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Conversation à la cabane

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Marc Juland.

Jamais saison n' avait été plus meurtrière et, tandis que le vent et la pluie, faisaient rage au dehors, les deux amis devisaient devant le fourneau de la cabane. Dès longtemps le guide les avait quittés, désireux de dormir. C' est que l' après avait été rude, par ce jour triste de juillet, alors que la nature qui aurait dû être tout sourire et toutes couleurs avait pris une mine maussade; les averses avaient succédé aux averses; c' était encore heureux qu' il n' y eût pas eu d' orage et que la montée à la cabane ait été relativement facile. Mais, trempés jusqu' aux os, incapables de se réchauffer et de se sécher malgré le feu grondant dans le fourneau et les nombreuses tasses de thé bouillant avalées, les deux amis hésitaient à aller s' étendre sur les paillasses du dortoir, d' autant que rien ne laissait prévoir une accalmie, bien au contraire. Demain serait un jour de cabane, pas d' ascension, pas même de promenade! Et la conversation tomba naturellement sur les accidents si nombreux cette année. Sujet inépuisable. Accidents provenant de l' impru des touristes ou de leur inexpérience, ou de leur trop grande assurance en eux-mêmes, ou encore de causes imprévisibles, de la chute d' un rocher, de la rupture d' une prise, ou d' autres causes encore.

— Sans doute, les accidents sont plus fréquents aujourd'hui qu' autrefois, disait l' un, mais n' oublie pas que les touristes sont bien plus nombreux de nos jours.

— Je ne l' oublie certes pas et je le déplore.

— Mais n' est pas l' un des buts du C.A.S. de faire connaître la montagne à tous, d' y attirer jeunes et vieux, sans distinction de position sociale, et n' est pas un reproche que l'on peut adresser aux clubs montagnards en général?

— Que non pas, mon cher; le C.A.S. tend évidemment à faire connaître la montagne et ses beautés, à explorer les Alpes, à permettre, par les améliorations apportées aux sentiers, par l' édification des cabanes, d' atteindre les plus hautes sommités; mais il ne cesse aussi de donner des avis, des conseils, de mettre en garde contre les dangers que l'on court non seulement en haute montagne, mais encore aux moyennes altitudes. Point n' est besoin, pour se casser la tête, de monter à 4000 ni même à 3000 mètres. Les cours d' alpinisme, les conseils prodigués dans les manuels d' alpinisme, les articles dans les journaux ne font pas défaut et cependant... il y a des accidents.

Le pis est que ce ne sont pas seulement aux gens inexpérimentés ou mal équipés qu' ils arrivent. C' est aussi à ceux que l'on considère comme des « as ». Mais pour ceux-là, mettons-les à part et supposons, puisqu' ils connaissent la technique alpine et qu' ils connaissent aussi les dangers auxquels ils s' exposent — supposons qu' ils ont été victimes d' une chute de rocher, d' une prise qui « lâche », ou d' un subit malaise. Ce n' est pas à eux que les clubs montagnards doivent adresser leurs avis, ce sont à ceux qui, débutants ou presque, se disent: « là où un tel a passé, je passerai aussi », sans songer que ceux qui « passent » ont derrière eux des années d' entraînement, des connaissances techniques approfondies, une santé de fer, un sang froid et une justesse de coup d' œil que rien ne met en défaut, un pied sûr, une tête solide, et tant d' autres qualités nécessaires à l' alpiniste.

C' est à ces inexpérimentés que s' adressent les cours, les manuels, les exercices d' ascension, à ceux aussi qui, ne connaissant la montagne que par leurs courses à skis, ne peuvent deviner que cette montagne qui les attire, qui leur paraît bénigne en ces pentes neigeuses est tout autre lorsqu' on veut la visiter en été et qu' on abandonne les champs de neige pour la varappe ou les glaciers. C' est aussi aux téméraires qui entreprennent une ascension difficile sans avoir, au préalable, passé pendant des années l' examen de l' ex, degré par degré, car, comme toujours et partout, l' expérience s' acquiert à la longue, ce n' est pas une qualité innée, loin de là. Et peut-être, comme le préconisait une de nos autorités de l' alpinisme l' autre jour, devra-t-on ne plus se contenter de cours fermés, devant un auditoire restreint, ou d' articles qui ne sont pas lus par tous, mais avoir recours au journal parlé dont l' instru est la T. S. F., qui atteint un si grand nombre d' auditeurs. Par la T. S. F. on pourra être mis en garde, par les cours on apprendra la théorie, par les exercices d' ascensions, sous la conduite d' alpinistes expérimentés, on acquerra la technique utile, puis par de petites ascensions bien étudiées et justement graduées on acquerra les qualités nécessaires aux ascensions de haute montagne — et les difficultés de la haute montagne ne se rencontrent pas toujours à 4000, mais bien quelquefois à 3000 mètres et au-dessous.

— Et, dit l' autre, tu devrais aussi parler de toutes les questions connexes: vêtement, nourriture, assouplissement, etc., sans oublier les enseignements capables de faire connaître les plantes alpines, la faune, la nature du sol et du rocher, toutes choses qui font d' une ascension autre chose qu' un simple plaisir de grimper.

— Non pas, je n' oublie point ces détails, mais je laisse aux cours le soin de donner et de développer ces connaissances.

— Et encore...

Mais la conversation en resta là, la bougie baissait, la pluie cessait de cliqueter sur la toiture et l' espoir d' un meilleur lendemain commençait à naître. Alors, sagement, les deux amis finirent leur tasse de thé et allèrent se glisser sous les couvertures.

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