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Chamois

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Eug. Rambert.

A deux cents mètres au-dessous de nous, deux chamois débouchaient d' un pli de terrain et abordaient un des névés de la grande creuse. Nous nous couchâmes à plat ventre, et ne sortant la tête que jusqu' à la hauteur des yeux, nous nous mîmes en devoir de les observer. Bientôt il y en eut trois, puis quatre, puis cinq. Ils examinèrent un instant la contrée, après quoi, s' estimant en sûreté, ils commencèrent leurs ébats du matin.

C' est là le beau moment dans la vie du chamois. Quand il a déjeûné et que rien ne l' inquiète, il joue. Autant que nous en pûmes juger, ses jeux ne sont guère soumis à des lois précises. Ils ne sont le plus souvent que folâ-trerie, dépense de force et d' agilité, courses sans but et pour la volupté de courir. Le plaisir de se sentir vivre en fait les frais. Les jeux des animaux ressemblent à ceux des enfants, sauf qu' ils ne sont pas cruels. Ils en ont la grâce, l' imprévu, les fantaisies inimaginables, la liberté, le joyeux abandon. Donnez à cinq bambins les jarrets, la tête et le souffle nécessaires, et ils joueront à peu près comme les cinq chamois que nous avions sous les yeux. Tantôt c' étaient de purs défis. Partant ensemble du bas du névé, ils le remontaient avec une vitesse prodigieuse, à sauts courts et pressés, les jambes de devant toujours recourbées comme les branches d' une ancre; puis ils se retournaient soudain, et se défiaient à la descente comme ils s' étaient défiés à la montée. Partout où l' inclinaison n' était pas trop forte, ils se lançaient vivement; mais dès que la pente devenait ardue, ils glissaient, les jarrets tendus, et appuyant de tout le poids de leur corps sur leurs pieds de derrière, dont la come rugueuse rayait la neige comme un crampon. La rapidité de leur course en était un peu diminuée, mais elle était encore bien extraordinaire, et quand ils arrivaient au bas, ils s' arrêtaient court au-dessus d' une paroi qui coupait le névé, et où je crus vingt fois qu' ils allaient tous se briser. Mais à voir la sûreté de leurs mouvements, il était clair qu' ils ne concevaient pas même la possibilité d' une chute; ils avaient la juste mesure de leurs forces, et ce devait être pour eux une vive jouissance que de se redresser immobiles, à l' extrême rebord, puis d' avancer le cou et de regarder curieusement la profondeur du précipice.Mais leurs courses n' étaient pas toujours aussi régulières. Souvent, soit à la montée, soit à la descente, l' un d' eux, par une fantaisie subite, faisait un quart de tour, prenait les névés de flanc et les traversait en pleine carrière; aussitôt tous les autres de s' élancer sur ses traces. Alors la pente n' étant plus un obstacle, ils dévoraient l' espace. Le premier se sentait-il serré de trop près, c' étaient des redoublements de vitesse, puis des écarts imprévus pour dérouter la poursuite, et ils arpentaient ainsi, avec mille caprices, les neiges, les rochers, les gazons, sauf à revenir bientôt au grand névé central, leur arène favorite; puis tout à coup, comme s' ils s' étaient donné le mot, mais sans aucun signal apparent, et sans que jamais il nous fût possible d' en découvrir le pourquoi, ils faisaient volte-face et se lançaient ensemble sur l' un quelconque des poursuivants, qui, pris à l' improviste, ne semblait jamais pris au dépourvu. Il se retournait avant d' être atteint, et en quelques bonds d' une promptitude désespérée mettait de l' espace derrière lui; après quoi, il menait la partie jusqu' à ce qu' il fût à son tour relevé de fonctions. Le plus souvent, il semblait averti; quelquefois on le laissait continuer à courir seul. De temps en temps, il y en avait un, toujours le même, qui s' arrêtait, et, le nez au vent, inspectait la contrée; mais il tardait peu à rejoindre la troupe folâtre.

J' ai vu maintes fois jouer des chamois, mais jamais avec plus d' abandon, de verve, d' entrain. Il faisait si beau; le ciel était si pur, l' air si dégagé et si vivifiant. La nature était dans une heure de joie, et ils en ressentaient l' in. Cependant, même dans leurs ébats les plus vifs et les plus affranchis d' inquiétude, on reconnaissait en eux l' animal prudent et qui sait qu' il doit être prêt à tout. Leur caractère ne se trahissait pas seulement par les sages mesures de précaution qu' ils n' oubliaient jamais tout à fait, par la réserve avec laquelle l' un au moins se livrait au plaisir de la course, s' interrompant sans cesse pour regarder, flairer et faire le guet; il se trahissait encore par la nature même de leurs jeux. Si ces jeux ressemblaient à quelque chose, c' était à une partie de chasse, combinée de telle façon que le moment où il importait le plus d' être sur ses gardes était celui de la plus folle ardeur delà poursuite. La surprise, voilà ce qui les divertissait et les animait; ils semblaient mettre leur gloire à échapper à ces conjurations tacites et soudaines plus encore qu' à gagner le prix de la vitesse. Gare à celui qui s' oubliait! C' était sur lui que les autres avaient l' œil. Quand il croyait devancer un rival, il se trouvait poursuivi, cerné, bloqué, et il avait perdu la partie s' il lui fallait une seconde, bien moins qu' une seconde, pour se reconnaître et aviser. Je ne sais si ce malheur arriva à l' un de nos chamois; mais, à un moment donné, il s' éloigna d' un air boudeur et disparut. Peut-être était-ce un vieillard, qui ne se livrait plus que par intervalles à ces ébats de jeunesse, et dont cette belle matinée avait un moment rafraîchi le sang, mais qui, déjà repris par la mélancolie de son âge, se retirait de ce tourbillon et s' en allait passer seul le reste de sa journée.

L' idée de faire le moindre mal à l' un de ces gentils animaux nous aurait tous révoltés, et cependant nous trépignions d' impatience et de désir en les voyant là, à quelques pas de nous, en sentant nos carabines chargées, et en calculant combien il faudrait peu pour qu' ils vinssent à notre portée. Le Parrain lui-même, pour qui la chasse était cependant une espèce de gagne-pain, eût donné la valeur du plus beau pour avoir le plaisir de lui envoyer une balle à l' omoplate. C' est que l' idée du meurtre n' est pas celle qui s' offre la première à l' esprit. Reléguée à l' arrière, il se peut qu' elle soit pour le novice une sorte d' ombre sur le plaisir, un obscur trouble-fête; mais la chasse, surtout la chasse au chamois, est avant tout une gageure, un défi, une guerre de surprises, comme celle qu' il imite dans ses jeux. Surprendre un animal qui a l' odorat si fin, la vue si perçante, l' ouïe si délicate, la course si rapide et qui est toujours sur ses gardes, n' est pas une chose indifférente, et l'on s' y passionne d' autant plus que les difficultés en sont plus grandes. Si le chasseur, j' entends le chasseur amateur, pouvait, au lieu de tirer sur un chamois, le prendre vivant et le porter triomphalement à la plaine, sauf à le remettre en liberté le lendemain, il le préférerait peut-être; mais le chamois ne se laisse pas prendre ainsi, et on le tue parce qu' il n' y a pas d' autre moyen de l' atteindre; on le tue, non pour le tuer, mais pour le toucher.

( Extrait de: Deux jours de chasse, « Les Alpes suisses », par Eug. Rambert, 1866. )

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