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Au Grand Combin par l'arête SE

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Jean Bianchi

« Aujourd'hui où les parois les plus abruptes, les plus durs morceaux de rocher trouvent leur maître, puis leur cohorte d' indignes vainqueurs à tout jamais outrecuidants et profanes, c' est dans ces vieilles montagnes abandonnées que se réfugie le génie ombrageux de l' Alpe, l' âme farouche de la solitude. » Fort heureusement, ces endroits dont parle E. Pidoux dans un captivant récit ne sont encore pas trop rares. Rien que dans le massif Combin-Vélan, ma femme et moi avons parcouru bon nombre d' arêtes et de faces qui restent plusieurs années sans recevoir de visiteurs. Courses modestes dont on ose à peine parler à une époque où même les grimpeurs moyens s' attaquent à des escalades jadis prestigieuses. Et pourtant que de jouissances profondes nous avons déjà goûtées dans ces endroits perdus, derniers lieux de refuge du « génie ombrageux de la solitude ». C' est vers un de ces antres où il aime encore à faire résonner sa voix de tonnerre que nous nous dirigeons, quittant la cabane Valsorey, au début d' une belle matinée de juillet. Au-dessus de nos têtes, énorme, mystérieux le Grand Combin semble vouloir hisser ses puissantes épaules jusqu' au milieu de la poussière dorée dont la voûte céleste est criblée. Nous savons que dans les replis de cette sombre muraille, au delà du Col de Sonadon, il existe une arête sud-est. Mais les renseignements que nous possédons à son sujet se bornent à la description qu' en fait le guide Kurz. Car bien qu' il range cette arête parmi les voies classiques du Combin, nous n' avons jamais rien lu ou entendu à son sujet. Il semble que seuls l' uti les grimpeurs partant du refuge italien d' Amiante, et encore ils ne doivent pas être nombreux, à en juger par l' absence totale de traces d' ascen tout au long de l' arête.

Pendant que nous remontons les moraines, puis le petit glacier du Meitin, l' aube naissante fait pâlir les étoiles. Le petit jour éclaire bientôt d' une lumière blême les couloirs neigeux qui vont nous mener à l' épaule Isler, dont le faîte commence à s' argenter. En crampons nous nous élevons rapidement. A mesure que nous progressons, la lumière repousse les ombres de crête en crête, et bientôt nous faisons halte pour admirer le lever du soleil.

Chaque fois qu' une aurore nouvelle nous surprend en montagne, c' est avec un émerveillement toujours neuf que nous assistons à l' éclatante victoire des légions de l' Orient. Cet Orient fabuleux des contes de notre enfance, tout rutilant de pourpre et d' or dont le rayonnement fait flamber la cime du Mont Blanc tout à l' heure encore livide. Puis la lumière s' étend en larges touches dorées comme sous le pinceau d' un peintre et descend des épaules du monarque sur ses satellites qui, hérissés et farouches, montent la garde à ses pieds. Le versant sur lequel nous nous trouvons baigne encore dans une ombre glaciale contrastant violemment avec l' éclat de la lumière qui dore le rocher et fait scintiller la neige tout alentour. Aussi nous ne nous attardons pas et filons à la rencontre du soleil.

Quelques rochers brisés, une courte pente de glace et nous voici à l' épaule. Drôle d' endroit que ce coin perdu, première étape de notre marche d' ap. Il se dégage de cette esplanade recouverte de glace une impression polaire qui nous incite à déguerpir sans nous attarder...

Au petit trot nous descendons sur le glacier de Sonadon et le traversons vers le col du même nom. Là nous trouvons enfin le soleil qui joue parmi les séracs du glacier Durand. A peu de distance nous pouvons voir l' arête que nous avons l' intention d' escalader. A vrai dire cette vision ne nous enchante guère. Au lieu de la crête bien dessinée que nous pensions trouver, nous sommes en présence d' une large croupe d' éboulis dont l' ascension paraît devoir être extrêmement fastidieuse. Dans le haut nous distinguons bien quelques gendarmes et un peu de neige. Mais, diminué par la perspective, l' en ne fait qu' une pietre impression. Ma compagne ne souffle mot, mais je sens bien que, tout comme moi, il suffirait de peu de chose pour la décider à rebrousser chemin. Toutefois, comme le guide dit que l' itinéraire est très intéressant dans le haut, nous lui faisons confiance et attaquons les pierriers après avoir traversé les hauts névés du glacier Durand.

Visant une perche, sans doute dressée par le service topographique sur l' un des nombreux contreforts de l' arête, nous progressons péniblement. De telles marches d' approche sont bien faites pour dégoûter de l' alpinisme le malheureux grimpeur suant et soufflant parmi les pierriers croulants dont l' étendue semble n' avoir pas de fin...

Puis, tout d' un coup, l' horizon bascule. Une vaste houle de sommets, émergeant des glaciers étincelants, s' offre au regard et l'on oublie tous les désagréments subis jusqu' alors. Il ne reste plus que l' intense satisfaction d' être seuls pour saluer le Cervin et le Mont Rose dans toute leur gloire... et goûter avec plénitude ce je ne sais quoi qui flotte dans l' air léger, et que l'on ne trouve que dans les hauts-lieux point encore souillés par l' envahisse des touristes.

Revigorés par cette première récompense offerte à notre arrivée sur le contrefort, nous le suivons jusqu' à ce qu' il se perde dans une nouvelle pente d' éboulis. Plus nous irons vite, plus tôt nous en aurons fini avec cette corvée, aussi entamons-nous résolument ce pensum, encore plus désagréable que le précédent. Cependant les mauvaises choses ont aussi une fin. La pente se redresse petit à petit. La marche devient moins pénible, commence à ressembler quelque peu à de l' escalade, puis après une traversée vers la droite sur de grandes dalles rugueuses et faciles, nous débouchons sur l' arête proprement dite, à 4000 mètres environ.

Je ne crois pas que nous puissions oublier jamais l' effet de surprise qui nous attendait à l' arrivée. Un gouffre s' ouvrait sous nos pieds, dévoilant à nos yeux un cirque d' une splendide sauvagerie. Enserrant de trois côtés le glacier du Croissant, les hautes murailles du Grand Combin et du Combin de Chessette hissent très haut dans l' azur la couronne neigeuse de leur faîte. Au pied des parois, burinées par les couloirs et bardées d' une cuirasse de glace noire, le glacier étale son labyrinthe de séracs et de crevasses, jetant dans l' étroite ouverture une gigantesque cascade de glace où les jeux de la lumière et des ombres mettent des reflets d' émeraude. Effilée, aérienne, l' arête que nous devons suivre forme d' abord un grand gendarme et s' étire, fine crête neigeuse, comme un fil d' argent tendu entre deux abîmes. Puis se cabrant, soudain elle bondit en trois ressauts à la rencontre de la cime qui nous domine de quelque trois cents mètres.

Enthousiasmés, nous attaquons énergiquement le premier gendarme. Le guide conseille de tourner cet obstacle par la gauche. Ce n' est qu' assez haut sur la crête même de l' obélisque que nous accordons raison à cette prudente sagesse. Plutôt que de redescendre nous opérons une délicate traversée ascendante le long de dalles schisteuses aux prises rares et branlantes. Ce passage désagréable prudemment enlevé nous nous acheminons le long d' une belle arête de neige qui va se redressant peu à peu jusqu' à former un mur presque vertical. L' excellente qualité de la neige nous permet de maîtriser cet obstacle sans trop d' efforts. Puis la troupe neigeuse redevient presque horizontale et sa courbe elegante nous dépose, un peu anxieux, au pied du deuxième ressaut, rocheux celui-là, et dont le sommet culmine trente ou quarante mètres au-dessus de nos têtes. De loin cette muraille verticale semblait n' offrir aucun défaut; mais arrivés à son pied nous trouvons, légèrement à gauche de l' arête, la cheminée qui permettra de l' escalader. Le passage semble devoir être assez dur, aussi instruit par l' expérience précédente quant à la mauvaise qualité du rocher je me munis de deux pitons avant d' attaquer. Précaution superflue car aussitôt engagé je me rends compte que l' escalade sera superbe, point trop difficile, mais toujours intéressante et se déroulant sur une roche excellente. Par-ci par-là un peu de glace garnit le fond de la cheminée: juste assez pour corser la difficulté et me convaincre qu' en mauvaises conditions le passage doit être très difficile. Mais au cours de cette magnifique journée la montagne et moi-même sommes en bonnes dispositions, et cette harmonie produit une ivresse délicieuse. Places avec précision, les mains et les pieds œuvrent à créer un rythme qui délivre le corps de cette pesanteur dont il souffrait le long des interminables pierriers. L' esprit, tout entier occupé à diriger cette création, ignore le vide qui bée sous les semelles et perd toute notion de temps et d' espace, n' ayant pour tout horizon que cet étroit pan de roche nue où il doit tracer un chemin pour le corps qu' il dirige.

La sortie me donne quelque peine. Des pierres branlantes forment un auvent auquel je n' ose me cramponner. Dans une tentative de sortir à gauche je m' étends, le pied gauche erre désespérément sur le roc lisse à la recherche d' un appui, et je maudis le sort d' avoir omis d' ajouter à ma taille les quelques centimètres dont j' aurais grand besoin. Etiré à l' extrême, je réussis à saisir du bout des doigts le bord de la dalle que je trouve arrondi et n' offrant qu' un pietre secours. En désespoir de cause et après avoir jeté un regard au gouffre où se balance mollement la corde, je saisis la pierre qui me semble la mieux cimentée par la glace et tente le rétablissement. Un peu haletant j' atterris sur une spacieuse plateforme, légèrement en contrebas de la crête, et ma compagne m' ayant rejoint nous faisons une petite halte.

Du haut de notre perchoir nous laissons errer nos regards le long de la paroi qui s' étend du Combin de Valsorey au Grand Combin, sombre muraille creusée de couloirs sinistres où se précipitent avec fracas les débris de cette gigantesque ruine. Au delà, éclatant de blancheur, le Mont Blanc, vieux monarque au front chenu, trône au milieu d' une tour brillante. Fermant l' horizon, vers l' est, le prodigieux rempart des grandes Pennines...

Nous arrachant avec peine aux délices de ce court arrêt, nous continuons en direction du sommet qui n' est plus très éloigné. Très aérienne et vertigineuse, l' arête offre une magnifique chevauchée au-dessus d' un vide fantastique. Rocheux d' abord, puis neigeux, son fil nous amène au pied du ressaut terminal. Mur de neige extrêmement raide, haut d' une quarantaine de mètres, ourlé d' une corniche. Un peu à gauche du sommet, cette corniche s' est effondrée, formant une brèche qui nous servira de porte de sortie. Une vire terreuse courant au pied de la courtine de glace nous permet de gagner l' aplomb du créneau. Suit une grimpée exaltante au-dessus d' un gouffre énorme. A mesure que nous nous élevons, la déclivité s' accentue et bientôt nous sommes accrochés à la pente comme deux mouches sur une paroi. Juste au-dessous de nous s' ouvre l' entonnoir d' un large couloir, au delà le regard se perd dans le vide bleuté et ne s' arrête que huit cents mètres plus bas sur le glacier de Sonadon. Mais nous n' éprouvons aucune crainte sur cette glissoire. Seulement une griserie enivrante, car la neige en excellent état offre une absolue sécurité.

Presque sans effort nous arrivons à la brèche. A droite et à gauche, la corniche pousse dans le vide sa superstructure audacieuse. Au milieu s' ouvre un chenal absolument vertical, même légèrement surplombant dans le haut. Tandis que ma femme assure les derniers pas qui nous donneront la victoire, je façonne avec précaution quelques degrés et m' élève doucement. Le bombement me repousse en arrière, mais déjà j' ai réussi à planter solidement le manche du piolet dans le névé sommital. Avant de quitter définitivement ce versant où nous venons de vivre des heures prodigieusement riches, je cueille au passage le dernier cadeau du génie des solitudes alpestres: entre les festons délicatement ourlés d' une corniche, un coin de ciel bleu est enchâssé, servant de fond à la silhouette du Mont Blanc encadré de glaçons. Une vague de brouillards, venus d' on ne sait où, efface cette ultime vision et, après un dernier rétablissement, j' émerge de l' abîme sur les douces ondulations du versant opposé.

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