tout temps d' un voile de mystère et le contraste des cimes neigeuses avec le sol brûlant des plaines était bien propre à frapper l' imagina! Seulement, du désir à sa réalisation il y a loin, surtout lorsqu' il s' agit de traverser la mer; puis comment surmonter les obstacles multiples propres au pays? Le massif du Haut Atlas était, il y a peu d' années, zone d' insécurité; pour s' y aventurer, il fallait autorisation militaire et parfois escorte; les distances à parcourir avant d' atteindre la base des monts étaient considérables, les chemins défectueux nécessitaient l' organisation de colonnes de mulets et de porteurs; enfin, une fois dans le massif il fallait se diriger au petit bonheur, les connaissances topographiques étant presque nulles. Mais au Maroc, la civilisation progresse à pas de géant; en dix ans les conditions ont changé du tout au tout, la récente carte topographique est excellente, il existe un guide fort bien conçu sur le massif central, aux sentiers ont succédé des routes, des refuges ont été créés et le pays est absolument sûr. L' auto, d' autre part, a merveilleusement raccourci les distances; si nul accident ne survient, vous pouvez en trois heures passer de Marrakech, dans la plaine, au refuge d' Aremd, à 2000 m. d' altitude, frôlant le curieux village berbère d' Asni, baptisé le Chamonix de l' Atlas; un Chamonix bien modeste, en vérité, puisqu' il ne possède qu' une auberge, très hospitalière d' ailleurs et tenue par un Tessinois.

Au-delà d' Asni, la civilisation n' est représentée que par une piste toute récente qui s' enfonce délibérément dans la direction choisie, insoucieuse des villages petits ou grands disséminés dans la vallée; la piste a son idée, les Berbères ont la leur et ni l' une ni les autres n' entendent faire de concession. Route jolie, d' ailleurs, escaladant un socle escarpé en une série de virages impressionnants, puis se reposant à suivre le thalweg du val d' Aremd; route bien comprise mais d' usage précaire, car, à maints endroits, elle coupe tout simplement des torrents latéraux; inexistants en été, ces torrents se gonflent au printemps, charriant tout comme leurs congénères alpins, des amas de pierres et de limon sous lesquels la meilleure des pistes disparaît promptement. Dès lors, le voyageur qui, à l' européenne, a judicieusement établi son horaire, se fiant à l' excellence des routes nouvelles, risque fort d' être déçu dans son attente, tout au moins d' éprouver un retard sensible; mais sur terre africaine, la notion du temps est autre que chez nous, le principe du retard est admis, et c' est à l' imprévu qu' on estime prudent de s' at avant tout.

La piste s' achève en cul-de-sac, au milieu d' un cirque d' éboulis et de buissons; chez nous, il y aurait tout au moins un café du Garage, là-bas c' est le néant, pas une hutte dans le voisinage; assez haut, perchés sur d' an terrasses glaciaires, des villages berbères profilent leur silhouette curieuse de nids d' abeilles géants, aux alvéoles multiples. Dans ce désert soudainement des indigènes surgissent sans qu' on sache d' où ils viennent ni comment ils vous ont repéré; seuls ou avec leurs mulets, ils sont prêts à rendre tous les services que vous désirez et ceux que vous ne désirez point. Dans la bande, il se trouve un jeune Berbère, gosse de 15 ans, qui s' avance avec une dignité particulière, car il revêt les hautes fonctions de gardien de cabane, voire de la cabane supérieure, celle que bientôt l'on inaugurera et qui se dresse au lieu ordinaire des bivouacs, à 3200 m ., juste au pied du Toubkal, le Mont Blanc du Haut Atlas; dès lors, Mohammed ben Ornar sera à la fois notre majordome, notre muletier et notre interprète; bien entendu les conversations se borneront aux sujets d' ordre très matériel et s' exprimeront en termes dénués de toute apparence de style, renforcés d' ail par des gestes éloquents; ainsi l'on finit par s' entendre et, comme les besoins sont limités, tout va pour le mieux au milieu d' une population tenue pour farouche et éminemment pacifique.

Du garage en pleine brousse, un sentier gagne Aremd, le dernier village de la vallée, circuitant dans le haut vallon resserré, à l' ombre de superbes noyers, seuls arbres que les Berbères aient respectés, eux qui détruisirent méthodiquement, au cours des siècles, les splendides forêts de cèdres, provoquant du même coup dans les conditions climatériques de l' Atlas de funestes perturbations. Le sentier frôle une casbah, forteresse plantée sur un promontoire rocheux et d' apparence formidable, mais les énormes murs en pisé rouge ne résisteraient pas longtemps à un tir d' artillerie; au surplus, ces remparts sont les témoins d' un passé récent, tout de guerres intestines, d' attaques perfides ou brutales, mais d' un passé mort aussi et, sous l' action des éléments atmosphériques, les murailles inutiles s' effritent peu à peu.

Aremd, à 2000 m. d' altitude, possède le premier refuge édifié par le club alpin marocain, vrai caravansérail avec compartiments pour touristes, indigènes et mulets; refuge et village sont proches l' un de l' autre, mais séparés par le torrent issu des hautes crêtes; aux basses eaux l' obstacle est nul, mais il devient extrêmement sérieux lors de la fonte des neiges, car la notion de la passerelle échappe totalement au montagnard marocain; à quoi bon, pense-t-il, si le torrent est infranchissable, c' est qu' Allah l' a voulu ainsi, et philosophiquement il attend la baisse des eaux.

Pour l' ascension du Toubkal, à 4165 m., Aremd est décidément à trop faible altitude, aussi les caravanes prirent-elles dès l' origine l' habitude de camper aux azibs d' Isougane N Ouagouns; dans notre naïve ignorance nous supposions que l' azib devait correspondre à pâturage, et en théorie c' est juste, mais parfaitement faux en réalité; représentez-vous en un fond de vallon une maigre pelouse avec quelques pauvres abris de pierre presque invisibles, c' est l' azib fameux; le site cependant est éminemment favorable aux bivouacs, puisqu' il y a de l' herbe pour les mulets et de l' eau pour gens et bêtes. C' est là que le Club marocain a édifié son deuxième refuge, grâce à l' initiative d' un de ses membres, véritable animateur, qui js' est inspiré de nos modèles alpins; et l' impression est curieuse, si loin de chez nous, de franchir le seuil de cette maisonnette si semblable à nos cabanes; du coup la sévérité du haut vallon s' atténue; le seul inconvénient est que ces refuges n' offrent que le couvert, il faut donc porter là-haut ses couvertures, sa batterie de cuisine et le combustible, car les nuits sont fraîches, surtout lorsqu' on est en costume de ville, comme nous l' étions, ma femme et moi. D' un refuge à l' autre, il faut compter cinq heures de marche aisée; le sentier circuite le long du vallon tortueux, tantôt à flanc de coteau, tantôt escaladant une rampe abrupte, coupé parfois par un névé tardif; à peine ci et là, dans la zone inférieure, un buisson sur quelque crête, dernier vestige des forêts protectrices de jadis; la flore est pauvre, la végétation n' a rien de la puissance que nous lui connaissons dans les Alpes et qu' elle dut posséder au temps où une épaisse couche d' humus recouvrait la roche. Parois, pentes d' éboulis constituent tout le paysage et cependant il n' a rien de monotone, seules les distances s' allongent démesurément, on se croit tout près et le but demeure lointain, phénomène qui se produit du reste ailleurs que dans l' Atlas.

De la cabane du Toubkal au sommet, il y a un millier de mètres à gravir, donc rien d' excessif; l' itinéraire est facile à tracer, nul obstacle sérieux, sauf aux jours de neige profonde, mais la marche est longue sur la rampe d' éboulis qui aboutit au faîte; par contre, l' œil est constamment sollicité par quelque aspect imprévu; vous longez l' arête à son extrême bord et il semble que toute la montagne se soit effondrée au midi; tout n' est que ruines sauvages, crêtes déchiquetées ou parois; devant ce vide saisissant, la pensée se reporte à ces précipices du flanc méridional du Mont Rose qui contrastent si étonnamment avec les champs de neige du versant nord, mais ici le contraste est plus frappant encore, car à brève distance, dans la profondeur, s' ouvrent les steppes immenses du Sahara.

La vue du sommet est réellement extraordinaire; l' impression maîtresse qui s' en dégage est celle de l' espace illimité; au nord, les plaines marocaines, au sud l' étendue fauve et fuyante du désert; entre ces deux infinis horizontaux, la chaîne de l' Atlas se dresse, muraille étroite, aux épaulements disproportionnés à sa hauteur, et cette muraille court d' ouest à est, protectrice, supportant tout l' effort des puissances destructrices du sud; à lutter contre elles la roche s' est usée, les débris des cimes audacieuses de jadis, tombés sur place, protègent aujourd'hui les crêtes arasées; les agents du modelage de nos Alpes, l' eau tumultueuse qui erode, le glacier qui polit la roche la plus dure, font défaut ici; dès lors, rares sont les sommets possédant une physionomie caractérisée, tour, aiguille ou pyramide, rares aussi sont ceux d' une altitude inférieure à 3600 m ., aussi le relief est-il peu accusé et souffre de l' inexorable loi égalitaire. L' Atlas forme un tout, rempart massif aux multiples bastions étroitement soudés les uns aux autres; et la vision en est d' une surprenante majesté. Dans les vallées profondes point de pâturages riants, point de vasques d' eau chatoyante, toute la beauté de l' Atlas est intérieure et contraint au recueillement; qu' importent là-haut les noms des cimes proches ou lointaines; dans le silence et la solitude absolue nous vivons une des heures les plus riches de notre vie, ne nous lassant point de sonder l' horizon et cherchant à graver dans notre souvenir l' émouvant tableau.

La preuve en est faite, l' Atlas est désormais à la portée des touristes ordinaires; peut-être quelque jour la foule se pressera-t-elle dans les hauts vallons solitaires, mais je doute qu' elle puisse jamais déflorer la splendeur hautaine et solennelle des arêtes géantes dans la lumière éclatante. Sur le sommet même j' ai ramassé un petit bloc de cet argile rouge qui donne à la terre marocaine son coloris particulier; cet humble caillou je ne l' échangerais point contre son pareil en or, car sa puissance évocatrice est infinie.

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