Au Grand Muveran par l'arête de la Frète de Saules
Avec 2 illustrations ( 37, 38Par Henri Spycher -f-
Le 31 août 1947, l' auteur de ce récit, entraîné par un bloc de rocher, tombait de l' arête du Wildelsigen ( Balmhorn ). On a parlé d' un accident « fatal »; H. Spycher fut avant tout victime de son devoir. Sollicité de participer à une course à l' arête de Ferpècle, il renonça à la Dent Blanche parce qu' il s' était engagé à conduire ses- camarades du club au Balmhorn.
Il ne posait pas à l' athlète, mais il révélait, dans les escalades, des ressources et des moyens insoupçonnés qui brisaient les difficultés. Et ceci peut surprendre: écolier, ses compagnons de classe devaient parfois l' aider à porter son sac, trop lourd pour ses épaules.
Peu préoccupé de laisser à la postérité le récit de ses exploits — la montagne n' était pas pour lui un terrain de sport —, il prit rarement la plume. C' est à ma demande expresse et insistante qu' il avait bien voulu consentir à raconter la première ascension intégrale du Grand Muveran par le « fil » de l' arête sud-ouest, dont le brouillon a été retrouvé dans ses papiers.
Le Grand Muveran! Voilà bien un de ces sommets qui, très en vogue auprès des générations qui nous ont précédés, semble ne plus offrir grand attrait aux grimpeurs d' aujourd; et pourtant cette cime réserve une des plus belles escalades des Alpes vaudoises. Sa masse imposante remplit tout le fond du Vallon des Plans et, lorsque vous montez du Bévieux à Pont de Nant, sa tête chauve et ridée, colorée par les rayons du couchant, attire irrésistiblement les regards. Du sommet, son arête sud-ouest court d' abord presque horizontale, puis tombe brusquement, en quelques ressauts très abrupts, sur la Frète de Saules.
Vu d' ici, ce puissant bastion semble imprenable, et les premiers grimpeurs qui osèrent s' y attaquer firent preuve d' un bel esprit d' entreprise, cela à une époque où l'on ignorait tout des méthodes modernes d' escalade. C' est, en effet, en 1908 déjà qu' Oscar Hug, Casimir de Rham et H. Paschoud réussirent la première ascension. Après avoir surmonté le premier mur à pic, ils furent arrêtés par un deuxième ressaut plus rébarbatif, qu' ils tournèrent en faisant un vaste crochet dans la face sud. Un quart de siècle s' écoula sans rien apporter de nouveau. L' itinéraire d' Oscar Hug fut repris une ou deux fois, puis quelques jeunes suivirent l' arête en sens inverse, à la descente, se laissant couler le long des parois au moyen de la corde de rappel, mais personne n' avait tenté de forcer le ressaut supérieur.
1er septembre 1945. Il fait beau, presque un temps d' automne. Une lumière déjà très adoucie joue sur les flancs de ces montagnes que nous aimons tant, dont elle dessine le relief avec une extraordinaire netteté. En montant, Die Alpen - 1948 - Les Alpes12,.
A. Balissat et moi, dans le petit tram vétusté qui doit nous conduire cahin-caha jusqu' au Bévieux, nous rencontrons quatre camarades de Lausanne: P. Hirschi, Gorgiat, Ramel et Patthey. Et tout de suite les questions se croisent: « Où allez-vousAu Grand Muveran. Tiens, nous aussi. » Il n' est pas même besoin de préciser; nous savons que c' est l' arête de la Frète de Saules qui nous attire, et que nous ferons la course ensemble.
La montée à la cabane Rambert semble parfois ennuyeuse, mais auj oud' hui, je ne sais pourquoi, c' est avec plaisir que nous crochetons les innombrables lacets du sentier. La perspective de faire une belle grimpée le lendemain y est certainement pour quelque chose. Nous arrivons avec la nuit au refuge qui connaît ce soir, à notre étonnement, une grande animation. Cette cabane vénérable — elle date de 1895 — présente cet avantage que ses paillasses sont très dures; ainsi, le matin, le lever n' est pas trop pénible. Malgré cela, nous ne partons qu' à 6 h. 30, car un des attraits de cette ascension, c' est qu' il n' y a presque pas de marche d' approche. En moins de vingt minutes nous sommes à pied d' œuvre, à la base de l' arête qui, durant près de cinq heures, va engager toutes nos forces et notre attention et nous enthousiasmer par sa magnifique escalade. Arrivé là, Patthey doit se rendre à l' évi que son genou, qui le chicane depuis quelque temps, refuse de lui fournir les services qu' il en attend. Il a beau sacrer et invectiver, rien n' y fait; et dans ces conditions, bien que tout désolé, il renonce à continuer.
Nous ne sommes donc plus que cinq, en deux cordées. Grâce à Hirschi, qui a déjà effectué la première partie de cette ascension et connaît bien le terrain, nous ne perdons pas de temps à chercher le cheminement, qui est du reste assez simple. Il faut suivre l' arête en se tenant toujours légèrement sur le versant valaisan. Dès le début la varappe s' avère intéressante et assez difficile. D' abord une traversée horizontale sur la droite, puis la grimpée reprend, droit en haut. Je suis en queue de la deuxième cordée, j' ai tout loisir de regarder grimper mes camarades et d' étudier la meilleure façon de surmonter les obstacles avec le moins d' efforts possible. Le rocher est bon, nettement meilleur que ce à quoi l'on pourrait s' attendre au Muveran. Les prises sont franches, et parfois même la roche est très coupante.
Après l' escalade de ce premier bastion, nous arrivons sur un replat, puis une cheminée nous amène sur une large vire couverte de rocs brisés. Enfin, par un couloir facile, nous atteignons la petite brèche au pied du dernier ressaut sérieux de l' arête. Les caravanes précédentes ont tourné cet obstacle par la droite et rejoint la crête au-dessus par une grimpée délicate dans du mauvais rocher. Il n' est que 9 heures, nous avons donc suffisamment de temps devant nous pour tenter une escalade directe.
La partie s' annonce sérieuse. A un premier mur vertical succède une vire montant vers la gauche, déversée et très exposée, car elle domine un vide impressionnant. Il semble qu' après ça doit aller mieux, mais pour ce qui vient ensuite nous en sommes réduits aux suppositions. A gauche, il y a bien une cheminée, mais l' abord en paraît aussi malaisé que la vire elle-même, et nous laissons de côté cette solution hasardeuse. Pour ce passage, nous faisons cordée commune, avec Hirschi comme leader. Il part, portant autour des reins une véritable ceinture de pitons. Avec toute cette ferraille, il faudra bien qu' il passe. Au début, le rocher est délité, mais il s' améliore par la suite. Notre chef de cordée atteint assez facilement une sorte de niche, point de départ de la vire précitée. Après plusieurs essais infructueux, il réussit à planter un piton qui lui permet de s' aventurer avec plus de sécurité sur la vire, clé de l' ascension. Il avance, agrippé à de minuscules saillies, tandis que d' en bas nous le suivons anxieusement des yeux et constatons avec satisfaction qu' il progresse lentement mais sûrement. Encore trois pitons d' assurage, et il semble avoir passé les plus grosses difficultés. Gorgiat, très optimiste, lui prodigue des encouragements de sa bonne grosse voix. « Tu verras, après, vers ces prises, ça ira tout seul. » Notre ami disparaît; nous entendons des coups de marteau, puis au bout d' un moment de suspension anxieuse arrive un ordre: « Le suivant peut venir. » Gorgiat s' engage à son tour et rejoint assez rapidement le chef de cordée.Vient encore une cheminée oblique, mal commode, puis quelques rétablissements plus faciles, et enfin une joyeuse yodlée nous apprend que le ressaut est vaincu. Bravo! Paulet, tu as bien travaillé! Il a fallu cinquante minutes pour forcer ce passage d' une quarantaine de mètres. Le reste de la caravane suit; le dernier peut récupérer tous les pitons.
De là au sommet l' ascension reste intéressante. De grandes dalles, où l' adhérence des semelles Vibram est remarquable, sont entrecoupées de petits murs parfois assez délicats à franchir. A mesure que nous avançons, nous constatons aux nombreuses traces de clous que nous sommes de nouveau en terrain connu et fréquemment parcouru. Ail h. 30 nous touchons le sommet.
Quelle détente, quelle douceur dans les moments passés là-haut après cette lutte âpre et franche. Tant de choses que nous ne savons exprimer... La vue est splendide; tous les géants des Alpes sont là.
Puis c' est la descente rapide et facile vers la plaine.