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Autour de la première ascension du Mont Blanc

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par C. E. Engel

On sait quel imbroglio a compliqué l' histoire de l' ascension du Dr Paccard avec Jacques Balmat. En travaillant dans les archives d' Horace Benedict de Saussure, j' ai trouvé quelques documents qui précisent les faits et que les descendants du naturaliste, MM. Jacques et Raymond de Saussure, ont la grande amabilité de m' autoriser à publier.

Les faits élémentaires sont les suivants. Le 8 août 1786, le Dr Paccard et son guide Jacques Balmat arrivent ensemble, à 6 h. 23 de l' après, au sommet du Mont Blanc. Us ont été suivis au télescope, depuis la vallée, par deux seigneurs allemands, le baron von Gersdorf et le baron Meyer zu Knonow, qui font le croquis de leur route; le lendemain, ils vont voir Paccard, qui, les yeux enflammés par la réverbération de la neige, garde la chambre, et ils remettent au jeune homme un certificat. Von Gersdorf était un ami de Saussure; c' était ce dernier qui lui avait conseillé de se rendre à Chamonix au cours de son voyage en Suisse.

Balmat part pour Genève, accompagné par un guide de la vallée, François Paccard, cousin du docteur. Il avertit Saussure et Bourrit du succès de son ascension. Il est à remarquer que Saussure ne lui demande pas ses impressions de montagne, alors qu' il notera soigneusement, quelques jours plus tard, celles du Dr Paccard. Les deux barons allemands regagnent Genève et voient également Bourrit. Le 12 août, ce dernier écrit à H. B. de Saussure une lettre inédite jusqu' ici, et que j' ai retrouvée dans les archives de Saussure 1.

1 Dossier intitulé Notes pour les T. III et IV. Je corrige l' orthographe de Bourrit, qui est inénarrable.

« 12 août 1786. Monsieur, MM. les barons de Meyer et de Gersdorf de la Haute Lusace, sont arrivés de Chamonix avec la nouvelle que le médecin Paccard et Jacques Balmat des Pèlerins sont parvenus mardi dernier x sur la cime du Mont Blanc.

Lundi dernier, ils prirent leur chemin pour la Montagne de la Côte où ils couchèrent et mardi à 4 h du matin ils furent en route le long du grand glacier qui domine le Taconnaz et le Bosson, et qu' avaient tenu les ci-devant entrepreneurs du Mont Blanc. Cet endroit leur a donné de grandes peines, et il leur a fallu traverser bien des crevasses. Arrivés dans le grand vallon 2, ils se sont tenus et ont continué à gravir les jambes dans la neige, mais arrivés sous le sommet du Mont Blanc, ils ont tiré à l' Orient où les neiges se sont trouvées fermes et la pente jusqu' à la cime peu raide, et ils y sont parvenus à 6 h du soir. MM. les barons et les personnes du Prieuré les ont constamment suivis avec des lunettes et ils les ont vus sur le sommet pendant une demi-heure. Le froid leur a paru excessif. Le thermomètre y était à 6° sous 0 et leurs vivres étaient gelés dans leurs poches. Ils ont eu les mains à moitié gelées 3 et au moment du départ des barons, elles étaient sans sentiment.

Ils ont pris leur descente à 7 h. et, éclairés par la lune, ils ont continué leur marche toute la nuit et sont arrivés au Prieuré mercredi à 8 h du matin, les yeux prodigieusement enflammés et le visage très brûlé. Ce Jacques Balmat est le jeune homme qui, dans la dernière tentative, s' était égaré sur le Mont Blanc, où il avait été forcé de passer la nuit4.

M. le baron de Meyer a fait le dessin du Mont Blanc et de leur route, dont je vous envoie un crayon 5.

Si M. Paccard vous fait parvenir une relation, que vous voulussiez m' en permettre la lecture, vous m' obligeriez, puisque je suis résolu à tenter la même entreprise et de mon côté, si j' en reçois une, je vous la communiquerai. Je viens de recevoir une lettre de Pierre Balmat qui m' annonce la même chose.

J' ai l' honneur d' être très respectueusement, Monsieur... Bourrit » Le texte est précis, exact, conforme aux autres renseignements reçus par Saussure. Bourrit n' a encore commencé ni à trahir les faits, ni à exciter Balmat. Saussure, averti par Jean Pierre Tairraz, dès avant l' arrivée de la lettre de Bourrit, part pour Chamonix le 18 août. Il cherche tout de suite Paccard, apprend qu' il vient de retourner en montagne. Il réussit ensuite à le rencontrer, règle différentes questions, concernant des observations baro- 1 Le 8 août.

2 Le Grand Plateau.

3 Paccard dira à Saussure quelques jours plus tard: « ( Paccard ) continua d' assurer que l' encre de son écritoire était gelée dans sa poche, de même que de la viande rôtie que le guide avait dans son sac. Il croit avoir eu la main gelée... Sa main était noire et insensible. Il dissipa cette noirceur en la frottant avec de la glace. » Cité par D. W. Freshfield, Saussure.

4 Le 8 juin 1786.

5 Reproduit dans Dübi ( Paccard wider Balmat ) et E. H. Stevens ( An attempted reconstruction of Dr. P' s lost narrative, A.J. 1932 ).

métriques qui doivent être faites dans la vallée, puis part pour le Mont Blanc. Mais le temps change, l' ascension échoue et il faut redescendre à Chamonix. Le 22 août, le naturaliste soupe chez les Paccard et, de retour à l' hôtel, il note avec minutie le récit de l' ascension, tel que le jeune médecin le lui a fait. On en connaît le texte, qui a été publié par D. W. Freshfield.

Quelques jours plus tard, Saussure, rentré à Genève, donne un résumé de ce récit dans une lettre à Jean Armand Tronchin, ministre de la république de Genève à Paris. Et ces lignes permettent de détruire définitivement une autre légende qui s' attache à la première ascension du Mont Blanc: l' état d' épuisement dans lequel Paccard serait arrivé au sommet.

« Genève, 8 septembre 1786.

... J' eus le regret le plus vif du retard de ces instruments \ parce qu' au moment où je devais les recevoir, je me disposais à gravir au sommet du Mont Blanc, où ils devaient me servir à des observations importantes. Je m' acheminai cependant sans eux; je suis allé à Chamonix, mais j' ai attendu là inutilement pendant quinze jours que le temps me devînt propice; il n' a presque pas cessé de pleuvoir et il est enfin tombé sur les hauteurs une quantité considérable de neiges nouvelles qui rendront à ce que je crois l' accès de la montagne impraticable jusqu' à l' été prochain. Vous aurez peut-être appris, Monsieur, qu' un jeune médecin de Chamonix nommé Paccard et un jeune cristallier de la même vallée parvinrent le 8 du mois dernier à la cime de cette montagne que l'on avait jusqu' alors vainement tenté d' escalader. Et ce qu' il y a de singulier, c' est que la route par laquelle ils y sont parvenus est précisément celle que l'on avait tentée la première et celle qui paraît la plus accessible depuis la vallée de Chamonix. Mais ceux qui l' avaient tentée y étaient allés avec trop d' ardeur. Ils s' étaient épuisés de fatigue au début, et avaient ensuite éprouvé des défaillances ou des assoupissements qu' ils attribuèrent à l' air renfermé du grand vallon de neiges et de glaces que l'on suit dans cette route. Le Dr Paccard, au contraire, s' est beaucoup ménagé dans toute sa course. Il reprenait haleine d' abord à tous les cent pas, et sur la fin à tous les quatorze et ainsi il s' est soutenu jusqu' à la fin. Il est vrai que quoiqu' il fût allé coucher au haut des rochers les plus élevés, il lui a fallu depuis là 14 heures % de route pour arriver à la cime, d' où il fut obligé de repartir presque aussitôt, et de revenir de nuit au travers des plus grands périls. Pour diminuer un peu ces difficultés, j' ai fait construire un gîte dans ces rocs isolés au milieu des glaces, à peu près à moitié chemin depuis l' entrée du glacier. Car il faut absolument que je couronne par là mes travaux sur les montagnes 2. » Entre temps, Bourrit a établi ses plans et, le 20 septembre, il lance l' at contre Paccard, son heureux rival. Il publie une Lettre sur le premier 1 Des instruments de physique commandés en Angleterre et retenus à la douane à Calais.

2 Bibliothèque Publique et Universitaire de Genève. Archives Tronchin 347, III, pièce 39, inédit.

voyage fait au sommet du Mont Blanc le 8 août dernier, texte perfide et adroit où il commence sa campagne de calomnies 1. Quatre exemplaires se trouvent dans les archives de Saussure, dans le même dossier que les lettres de Bourrit. Ce pamphlet, du fait de la réputation de son auteur, est reproduit un peu partout. Saussure proteste contre tant de mauvaise foi, et l' Historiographe des Alpes lui répond dans la lettre suivante:

« Ce mercredi 11 ( Octobre ). 8 h 2. Monsieur, Je suis parti pour Sallanche mercredi dernier et vendredi par un temps superbe je suis monté à la Chavanne de Dorant...

En revenant à Bonneville, j' ai eu dans mon auberge la visite de l' inten M. le baron de Garnier d' Alonzier, qui m' a invité à dîner chez lui. Il m' a montré un ordre de S E M. le chevalier de Tarin, gouverneur de la Savoie, par lequel le guide de Chamonix François Paccard 3 est condamné à subir une prison de trois jours à la Bonneville pour l' insulte qu' il m' a faite par la calomnie qu' il a répandue contre moi. Ayant su que les archers étaient montés pour le prendre, j' ai sollicité sa grâce et obtenu qu' il n' aurait qu' une détention au corps de garde de 24 h. Il a dû arriver à Bonneville lundi soir.

J' ai quelques objets d' histoire naturelle que l' intendant m' a donnés et que je vous montrerai.

Je suis, Monsieur...Bourrit.

P. S. M. Amauri, inspecteur des routes, qui était au dîner de M. l' In, m' a appris une chose examinée. Il m' a dit qu' ayant consulté Jacques Balmat, celui-ci ne lui avait pas dit, qu' il fût positivement monté sur la dernière sommité du Mont Blanc, mais à peu près *. Cependant, MM. de Gersdorf et Mayer assurent qu' ils avaient vu les voyageurs découper la cime; j' ai dû croire qu' ils y avaient été. Mais depuis le rapport de M. Amauri, j' ai réfléchi que la sommité où ils étaient et que l'on voit du Prieuré pourrait bien n' être pas la dernière. Chamonix est bien près des bases et il se peut que ce que l'on voit de cette ville soit une saillie du Mont Blanc sans être sa dernière sommité — car du Brévent on la voit s' étendre au-delà. A Monnetier, par exemple, lorsque du village l'on veut monter au Grand Salève, l'on ne saurait voir les arbres du sommet, l'on ne voit que les champs et les pâturages 1 La question est exposée en détails par Dilbi ( op. cit. ), E. H. Stevens ( op. cit .) et C. E. Engel ( Le Mont Blanc, route ancienne et voies nouvelles ).

s Octobre est le seul mois où le 11 tombe un mercredi. D.W. Freshfield, dans sa Vie de Saussure ( p. 195 ), fait allusion à cette lettre, mais la date qu' il donne, « 11 Août », est inexacte. H. F. Montagnier, qui a dépouillé le manuscrit, a pris le 8 de « 8 h » pour la date, août. Le 11 août était un vendredi.

8 Cousin du Docteur, frère de Michel Paccard, l' un des auteurs de la tentative de juin 1786, « un bon guider avait écrit Bourrit lui-même dans sa Nouvelle Description des Glacières ( 1785 ), peut-être le guide de Florian, d' après ce que ce dernier dit dans sa nouvelle Claudine. François Paccard avait dû injurier Bourrit, au sujet du rôle qu' il jouait à Chamonix en calomniant le Dr Paccard. Les Paccard formaient un clan.

4 Peu probable: Balmat aurait-il avoué, même pour disqualifier son rival, qu' il n' avait lui-même pas de droits à la récompense promise par Saussure au vainqueur du Mont Blanc?

qui sont découpés par le ciel. Ce n' est qu' en approchant du sommet que l'on découvre les dits arbres. Dans la plaine, en approchant de Veyrier, les arbres fuient aussi et on ne les voit plus. Les rochers horizontaux bordent le ciel. Cependant, vous savez qu' il y a loin de ces rochers aux arbres. Ce serait plaisant que M. Paccard en eût imposé! Balmat m' a dit que le docteur lui avait offert un écu neuf pour le payer de l' avoir conduit au Mont Blanc et qu' il lui avait répondu: ,Je ne vous ai pas conduit ni pour 6 livres, ni pour 20, ni pour 50; gardez vos 6 livres 1! ' Mon ami Bérenger 2, qui doit imprimer la description du sieur docteur, a trouvé ce qu' il lui en a montré ridiculement écrit et lui faisant observer tel ou tel articles, le docteur lui a répondu d' un ton tranchant: cela doit être ainsi 3. A Lausanne, le Dr a fait rire 4, et je tiens de gens dignes de foi qu' il s' attribue à lui seul la découverte du Mont Blanc et qu' il ne représente son guide que comme un homme qu' il a pris pour l' accompagner s et lui porter les provisions. Ce sont ces choses et tout ce que Balmat m' a dit qui détruisent les prétentions du Dr qui m' ont fait mettre la main à la plume et publier la lettre qui est imprimée. Justice et vérité me conduit dans cela.

C' est Balmat qui m' a dit que Paccard ne voulait plus marcher, c' est le baron de Gersdorf qui m' a dit avoir vu d' abord un seul homme monter le Mont Blanc et en descendre et qu' l heure après il vit les deux hommes s' y acheminer ensemble. Le fait est donc bien certain8. » Saussure doit faire observer à Bourrit qu' il était impossible de soutenir sérieusement que les deux hommes n' avaient pas atteint le sommet: Bourrit, qui avait vu ce dernier depuis le Brévent, le Cramont, le Buet, devait comprendre que sa comparaison avec le Salève ne tenait pas debout.

1 Paccard, dans son journal, note: « J' engageai Balmat comme ouvrier » et, dans le certificat qu' il se fait délivrer par Balmat: « Il ( Paccard ) me remit un écu neuf que M. de Gersdorf lui avait donné pour moi » ( cf. Dübi et Stevens, op. cit. ).

2 Jean Pierre Bérenger ( 1737-1807 ), célèbre publiciste politique genevois. Très lié avec Bourrit. Ils vont ensemble à Chamonix ( cf. Nouvelle description des Glacières ) et c' est d' après lui qu' est baptisée la Pierre à Bérenger, gros bloc erratique de la moraine gauche de Talèfre. Ils font ensemble le Buet et différentes courses. Bérenger devait éditer une Collection de tous les voyages faits autour du monde ( 1788 ) en 9 volumes et plusieurs ouvrages de géographie. On comprend que le travail de Paccard ait pu l' intéresser. Bourrit, dans un éloge de Bérenger ( B. U. P.manuscrits, supp. 980 ) dit de lui: « Ses vertus étaient douces, ses mœurs pures, il ne refusa jamais de rendre service »: dans ce cas particulier, ce fut malheureusement à Bourrit qu' il rendit service.

3 On voit l' un des moyens pour supprimer le manuscrit.

4 Bérenger travaillait pour la Société Typographique de Lausanne. Paccard avait aussi des rapports fréquents avec Lausanne.

6 C' est effectivement ce qui s' est passé. Le Docteur n' avait évidemment pas découvert le Mont Blanc, mais bien la route.

e Les deux seigneurs ont justement témoigné du contraire: « Nous avons vu de nos lunettes M. M. G. Paccard arriver avec son guide au sommet du Mt Blanc » ( cf. Dübi et Steyens ).

( A suivre )

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