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Charme rompu. Impressions de courses au Salbitschyn

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Charme rompu.

Impressions de courses au Salbitschyn.

Par Th. Félix.

I.

Les articles du Dr H. Müller dans le Jahrbuch de 1920 ainsi que dans « Les Alpes » de 1927 et, bien plus encore, les illustrations qui les accompagnent, m' avaient laissé une profonde impression et, les ayant relus plusieurs fois, j' y avais trouvé je ne sais quel charme, celui sans doute de toutes les belles choses que l'on estime au-dessus de ses propres forces. Le nom seul de « Salbitschyn » évoquait en moi une apparition quasi fantastique, et je n' avais jamais osé proposer cette ascension de peur d' être déçu, tenant à conserver intacte cette vision de force et d' élégance, à garder à ce sommet l' auréole de supériorité dont l' entourait mon imagination.

Pourtant — et je revois la scène comme si c' était hier — un vendredi de l' été 1930, un camarade vint subitement me proposer de compléter un groupe qui se proposait d' en faire l' ascension le dimanche. J' acquiesçai sans beaucoup réfléchir et fus moi-même étonné de cette promptitude, qu' il me laissa seul, ayant des préparatifs à achever; je restai à demi interloqué par la rapidité de l' affaire et l' imprévu de la proposition.

Du coup je fus de nouveau là-haut en pensée; je revoyais les croquis et les photos et me remémorais les textes qui avaient été pour moi une révélation.

Le désir frénétique d' une rencontre avec le granit, la hantise de ces hautes parois, de ces dalles vertigineuses, de ces tours, de ces aiguilles si fines et sans pareilles dans le canton d' Uri, c' était plus qu' il n' en fallait pour me ravir le sommeil, et lorsque je mis de côté les deux volumes que je connaissais si bien, j' avais la tête en feu et la conscience un peu lourde.

Le vieux sentier, raide et étroit, nous amène en une bonne heure aux chalets de Regliberg où l'on passe la nuit sur le foin. Absent et insensible à ce qui se passait dans mon entourage, j' évoluais depuis hier en pensée autour de ces rochers que j' allais enfin voir, tout en appréhendant, dans la crainte d' une déception, de les voir apparaître.

A Regliberg on peut au besoin cuire son souper sur un foyer rustique que met à notre disposition un berger célibataire un peu sourd et assez aimable qui y habite toute l' année. Mais à la saison des myrtilles ne comptez pas vous y reposer. Ces baies, qui y foisonnent, attirent une grande quantité d' amateurs qui connaissent toutes les lois de la montagne... jusqu' à 1400 m. Les trois seuls alpinistes que nous étions dormirent donc cette nuit-là aussi mal que possible.

Le jour pointait comme nous arrivions à Salbitalp et devant nous se dressait maintenant le Salbitschyn, la citadelle de mes rêves. La lumière qui augmentait dévoilait peu à peu les crêtes, éclairait les parois, précisait la majestueuse silhouette, les tours, les gendarmes, les aiguilles. La dentelure des arêtes devenait plus nette, plus fine et le soleil levant éclaira bientôt le beau Salbitschyn tout entier. Le moment redouté était venu... il était passé: le Salbitschyn ne m' avait pas déçu.

L' enchantement augmentait avec la hauteur. L' escalade de l' arête est était ardue, mais non pénible, et jamais durant cette ascension je n' eus le sentiment de m' être fait une idée trop illusoire du Salbitschyn. Seul le flanc nord est formé de roches pourries, mais la traversée en est courte et le souvenir en disparaît vite, noyé dans l' enchantement de ces belles dalles, de ces parois lisses et immenses, de ces aiguilles prodigieuses.

Je pris le chemin du retour avec le soulagement de celui qui avait cru perdre un bien précieux et qui, au contraire, le trouve augmenté. Un désir m' accompagnait: apprendre à connaître plus en détail et sous d' autres aspects le grandiose Salbitschyn.

II.

Ce ne fut que l' été suivant que je réussis à mener à bien ma seconde course à cette montagne. J' eus voulu faire la montée par l' arête sud et le flanc ouest et la descente par l' arête est. Le temps n' avait malheureusement pas été clément jusqu' alors et c' est par une pluie diluvienne et sur la seule foi du baromètre en hausse que nous prîmes le départ. A Gœschenen il ne pleuvait plus, mais, le long du sentier de Regliberg, les grandes herbes nous arrosaient copieusement les extrémités inférieures. Là-haut nous étions les seuls touristes, mais le foin était occupé par des ouvriers italiens et nous dûmes nous réfugier au chalet des chèvres. J' appris bientôt qu' on construisait une cabane à Salbitalp. On ne savait pas pour qui, mais je me refusai à croire que le C.A.S. construisît en un tel endroit, à deux petites heures de Gœschenen. Je m' en finalement dans l' espoir qu' il s' agissait d' un chalet pour un particulier.

Un bon chemin était en effet ouvert pour le transport des matériaux et, à l' emplacement qu' on m' avait indiqué, des fondements surgissaient de terre.

Pour moi c' était le commencement d' une profanation et la fin d' un charme.

Le brouillard traînait encore, masquant en bonne partie la montagne, et je sentais disparaître mon bel enthousiasme, à cause du temps et à cause de cette construction. Sans gaîté j' entrepris l' ascension; celle-ci se révéla pénible, la roche étant encore humide et, ce qui n' aurait été qu' un jeu avec les espadrilles, se trouvait être, en souliers, une course dangereuse et incertaine. Certes, l' apparition momentanée des tours de l' arête ouest fut un spectacle grandiose et un peu surnaturel et la folle varappe sous le sommet, où j' avais réussi à me fourvoyer, me procura des divertissements bien dignes du Salbitschyn, mais ne me rendit pas mon enthousiasme. La vue depuis le sommet fut presque nulle, car nous étions dans la dernière zone de brouillard.

Nous avions mis sept heures; j' étais mécontent de cet horaire dû aux conditions de la roche.

Nous étions seuls, tout comme la première fois. Mais là-bas, à mille mètres au-dessous de nous — et bien que ce fût dimanche — le bruit des burins luttant avec le granit nous annonçait clairement la fin de la solitude chère à tout alpiniste. Le brouillard qui semblait vouloir se fixer autour du sommet nous obligea à partir. Ce n' était plus un gai « au revoir » que je lançai à cet endroit rêvé, mais bien un adieu sans espoir de retour, un dernier salut. J' avais parcouru les voies intéressantes, heureux maintenant d' avoir pu le faire sans les risques dus à la foule; j' en garderais ainsi un bon souvenir. Adieu! fier Salbitschyn; je te contemplerai toujours avec émotion, mais je ne viendrai pas contribuer à l' encombrement de tes chemins, qui ne saurait plus tarder...

III.

Et pourtant!...

A une désillusion passagère peut succéder la réconciliation, une réadaptation aux conditions nouvelles.

Celui qui, longeant ce bras de la Reuss, se rend à la cabane du Voralp, ou qui est redescendu du Sustenhorn en une grisante glissade à skis, ou même celui qui passe sur le chemin de Gœscheneralp et se repose au-dessus de Wicky au bord de la Reuss bouillonnante, ne manque jamais de porter son regard sur une chaîne formidablement crénelée qui monte dans la direction du Salbitschyn. Ce sont les tours du Salbitschyn, l' arête ouest. Loin des voies ordinaires, elles sont restées un sanctuaire de la solitude et bien défendues des foules par leur aspect imposant et rébarbatif.

Aucune cabane, sauf peut-être celle trop éloignée de Voralp, n' en facilite l' ascension et, bien qu' elles soient peu élevées au-dessus de la zone des pâturages, il ne se trouve même pas de chalet à proximité. Le bivouac de rigueur a lieu soit à l' alpe de Mittwald sous un gros rocher surplombant, soit à mi-hauteur du couloir du Hornfelli qui conduit au pied des tours.

C' est par une nuit magnifique de la fin juin qu' il me fut donné de bivouaquer là-haut, en compagnie d' un ami auquel j' avais promis Dieu sait quelle belle varappe, sans savoir toutefois ce qui nous attendait. Mais j' avais confiance en nous et celle-ci ne fut point trompée.

Au haut du couloir ( Hornfellirinne ) nous fûmes rejoints ( par bonheur: je ne tardai pas à m' en apercevoir ) par une caravane de connaissances, varappeurs émérites et spécialistes de ces lieux, que nous n' eûmes qu' à suivre. Souliers et sacs sont laissés en cet endroit et c' est munis de 30 m. de corde et de mousquetons, mais non encore encordés, que nous nous élançâmes à la suite de nos amis. Pendant un peu plus d' une heure ce fut une varappe assez difficile avec plusieurs mauvais pas et de nombreux rétablissements. Puis on s' encorda. C' était donc que les difficultés allaient commencer. Et ce que nous venions de faire n' était pas déjà du 80 % ou plus? En effet, la course prit un train plus normal et nos nerfs ne tardèrent pas à être mis à l' épreuve. Jusqu' alors nous étions montés pour ainsi dire droit en haut par des couloirs, des dalles coupées de vires gazonnées, des fentes plus ou moins obliques, sur le versant sud-ouest de la tour II. Dès maintenant, nous allons arriver en pleine paroi ouest par une vire oblique, étroite et raide. Puis, toujours suivant exactement nos guides, nous traversons horizontalement sous un surplomb le haut d' un couloir. C' est là que les mousquetons entrent en jeu. Des pitons à boucle, fixés par les premiers ascensionnistes, permettent d' assurer la corde qui, dans toute sa longueur, glisse dans les mousquetons qu' enlève le dernier de la caravane. Ce passage, très difficile — bien que doté de prises et d' appuis suffisants — ne se conçoit guère sans cette sécurité.

Puis de nouveau une vire vers le nord, une fente droit en haut, une étroite vire au sud, puis plus rien... Là, une interruption de la vire nécessite un mauvais pas qu' on a de la peine à se résigner à faire. N' oubliez pas que nous sommes toujours en pleine paroi avec au moins 200 m. d' à pic. Puis encore droit en haut et à ce moment nos amis nous quittent pour se rendre à la troisième tour, après nous avoir munis des indications nécessaires. Nous sommes bientôt au sommet occidental, celui qui fut atteint en 1926 par le Dr Müller et qui resta jusqu' en 1930 le sommet de la tour II. C' est une plateforme assez spacieuse de 1 1/2 m. sur 5 m. bornée au sud par un gendarme et toute une balustrade de dalles par-dessus lesquelles le regard plonge sur l' arête sud et les couloirs. Au nord-est une paroi surplombante et lisse, à l' ouest le vide. Dans cette paroi se trouve une fente juste assez large pour laisser passer un homme maigre. On s' y faufile à grand' peine et, s' aidant de tous les muscles sauf ceux des membres, on arrive au fond où trois gros blocs coincés et se surplombant permettent, toujours à l' étroit, de se hisser hors de la fente, soit de nouveau en pleine paroi. Une vire et, pour finir, quelques blocs, puis nous sommes au sommet ( environ 2880 m. ).

Je ne saurais décrire le sentiment de soulagement que nous éprouvâmes une fois là-haut. Le sommet est spacieux, plat et surmonté d' un gros cube d' environ 2 m. dont on fait aisément le tour. La vue d' ici, à part une échappée sur la vallée de Voralp et 1e Sustenhorn, est limitée aux immenses dalles de l' arête ouest qui s' élance en aiguilles audacieuses jusqu' au sommet et un coup d' œil d' ensemble sur l' arête sud, inviolée et probablement inviolable.

Sur la IIIe tour, où nos amis arrivaient, nous pûmes nous régaler du spectacle de leurs acrobatiques évolutions. Ils en faisaient la quatrième ascension. Cette tour a aussi deux sommets d' égale hauteur séparés par une arête aiguë et une grande encoche. Ils gagnèrent aussi le second sommet, puis, après être descendus en rappels jusqu' au couloir et remontés à la quatrième tour, ils abandonnèrent ( une fois de plus ) la tentative de traverser l' arête ouest à la montée.

Nous n' osions nous l' avouer mutuellement, mais la perspective de la descente nous donnait du souci. Aussi, après une heure de repos, il fallut se résoudre à quitter notre clocher. La descente fut plus difficile et plus longue que la montée. Je préciserai que c' était aussi notre première varappe de l' année, nous manquions d' entraînement. Au-dessus du « mauvais pas » la corde, que je ne voyais pas, s' insinua sous une dalle qui n' attendait que ce signal pour déloger; frôlant mon camarade qui était en dessous, elle alla d' un seul bond s' écraser au fond du couloir. Mon ami en fut quitte pour la peur, heureux que la paroi fût à cet endroit assez surplombante pour le protéger. Je le suivais sans faire de rappels, qui prennent toujours beaucoup de temps, mais jusqu' à ce que nous eussions rejoint nos sacs je ne me sentis vraiment pas en sécurité. Je crus même que cette paroi perpendiculaire et ce sommet qui constamment vous surplombe et vous nargue étaient la cause de certains troubles que je ressentais dans l' estomac. En réalité nous n' avions pas pensé à manger depuis douze heures. La montée avait pris 23/4 heures, la descente 41/2 heures.

La Hornfellirinne encore enneigée permit une belle glissade quasi ininterrompue qui se termina au milieu des gentianes et des anémones soufrées. Au bord de la Reuss nous bûmes encore plusieurs litres de thé, et une pluie fine et paisible vint à point calmer nos nerfs et nous délivrer de l' obsession fantastique de toutes ces aiguilles, de toutes ces dalles vertigineuses, de tout ce granit en révolte contre les lois de l' équilibre.

J' avais retrouvé au Salbitschyn un charme ignoré des foules, un endroit vraiment beau qui leur restera longtemps inaccessible. La cabane ( ce jour-là elle fut archicomble et la plupart des touristes durent dormir à la belle étoile ) a détourné et grossi l' affluence sur le flanc oriental, et tandis que nous étions deux caravanes à l' arête ouest, plus de quatre-vingts personnes se ruaient à l' assaut du malheureux sommet.

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