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Ce que nous allions chercher là-haut

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

A mon ami et camarade de course Albert Lathion,par Abbé A. Pont mort au Cervin le 3 septembre 1948Salins s Sion ) Lorsque je revins me recueillir sur la tombe de mes amis, cette nouvelle tragédie du Cervin m' apparut plus affreuse que jamais. Au fond de l' unique fosse les quatre cercueils alignés côte à côte restaient encore à demi-découverts; le soleil de septembre qui éclairait cette scène rendait plus irréel ce malheur causé par une journée de tempête. Autour de moi des inconnus échangeaient des paroles dont une troubla ma prière comme si elle avait été dite pour moi: « Pourquoi exposer ainsi sa vie, inutilement. » Je ne sais pour quelle raison ce « pourquoi » posé en une telle circonstance me fit réfléchir alors que tant d' autres fois je l' ai entendu sans chercher à lui donner une réponse. Je n' ai jamais tenté de résoudre le pourquoi de la passion des sommets; j' y suis allé dès mon jeune âge, et je dois dire que cette passion a imprégné ma vie et mes rêves; mes rêves surtout, car chacune de mes courses fut pour moi une source de joies anticipées et une réserve de vivants souvenirs. Aux jours d' isolement et d' écœurement surtout je me suis réfugié dans ce monde merveilleux de projets et de souvenirs, ce monde de rêve où défilent tour à tour, comme dans un album de photos qu' on feuillette, les pentes de neige, les courses de printemps sur les glaciers surchauffés et éblouissants de lumière, les parois que tiédit agréablement le soleil levant, les hautes calottes enneigées que l' aurore teinte de couleurs si douces, les couloirs de glace où l'on trace sa route au rythme de la musique des piolets. Dans ce déroulement d' images notre mémoire s' entend si bien à trier les souvenirs et à enfouir aux archives secrètes tout ce qui ferait ombre. Evanouies les rudes montées vers la cabane toujours lointaine, nulle trace des charges trop lourdes et des visages qui fondent sous le brûlant soleil, des arrivées tardives en cabane et des départs en pleine nuit; nul souvenir des surplombs scabreux où l'on fait des serments, jamais tenus, de ne plus recommencer; oubliées les nuits de bivouac à quelques mètres d' une cabane introuvable, ou celles passées sur quelque sommet de 4500 m ., nuits durant lesquelles le sommeil cède la place à une attente anxieuse de l' aurore libératrice ou de la tempête qui va vous tuer. De ce mélange de joies et de peines il ne subsiste qu' un paradis dans lequel on cherche asile dès que la vie se fait trop lourde.

Mais ne peut-on pas trouver le bonheur et la paix à toutes les altitudes? Pourquoi les chercher précisément là où le danger nous guette de si près et sous les formes les plus traitresses, là où tant de forces jeunes cherchant la plénitude de la vie n' ont trouvé que la mort? Aujourd'hui, devant la tombe de ces nouvelles victimes de l' Alpe, devant la tombe surtout de celui qui fut pendant des années mon inséparable compagnon de cordée, je crois que j' ai trouvé, sans la chercher, la réponse à ce « pourquoi ». Ce que d' autres ont trouvé en montagne, je l' ignore. Ce que moi-même j' y ai trouvé, ce qui m' a lié à elle plus fort que les beautés que Dieu y a placées: ce sont les indéfectibles liens d' amitié que la montagne a fait éclore et grandir. Il en est qui aiment la montagne sans y monter, et ceux-là nous jugent sévèrement. Ils se contentent d' une montagne vue de la plaine, ce qui revient à se contenter, à mon point de vue, d' un paradis que l'on contemplerait de loin sans pouvoir y entrer. S' il ne s' agissait que de voir des images mortes, nous pourrions, nous aussi, nous en tenir aux jumelles et aux cartes postales. Si nous allons là où la mort nous guette, ce n' est pas pour épater la galerie, car nous avons, nous aussi, une conscience. Il y a une chose qui nous intéresse plus que la montagne elle-même, c' est de vivre avec elle, vivre surtout la vie « en cordée ». Il fait si bon se sentir deux amis isolés du reste du monde, perdus dans l' im solitude des sommets. Je dirai même qu' il fait bon sentir la mort vous frôler à chaque pas parce que la présence permanente du danger vous empêche d' oublier que deux vies tenant à la même corde n' en font plus qu' une. C' est le règne de la confiance totale, le règne de l' entr et de bien d' autres richesses dont le monde est avare. Ne vaut-il pas la peine de risquer quelque chose pour connaître de tels moments?

Pendant des années ce bonheur me fut accordé. Il m' a fallu le dur pèlerinage sur la tombe d' un camarade de course pour saisir jusqu' à quel point la montagne reste une image inanimée pour qui essaye de la comprendre et de l' expliquer par elle seule, pour le seul attrait de ses formes, de ses couleurs et pour les possibilités d' aventures qu' elle fournit à l' alpiniste. Non, la passion de la montagne, du moins pour un grand nombre de ceux qui en sont tourmentés, plonge ses racines bien plus profondément que cela. Pour que la séduction soit si forte il faut bien qu' elle parle à notre cœur encore plus qu' à nos yeux: au fond, nous aimons la montagne parce qu' elle nous aide, on pourrait presque dire qu' elle nous oblige à mieux nous aimer entre montagnards. D' ailleurs, qui pourrait contester que les amitiés forgées en haute montagne sont empreintes d' un caractère sacré grâce auquel elles bénéficient d' un classement à part?

Il arrive que la montagne sépare tragiquement ceux qu' elle avait intimement unis. Ce jour-là son pouvoir de séduction s' évanouit comme par enchantement; elle peut bien s' efforcer de paraître toute belle, elle peut bien se voiler de blanc pour mieux se profiler dans le ciel d' automne ( image autrefois aimée... ), sa beauté nous donne le vertige et nos yeux se détournent d' elle. En faut-il davantage pour réaliser qu' elle n' était, en somme, qu' un trait d' union entre des cœurs, des cœurs qui ne feront plus, désormais, la route ensemble.Octobre 1948

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