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Badile

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 5 illustrations ( 111-115Par Betty Favre

JeunesseFruits verts... Ne rien dire des fruits défendus. Temps d' ignorance; -leur jeunesse. Sortir du Pays d' Enhaut à la façon des taupes de la terre et partir!... Découvrir avec des yeux neufs. Ainsi pour le Val Bregaglia. Devant eux quinze jours de vacances et leur enthousiasme, camper. Albigna, la Fiamma, Cima del Largo, Bacone, Cacciabella. Jets de granit... Musique des noms. A la manière du vent - quand il remonte les pentes, impétueux, sauter de pierre en pierre, les garçons avec des sacs de trente-cinq kilos. Passer le couloir de la Cacciabella, serrés dans les brouillards, sous l' orage.

Symphonie de l' Alpe. Accords! Vent, rafales chargées de neige... Soupirs, roulements, gémissements; Cinglés, rincés, incorporés à cette partition. Arriver à la cabane Sciora.

Nues, rebondies des culottes, des panses s' encadrent, barrant le seuil: cabane réservée! Séchoir, plafonds de chemises, caleçons, chaussettes, tentacules dans les courants d' air. Sur les couchettes où ils se sont jetés, ronflements réguliers - inoubliable et double lignée d' orteils... AdieuDans nos sacs de couchage nous passerons la nuit face au Badile.

Cette arête! trait pur dans la nuit!

Au matin, départ pour l' Ago. Elle, séduite, dirige ses désirs vers l' arête nord du Badile.

- « C' est trop difficile pour nous », disait Louis, soixante mètres avant de pouvoir poser les deux pieds. Ses cheveux se dressent, ses yeux s' écarquillent, mais elle ne trouve rien à redire - sauf répit - elle s' obstinait; Louis s' impatientait... Désir et raisonnement s' affrontaient... Elle considérait la lutte.

On la voyait passer sur le visage, épaulée, descendre à la hanche et pan... le névé recevait un nouveau coup. Pareille au trou qui laisse fuir l' eau d' un broc, apparaissait la possibilité de quitter Sciora sans y grimper. L' idée envahissait le camp, désespérante: « L' arête nord est facile », s' écrie pour chasser ces ténèbres. Ces mots, qu' un ricanement puis le silence avaient culbutés dans la moraine... Ernest et Louis n' y croyaient pas; leur tête offrait l' image des condamnés qui ont accepté leur sort. Inconcevable! Penser le Badile irréalisable.

Rôder autour de la cabane. Scruter des visages; rechercher quoiUne puissance veillait...

Ainsi elle fut informée qu' un guide partait avec deux clients. Révélation... Dès lors qui pourrait entraver la victoire? GagnéII était temps.

Réconciliés; la montagne est belle! plus grande à contre-jour et plus sombre. Des arguments éclairés de facilités se posent, allègrement, sur l' échiné convoitée. Demain!... Et tout apparut merveilleux. Dîner sur un carré de gazon, débordants d' un délicieux mélange de joie et d' inquiétude... Demain!

L' arête nord Le matin n' a pas effacé les étoiles que déjà ils courent pentes et éboulis. Larges failles, le glacier haché; « II Viale », corridor de verdure, des dalles et encore des dalles. Ernest attaque un pan de tuiles et peu après - étonnement - une terrasse occupée par deux jeunes Italiens. Ils ont le geste qui embrasse, la chevelure noire, naturellement bouclée, ils emmêlent et démêlent - nous emmêlons, mélange des langues... Rires qui cascadent, rires qui remontent les dalles, jeunesse.

Au pied du ressaut, un guide et ses clients s' élèvent solennellement sur le névé qui permet d' éviter les premières difficultés. Ils arrivent. Alors commence la danse Badile à même le granit, grenu, hérissé de lichens, rigides et noires dentelles pétrifiées; elles coupaient sans pitié mes doigts; translucides à l' abri des roches - ramalines du Badile.

Il est des yeux pour voir, ni prisonniers, ni encordés. Un regard coule, glisse, s' envole et neuf cents mètres de dalle suscitent le frisson du désir. Eve convoitait... traçait la route sur la face nord-est. Vanitéô vanitéles yeux des hommes l' ont dit. Modestie...

En attendant, elle se pénètre de la face. Une voix, partie de l' arête, saute dans l' atmo, reste en suspens! Vibration agréable... Cinque metri. Le second des Italiens annonce au premier ce qui reste de corde entre eux. Due metri, reprend la voix qui chante les longueurs de corde. Corps de ballet; dans le ciel les hommes se meuvent; les pieds, les doigts effleurant l' éperon - balancement continu, rythmé pour chacun par une musique intérieure et scandée, suivant les modulations de l' Italien qui reprend - « Due metri. » Ainsi jusqu' au sommet.

Triangle de métal amarré au Badile - menace dans le ciel. L' euphorie qu' engendre mille mètres d' escalade se troublait à la vue de l' étrange obélisque. Deux alpinistes italiens, Molteni et Valsecchi, périrent d' épuisement après avoir escaladé la face nord-est. Mais aussi, ce même jour, la victoire de Cassin. Riccardo Cassin, le meilleur varappeur du monde.

L' évidence de notre intérêt pour la célèbre face n' avait pu laisser indifférents deux alpinistes du pays de Cassin, qui venaient d' effectuer l' ascension de l' arête nord. « Venez avec nous à Gianetti. » C' était en 1943. Les frontières étaient gardées. Le soir on voyait -silhouettes sur le ciel - le fusil à l' épaule, les alpini. Mais pouvions-nous résister à pareille tentation?

Nos nouveaux amis redisent pour nous l' histoire de la face NE: héroïsme des uns -mort des autres, et l' inquiétante paroi allait tourmenter subconscient et conscient... Déjà nous étions harcelés par le désir de l' escalader; tant il est vrai que certaines montagnes ont un pouvoir merveilleux - magique - et nous n' échapperions point au sortilège qu' avait jeté sur nous le Badile. Cassinsuivant la méthode de la foudre tirant sur les cheveux, Cassin et le Badile nous poursuivirent par le faux Trubinasca.

Les années passent; mais toujours et encore, Cassin et lancinante la paroi nord-est du Badile. Hélas! nous avions omis d' en instruire le destin et ce n' est que six ans plus tard qu' enfin nous pouvons penser à Sciora. Entre temps, le fameux guide Gaston Rébuffat, puis d' autres, avaient « refait » la face.

1950 Solitaire; sagesse. Torse immense à la base duquel - dans l' aube de ce matin, les pieds sur une dentelle en glace, j' étais semblable à une virgule posée sur une page blanche.

Devant moi, pareille dans sa continuité au grand point d' interrogation, la ligne d' ascen - la voie Cassin.

Déchéance et grandeur; qu' étais venue chercher sur l' immensité de tes dalles, majestueux Badile? Avais-je besoin d' une mesure telle que toi pour éprouver la vanité de mes désirs qui s' accrochaient à tes muraillesAbsolu et libération... Dédoublement. Ma soif d' éternité s' est apaisée là. N' être plus rien; une poussière dans le Badile. Ainsi les fruits mûrissent d' un coup. Gravir le Badile et cueillir ses pensées, les problèmes retournés -élucidés. Choses certes agréables, dont la complexité dépassait le moment.

Aujourd'hui, les mains pleines, le Badile escaladé, la question se pose à nouveau; le problème revient. Alors, il faut aller ailleurs, vers d' autres faces, d' autres éperonsessayer de retrouver le fil perdu.

Apparente tranquillité qu' ont choisie les projectiles pour partir du sommet; les sacs s' enlèvent prestement; les cailloux pleuvent. Petits hommes, ce n' est qu' un avertissement.

Ciel trop bleu... Mains au granit froid, humide, ensablé, lisse sans l' être, du granit lavé. Sonder le mystère d' une puissance Badile enfoncée dans le glacier - sombre racine; toiser l' étrange montagne et assaillir sa face nord-est.

Perception des choses à venir, peur des projectiles; aller vite. Ecrire sa voielire sur la pierre le message Cassin et plus récent celui de Rébuffat. Escalader quelque chose d' arrondi, jaune, qui vient sur nous, pour se retrouver sur une terrasse et devant soi: le premier dièdre.

Le dièdre passé; autre système; fil continu à même la pierre qui ramène au-dessus du point d' attaque. Ravis, entrer dans une faille - vraie bouche de pierre; s' arrêter.

En sortir pour tout de suite embrasser le premier cordon de surplombs; les pieds, les mains contre la roche, dans les ficelles, résister aux plafonds. Sauvagerie du Badile! Recouvrer étriers et mousquetons - cliquetante, lourde ferraille. Réjoindre, restituer.Reprendre au Badile les attributs dont elle s' embellit... dont on pare à nouveau la voie Cassin.

Suivant toujours le fil conducteur des devanciers, se retrouver au pied du premier bivouac et prendre la décision d' y grimper, penser à Cassin découvrant la voie à suivre. Prodigieuse la vue d' ici - ce ne sont que dalles fuyantes. On aimerait, devant l' envol, l' audace de l' itinéraire, crier, « Cassin, tu es fou ou alors tu es un dieu! » Fascinant dédale.

Lancer des coques d' aluminium en bas le Badile, rire, et tout à coup trembler avec le bivouac. Impétueuse, l' avalanche s' est élancée du sommet. Voir venir dans un fracas étourdissant, la neige, les blocs balayant la face; entrechoquements, jaillissement d' étincelles, rauques grondements... Tout s' écrasait au pied du bivouac, volait dans toutes les directions, dévalait vers le glacier. Ainsi disparaissent des hommes.

Parfum de poudre; un lourd nuage s' élève, hésitant au long de la muraille; ivresse de la vie, respirer... Tandis qu' à Sciora on s' est signé. Quitter le réceptacle, toute frayeur oubliée et s' en aller... Suivre une traversée - cassure d' où suinte l' eau - nourriture des fleurs épanouies. Des dièdres et encore des dièdres.

Le Badile s' entend à surprendre, à étonner. En arrière, décor du spectacle, orages, préparez-vous. Hommes, prenez les anneaux blancs des cordes, laissez-les aller... Re-prenez les anneaux. Avancez vers ce parterre fleuri, sur ce dallage lisse et gris que les neiges disparues ont modelé. Parmi les innombrables touffes jaillies des fissures, des trous où le vent, dans l' un de ses remous, avait jeté pêle-mêle les graines - confettis de sa joie. Ces touffes de renoncules des glaciers, blanches, bordées de rouge, d' un rouge foncé virant au brun, d' une vivacité extraordinaire, ici semblables à des folles - désordonnées, trop grandes, trop vivantes. Orgie.

Ils avancent, recueillis, leur joie écrite sur le visage, avec une sorte de terreur de rompre un équilibre ou peut-être le grandiose des froids silences de cette cathédrale. Par quelque sortilège ils étaient devenus les religieux de cette montagne.

Premier bivouac Rébuffat. Ici, les dalles s' inclinent pour prendre un nouvel essor.

Les nuages semblaient danser d' étranges danses; les hommes préparaient le bivouac. Les lumières qui venaient là par ricochets sur l' arête nord augmentaient l' invraisemblable qui se collait partout. Coiffés d' un triangle de ciel, couchés au pied de la muraille, ils ont vu quelques étoiles; puis la lumière a été escamotée, le ciel a noirci, la montagne s' est assombrie.

- Un vent fou et chaud s' élevait au long de l' immense muraille, hurlant sa rage au torse immuable. La foudre, en boules vertes et bleues, roulait, descendait l' arête nord. Ce vent qu' on entendait gémir, les nuages ivres de vitesse, ajoutaient au spectacle des éclairs illuminant le pays. Longtemps nous avons regardé.

Alors, n' être plus rien, une poussière dans le Badile.

Au matin, étrange effervescence - que d' agitation! On ne sait quoi vous fait aller vite l' effervescence d' avant les tempêtes. Ernest n' a pas fait une longueur de corde que l' orage éclate; une trombe de grêle s' abat et pendant deux heures la violence des éléments déferle. Le Badile est blanc, ruisselant, les prises semblables à des poches de tablier d' enfant, rebondies en l' occurrence de grêlons. Midi. Devant ce ruissellement continu, ils sont battus, la mort dans l' âme il faut envisager la retraite. Aux acrobates en pleine forme, différentes possibilités s' offrent. Mais quitter le Badile est terrible; être un chien et à tous les échos hurler sa peine. Les heures passent - l' heure décisive est là. Visant, du premier bivouac Rébuffat, l' arête nord où il semble qu' un éboulement se soit produit, sous la pluie nous partons. Un pendule et nous nous retrouvons sur l' arête nord. Le Badile est blanc.

Saas Fura. Ce samedi, les cordées radieuses se préparant pour le lendemain font notre malheur plus grand. Il vaut mieux être seul dans la nuit et quand tout ce monde heureux est casé dans la petite cahute, à la manière des chiens s' approcher du feu, demeurer près de ce feu à veiller son demi-bonheur.

Adieuau revoir. Au volant l' énergie s' amplifie et les dangers de la route redoublent l' énergie. Débordants de puissance contenue, ils reviendront; déjà des plans d' attaque pleins de ruses s' élaborent contre les orages, la grêle, les chutes de pierres...

1952 Les tempêtes sont terribles, les hommes petits, les montagnes grandioses et la neige là-haut peut devenir très vite un épais linceul. Ce n' était pas suffisant pour nous faire renoncer. Alors ce poème de Beaudelaire revenait me hanter.

« Car c' est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité Que cet ardent sanglot qui roule d' âge en âge Et vient mourir au bord de votre éternité! » Sciora - soupirs des choses - tout repose. Nerveuse, je ne dors pas; dans quelques heures nous serons neuf alpinistes dans la face nord-est. Le premier mouvement de surprise passé... Renoncer? Ce mot lourd de sens effleure notre esprit. Non. Aucun ne veut céder sa chance, même avec la perspective de se faire assommer par les pierres que les cordées devancières auraient déclanchées. Nous sommes têtus, ou, inconsciemment, très sages! Le beau temps va durer quarante-huit heures. Chaque jour, des orages éclatent à l' improviste, venus d' où? Un nuage s' est posé sur le Badile, en un instant il noircit, puis blanchit la montagne, chasse soleil et alpinistes, et tout lé cirque de Sciora fait écho à cette colère qui roule et gronde. Bruit qui pénètre dans la cabane où tout le monde s' est réfugié. Ainsi, depuis huit jours.

Pour le moment les grimpeurs de la face nord-est, alignés sur les paillasses, dorment comme de jeunes chiots - enfermant un même rêve; ils se tournent, se roulent et font entendre des grognements satisfaits. Proies du sommeil, ils ne s' appartiennent plus.

Une fenêtre ouverte sur la nuit provoque la nostalgie que j' ai de l' espace heure. Perception d' un monde tourmenté, chaotique, mais désirable. En moi la mort, ou plutôt transformation: ne plus s' appartenir, être lié aux choses, seul, les yeux en dehors... Retrouver le fil perdu. Oublier ce besoin d' éternité qui, semblable à un vent de folie, sème le désordre...

Ò nuit d' avant ce jour... Nuage ourlé de lumière, nuage noir dans la nuit étoilée.

Sorties de la moraine, des voix ont percé le silence; trois cordées surprises par l' orage rentrent de l' Ago di Sciora. Qu' ont vu de là-haut, le temps était-il beau vers l' Italie?

Sur le mur entourant la cabane, on babille comme les oiseaux au bord d' un nid, frissonnants et les paupières lourdes du sommeil impossible à trouver. Nous sommes fous, mais royalement fous. Extraordinaire passion; elle a les ailes de l' espace, la grandeur des furies déchaînées et la mort même, surveillant la précision des gestes, manquerait au jeu.

Au matin, étrange réalité: le Badile était de pierre. C' était une masse énorme à escalader.

A suivre Hermann, notre porteur, sur un chemin qu' il semble bien connaître, nous ferons plus d' acrobaties sur les crêtes des moraines instables que dans la paroi du Badile; craignant à tout instant de le voir disparaître et avec lui notre sac.

S' encorder, répartir le matériel et, enfin!... Sentir la victoire! Rien ne nous ferait reculer. Les pieds sur l' étroite dentelle en glace, les mains au granit froid, mouillé, ensablé, jouir de ce bonheur qui est mien! Savourer cette joie acre et sauvage... Neuf cents mètres à grimper.

Le souvenir qui m' en est resté, tel un feu se rallume. Assaillir le Badile, s' élever, refaire cette partie de l' ascension. Entrer dans la faille, trouver les surplombs occupés par trois cordées, attendrefaire un sort aux longues grappes de muscat dont les grains luisent à l' ombre du mur. A notre tour. Pendant qu' Ernest et Louis attaquent, découvrir le mystérieux habitant de la face nord-est. Tout a commencé par un bruit suspect, inquiétant... L' habitant tirait à lui un papier glissé dans une fente. Prenant mon courage... tirer à moi le chiifon gris, qu' un autre tirait de son côté. Une dernière fois, tirer le papier, et se trouver... face à face. Poils lustrés, gris-clair, brillants, grandes moustaches noires, regards curieux, nullement effrayés - l' habitant de la faille: une jolie souris.

Surplombs, traversées, dièdres, dalles inclinées, puis premier bivouac Rébuffat. Dans le grand dièdre qui suit, les trois cordées échelonnées; six têtes au-dessus de la muraille dans un dièdre ascendant vers la droite. Echange cordial de salutations dans le Badile; on nous prie d' attendre un peu à cause des chutes de pierres. Nous en profitons pour prendre le thé. Faire durer le plaisir deux heures. Qu' il fait bon dans la face nord-est; l' air est frais; l' am peu à peu nous reprend. Le bruit des voix diminue et bientôt ne nous parvient plus. Seuls, enfin, seuls dans la grande muraille qui se redresse, colossale, et nous trois, le dos au vide, coiffés d' un triangle de ciel, prenant le thé et surveillant d' éventuels projectiles. Tout doit finir; il faut se secouer, se faire violence pour continuer; mais dès l' attaque du dièdre brun, chaud par sa couleur; la folie de l' escalade revient.

Grimper, grimper encore; les dièdres, les fissures, les cassures; aborder un surplomb noir, devenu très noir parce que le ciel lui aussi, tout à coup, est sombre. Il pleut! La pluie se change en affreux grésil dur et froid. J' envie Louis et Ernest sous le surplomb devenu gluant.

Déchirement bien connu - j' ai frémi - l' avalanche est partie sur la droite du couloir. Nous ne devrions rien risquer, aussi c' est avec horreur que je vois venir, droit sur moi, ce projectile téléguidé d' une façon abominable. « Louis, que faire? » - Louis est prêt à me faire voler dans la face; Ernest regarde aussi l' inéluctable qui va s' accomplir. Alors! -échange de sourires - le projectile qui tombait sur moi ouvrit ses ailes. Un oiseau!...

Cinq heures. Coquille dans la face, le 2e bivouac Cassin. Nous aimerions continuer... Où serions-nous dans deux heures? Après l' orage, le temps semble vouloir se remettre au beau et devant l' incertitude de l' escalade qui vient - trouver un autre bivouac -. Nous restons là.

Passer une nuit au milieu d' une dalle aussi grandiose est certes merveilleux. Nous serions peut-être sortis au sommet, mais quelle chance d' être restés...

Le lendemain, nous avons tout le jour pour grimper, admirer, photographier. Il faut d' abord s' élever dans la longue cheminée dont le départ est une fissure déversant son eau près du bivouac; puis vient la célèbre traversée tout en haut de la muraille, les rappels pour descendre dans le couloir central, immense entonnoir, réservoir de projectiles, l' escalade délicate d' un monde instable et... le sommet.

Gianetti... et surtout... inoubliable, l' architecture de la face nord-est du Badile.

Désirable, le rêve d' escalader un jour le Badile courait devant moi. Maintenant, réalisé, les regrets de mes désirs s' attachent à ses murailles et m' obsèdent.

Refuge Gianetti. Ne dormirais-je jamais? Une musique insinuante s' élève, monte en moi, me pénètre, vibrante, harmonieuse Dressée sur ma couchette, j' écoute ce tango qui me transporte dans la nuit noire et pluvieuse au pied du Badile - Camini to. Le brouillard rôde autour de Gianetti, en longs panaches gluants se colle aux murs. Il pleut, il vente en tempête. Caminito. Le Badile appartient au passé; déjà de moi il se détache.

La vie m' entraîne; sa fin serait-elle la vraie, la grande aventure.

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